Le public-cible

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Pour qui est-ce que j’écris ?

La question est fondamentale, dans la mesure où, comme j’ai eu l’occasion de l’affirmer ici, il ne saurait y avoir d’auteur sans lecteur. Une œuvre littéraire, quelle que soit sa nature, est faite pour être lue, et l’existence d’un public réel ou supposé fait partie de sa définition dès le point de départ. Certains, dès lors, franchissent le pas suivant, et font l’effort de se l’imaginer, ce lecteur, d’en esquisser le profil, voire même de l’intégrer dans ses pensées en cours d’écriture, afin de répondre à cette question redoutable : « À qui est-ce que mon roman s’adresse ? »

À cette question, une bonne partie des auteurs répondront « À tout le monde » ou « Je ne m’en soucie pas. » Lorsqu’on fait le choix d’écrire, c’est qu’il y a des choses en nous qui réclament d’être couchées sur le papier, et l’idée qu’elles puissent avoir un destinataire peut nous sembler étrange, voire déplacée. Pourquoi diable vouloir décider à la place du lecteur si le texte va lui convenir ? Pourquoi limiter ainsi son public avant même que le roman l’atteigne ?

Parce que c’est nécessaire, voilà pourquoi.

J’en discutais récemment lors d’un échange de courriels avec Stéphane Arnier : lorsque, il y a quelques années, je me suis mis en tête de rédiger un roman de fantasy intitulé « Mangesonge » qui est devenu depuis « La Ville des Mystères » et « La Mer des Secrets », je l’ai fait pour moi, uniquement dans le but de me divertir et d’écrire quelque chose dont je serais fier. Je souhaitais créer un roman foisonnant, baroque, avec des éléments qu’on rencontre rarement dans la fantasy, le tout centré sur une héroïne adolescente, dont on aurait assisté au passage à l’âge adulte. Dans mon esprit, les thèmes abordés dans le manuscrit étaient universels et le résultat était susceptible d’intéresser un large public.

La plupart des lecteurs souhaitent lire des livres qui mettent en scènes des personnages qui leur ressemblent

C’était naïf de ma part. Lorsqu’un éditeur a accepté de publier mon manuscrit, et dans les mois qui ont suivi la sortie du premier tome, j’ai progressivement réalisé que la plupart des lecteurs souhaitent lire des livres qui mettent en scène des personnages qui leur ressemblent, et, peut-être davantage encore, qu’ils ne souhaitent pas lire des romans dont les personnages ne leurs ressemblent pas.

Ainsi, les jeunes lisent des livres dont les héros sont jeunes, les quadragénaires des livres dont les protagonistes sont des quadragénaires et les femmes lisent des livres qui racontent des histoires de femmes. On peut trouver ça désolant d’un point de vue philosophique, mais c’est un fait. En salon, je constate qu’une moitié de mes lecteurs correspondent à ce profil: comme la protagoniste de mon roman, ce sont des jeunes femmes entre 13 et 20 ans.

Qu’on le veuille ou non, il existe donc un mécanisme d’identification entre les personnages principaux du roman et le lectorat, qui génère des attentes sur la nature du roman en elle-même, une sorte de public-cible immanent. Même si vous n’avez jamais songé à avoir en tête un type de lecteurs spécifique, la cible va se localiser d’elle-même, en fonction de certains éléments que vous incluez dans votre roman. Il est possible de lutter contre cette tendance, de se situer délibérément en porte-à-faux avec elle, mais cela va réclamer un effort de la part de l’auteur, de l’éditeur et du lecteur pour tordre le cou aux idées reçues.

La cible existe de toute manière, qu’on le veuille ou non

La nature du protagoniste n’est d’ailleurs pas le seul élément qui dessine dans les têtes un public-cible. Certains genres, qu’on le veuille ou non, ont davantage de résonance auprès de la jeunesse que les autres : le roman d’aventure, le fantastique, les enquêtes, certaines formes de romance peuvent être classés dans cette catégorie, partant du parti-pris qu’un adulte qui a suffisamment de bagage émotionnel ne sera pas rassasié par ce type de lecture, riches en sensations fortes et en mélodrame.

Tenter de convaincre un quadragénaire de lire un roman parlant d’une adolescente qui fait un voyage dans un pays magique, c’est comme tenter de convaincre une fillette de s’intéresser à un bouquin consacré à un ingénieur dépressif qui se remet difficilement de son divorce : quelle que soit la qualité du texte, ils risquent de ne pas se sentir concernés. Le livre va leur filer des mains, parce que les enjeux ne les toucheront pas.

On le réalise : la cible existe de toute manière, qu’on le veuille ou non. Elle peut même être multiple, incluant plusieurs grilles d’interprétation parfois contradictoires. Ainsi, on peut partir de l’auteur, à supposer qu’il ait livré une réflexion sur la question : quel genre de livre souhaite-t-il écrire, et à quel public destine-t-il celui-ci ?

À cela s’ajoute un certain nombre d’intermédiaires : éditeurs, libraires, correcteurs. A quel genre de livre pensent-ils avoir affaire et vers quel genre de lecteur vont-ils le diriger ? Leur intervention va générer une cible, qui peut être très différentes de celle que l’écrivain avait en tête. Lorsqu’il arrive dans cette phase, le texte devient un produit qu’il faut vendre, et se doit également de correspondre aux critères du marketing. Il faut que les éditeurs sachent dans quelle collection le sortir et que les libraires sachent dans quel rayon le ranger. C’est ainsi que, dans le cas de mon roman, ce que je concevais comme un roman de fantasy foisonnant tous-publics s’est transformé en un roman steampunk pour adolescentes, sans que le texte soit particulièrement modifié.

