Critique: Le Hussard sur le toit

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1830. Angelo Pardi, officier et révolutionnaire piémontais, pénètre en Provence avec l’intention de retrouver un de ses frères d’arme. Il débarque en pleine épidémie de choléra. La mort est partout et dans son sillage, les gens perdent toute clémence et deviennent des prédateurs les uns pour les autres, alors qu’Angelo lutte pour conserver son humanité.

Titre : Le Hussard sur le toit

Auteur : Jean Giono

Editeur : Folio (eBook)

Quel est l’intérêt de critiquer un classique ? Que dire aujourd’hui au sujet du « Hussard sur le toit » qui n’a pas été rabâché des milliers de fois ? Et si on dénichait une étonnante résonance inattendue dans un roman que l’on croit connaître par cœur ? C’est mon ambition avec cette relecture.

Et relire Jean Giono est aujourd’hui plus nécessaire que jamais. Autrefois très prisé, l’auteur est un peu tombé dans l’oubli. On ne le lit plus, on n’en parle plus, les écoliers ne sont plus confrontés à ses textes. C’est bien dommage, car Giono a une des plus belles plumes de la littérature française, qu’il met au service d’une exploration mélancolique de la condition humaine qui n’a que peu d’équivalents chez d’autres écrivains.

Le premier plaisir, lorsque l’on lit « Le Hussard », c’est la symphonie de la langue. L’auteur sait mieux que quiconque s’émerveiller des petites choses, et en particulier des beautés infimes de la nature :

C’était l’heure où le vent se calme. Il y avait dehors cette lumière couleur d’abricot des derniers jours chaud de l’automne. Les montagnes avaient disparu dans le soleil ; à leur place étaient des flots de soie mauve étincelante et transparente, sans poids et presque sans forme, effacés jusqu’à l’onduleuse ligne de leurs crêtes à peine marquée dans le ciel.

Cette langue est si belle qu’il n’est pas étonnant que « Le Hussard » soit, depuis des années, mon livre de démarrage

En-dehors de ce plaisir, le roman est un récit d’aventure picaresque, où l’on suit Angelo de rencontre en rencontre, confronté aux diverses manières dont les habitants vivent avec le choléra. Certains se résignent à mourir ; certains y voient une punition divine ; d’autres cherchent des coupables et organisent des exécutions sommaires ; on en voit qui quittent les villages pour recréer des communautés indépendantes en pleine nature ; il y en a même qui organisent des milices et font régner l’ordre et la terreur au sein de la population.

Le précurseur de la littérature de zombies

Avec notre sensibilité moderne, dès lors, difficile de ne pas voir « Le Hussard sur le toit » pour ce qu’il est, c’est-à-dire le précurseur de la littérature de zombies.

Les similitudes sont nombreuses. Dans « Le Hussard » comme dans à peu près tous les récits traitant des morts-vivants, une contagion sème la mort et la destruction sur toute une région. Confrontés à leur propre mortalité, les gens perdent leurs repères et c’est tout le tissu social qui se déchire presque instantanément, alors que s’expriment les instincts les plus vils : pouvoir, domination, lâcheté, superstition, capitulation. Au milieu de tout ça, une poignée d’hommes et de femmes tentent, sans toujours y parvenir, de rester fidèles à leurs valeurs et de se comporter avec humanité.

On n’aurait guère qu’à changer une vingtaine de phrases dans le roman pour se retrouver face à une saison de « The Walking Dead. »

Faut-il s’en étonner ? Si le genre de l’invasion de zombies ne nait réellement qu’en 1968 avec le film « La Nuit des morts-vivants » de George Romero, il prend racine dans des récits plus anciens, en particulier le roman « Je suis une légende » de Richard Matheson, dans lequel le dernier homme sur terre tente de survivre au milieu d’une civilisation dévastée par des hordes de morts-vivants.

Ils avaient été témoin de la dégradation morale qui guette une population qui a peur de mourir

Le roman de Matheson est paru en 1954, celui de Giono en 1951. Tous les deux expriment à leur manière une préoccupation de leur époque : juste après la seconde guerre mondiale, ces deux auteurs avaient été confrontés à la mort de la manière la plus brutale et la plus pernicieuse ; ils avaient été témoin de la dégradation morale qui guette une population qui a peur de mourir, et des dégâts que peut produire cette terreur sur les liens qui unissent les êtres ; enfin, ils avaient pu constater que malgré tout, dans ces conditions épouvantables, certains parviennent à conserver leur humanité.

Richard Matheson a servi dans l’armée américaine et s’est battu sur le front européen. Jean Giono a écrit son roman comme une métaphore, lui qui, au sortir de la guerre, aura été accusé d’une trop grande sympathie pour le régime de Vichy alors qu’il aura en parallèle hébergé des juifs, des réfractaires, des communistes.

Avec de telles racines, personne ne s’étonnera qu’ensuite, c’est en pleine guerre du Vietnam que s’épanouira réellement le genre de l’invasion de zombies, et qu’aujourd’hui, dans une époque apocalyptique qui ne cesse de rêver à la chute de la civilisation, les morts-vivants soient partout dans l’imagerie populaire.

Dans « Le Hussard », la mort est une force palpable

Ils sont là, aussi, chez Giono. Dans « Le Hussard », la mort est une force palpable, que l’on devine poindre derrière les visages des malades. C’est aussi un enjeu moral, puisque le choléra imaginaire rêvé par l’auteur, comme les contagions dans les histoires de zombies, agit comme un révélateur moral, s’attaquant en priorité aux lâches et à celles et ceux qui ont baissé les bras.

Derrière cette fragilité des humains, on sent également poindre une fragilité de la civilisation, qui s’effondre comme un château d’allumettes dès que survient la catastrophe. C’est un des constats du livre : non seulement nos institutions ne nous protègent pas contre l’horreur, mais l’omniprésence de la mort ne fait que souligner à quel point le quotidien des vivants est vide de sens, obsédé par les habitudes, par les certitudes et par l’amour des objets – autant d’idées qui sont familières aux amateurs de littérature de morts-vivants.

Tout ce qui va faire résonner ce genre à nos consciences modernes est déjà exprimé chez Giono, avec une grande clarté :

La mélancolie fait d’une certaine société une assemblée de morts-vivants, un cimetière de surface si on peut dire ; elle enlève l’appétit, le goût, noue les aiguillettes, éteint les lampes et même le soleil et donne au surplus ce qu’on pourrait appeler un délire de l’inutilité qui s’accorde parfaitement d’ailleurs avec toutes les carences sus-indiquées et qui, s’il n’est pas directement contagieux, dans le sens que nous donnons inconsciemment à ce mot, pousse toutefois les mélancoliques à des démesures de néant qui peuvent fort bien empuantir, désœuvrer et, par conséquent, faire périr tout un pays.

Soyons honnêtes : « Le Hussard sur le toit » n’est pas un roman de zombies. Pour commencer, on n’y croise pas à proprement parler de morts-vivants. De plus, même si elle est douce-amère, la conclusion du livre est teintée d’espoir, et même si le protagoniste traverse des phases de découragement, il ne baisse jamais les bras : malgré la noirceur de ses thèmes, le livre ne partage pas la fascination pour le néant qui est symptomatique de la littérature de zombies.

Malgré tout, par la construction de son intrigue, le cheminement de ses personnages et les interrogations qu’il soulève, ce roman peut être considéré sans faux semblant comme un précurseur du genre, et tout amateur d’histoires de morts-vivants serait bien inspiré d’y jeter un œil.

13 réflexions sur “Critique: Le Hussard sur le toit

  1. Un petit commentaire qui n’a rien à redire sur Giono (encore heureux !) mais pour pointer que les zombies arrivent au cinéma dès 1932, et sont nombreux dès les années 40 (pas bien étonnant, pour le GI -donc pour le cinéma américain-, l’horreur de la 2e guerre mondiale n’a rien à envier à celle de la guerre du Vietnam…)
    Mais bien sûr, le cinéma des années 60 et 70 passe un seuil d’horreur frénétique que les films inquiétants et esthétiques de Tourneur ne visaient, et que les série Z des années 50 ne pouvaient pas atteindre…

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  6. Lorsque l’on me demande quel livre j’emmène avec moi sur une île déserte, c’est du Giono. Lorsque je dois choisir UN seul auteur parmi tant que j’apprécie, c’est Giono. Lorsque je m’épuise à écrire des pages qui me semblent vides de toute couleur, je relis Giono. Je l’ai découvert à 17 ans, pour mon bac, avec « Un Roi sans divertissement », et 20 ans plus tard, il ne m’a toujours pas lâchée. J’ai pris grand plaisir à lire ta critique !

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