Choisir de s’adresser à tout le monde, c’est choisir de ne s’adresser à personne

Il ne s’agit pas, c’est important de le souligner, d’une mauvaise chose. Décider de s’adresser à un public en particulier, c’est souvent donner à un roman la chance d’exister. Et ça, c’est la raison d’être des maisons d’édition. Oui, vous avez peut-être l’impression d’avoir conçu un roman poignant consacré à la condition humaine, que chaque lecteur serait bien inspiré de lire, mais si votre éditeur décrète qu’en réalité, il s’agit d’un roman feelgood destiné aux femmes trentenaires, c’est sans doute un peu cruel à vivre, mais il n’a probablement pas tort. Choisir de s’adresser à tout le monde, c’est choisir de ne s’adresser à personne : c’est un luxe qu’un auteur peut s’offrir, mais certainement pas une maison d’édition, qui prend un risque sur chaque sortie.

Il faut encore mentionner un troisième filtre, un dernier étage qui va avoir son idée sur la question du public-cible : il s’agit de celui des destinataires. Les lecteurs, mais aussi les critiques et les journalistes. Pensent-ils être la cible du livre ? Se sentent-ils interpellés ? Laissés de côté ? À qui s’imaginent-ils qu’il est destiné ?

Pourquoi L’Attrape-cœur et Harry Potter sont devenus des romans lus par un public large et diversifié, alors qu’ils auraient pu être considérés comme des romans jeunesse ? Parce qu’ils ont su toucher des lecteurs aux profils différents. Ce sont les lecteurs, au final, qui décident dans quelle catégorie on finit par classer un roman (raison pour laquelle tant de bouquins finissent à la poubelle).

C’est important de comprendre que c’est en partie au public lui-même de choisir s’il se sent appartenir ou non à la cible d’un roman, parce que des malentendus sont inévitables. Prenons la science-fiction par exemple. En tant que genre, elle inclut des romans dans lesquels des concepts de science-fiction sont au cœur même de l’intrigue, mais aussi des romans d’action, d’aventure ou de romance dans lesquels la science-fiction ne constitue qu’un décor, aussi présent soit-il. Il existe un public qui correspond à chacune de ces situations, mais ces deux catégories de lecteurs se mélangent peu, et si vous vous contentez de vendre votre bouquin comme une œuvre de SF, vous risquez de leurrer une partie de votre lectorat – même sans le faire exprès – et donc de manquer en partie votre cible.

Qu’est-ce qu’un public adulte et que veut-il?

Autre exemple : les livres conseillés à un public adulte. Voilà sans doute la deuxième catégorie la moins utile qu’on puisse imaginer (la catégorie numéro un étant occupée par les livres destinés aux gens qui aiment la lecture). Car au fond, qu’est-ce qu’un public adulte et que veut-il ? Bien souvent, sous ce label sont vendues des histoires qui contiennent des passages explicites de sexualité ou de violence, interdits aux moins de 18 ans. Pourtant, à trop forcer le trait, ces romans-là risquent de ne séduire que des adolescents en quête de titillation, et donc de ne jamais atteindre un public adulte.

Dans d’autres cas, un roman pour adultes sera un roman dont les personnages sont des adultes et qui touche à des thèmes liés à l’âge adulte (la famille, l’échec, le vieillissement, le regret, le deuil). Là, oui, en les destinant à un public adulte, vous allez atteindre en partie votre cible… mais rater tous les lecteurs qui lisent principalement pour s’évader, ou qui préfèrent les essais aux romans.

On le comprend bien : le public-cible ne peut donc pas facilement se résumer à une catégorie démographique. C’est bien trop vague. Un public-cible, c’est la famille de lecteurs spécifique que vous souhaitez atteindre. Pour y parvenir, mieux vaut être précis et clair, en décrivant votre œuvre, qu’il s’agisse d’un projet ou d’un roman terminé, sous la forme d’un pitch, incluant, en fonction des besoins, des indications de genre ou de catégories de population ou des analogies avec d’autres œuvres connues.

Ainsi, plutôt que de simplement destiner votre livre aux adolescents, dites qu’il s’agit « d’un croisement entre Peter Pan et Hunger Games. » Plutôt que de décrire votre œuvre comme « une exploration de l’identité des individus dans un milieu urbain du 21e siècle », dites qu’il s’agit d’un « thriller LGBT+ » Et puis votre bouquin sur un couple qui se déchire sur les lunes de Jupiter, renoncez à le présenter comme « une œuvre de science-fiction sur les relations entre les êtres » alors qu’il s’agit plutôt d’une « romance dans les étoiles. »

Trouver la cible juste, c’est une question de marketing, oui, mais ne voyons pas cela comme un gros mot : dans le cas d’espèce, le marketing sert les intérêts de l’auteur, de l’éditeur et du lecteur. Idéalement, il doit leur permettre d’accorder leurs violons et de parvenir à parler tous de la même chose lorsqu’ils évoquent un livre. Tout cela commence avec l’écrivain, qui doit avoir le recul et la lucidité nécessaire pour comprendre le type de livre qu’il a écrit et le genre d’individus que celui-ci est susceptible d’intéresser.

⏩ La semaine prochaine: Les huit types de lecteurs

17 réflexions sur “Le public-cible

  1. Puisque nous en avons déjà longuement discuté ensemble, tu sais que cette histoire me turlupine depuis un moment. Je n’ai pas fini d’y réfléchir.
    Parce que c’est bien joli de dire que c’est « nécessaire » d’identifier son public cible, mais il faut savoir « pourquoi », càd « qu’est-ce que ça change pour moi auteur dans mon processus d’écriture ». Nous sommes bien d’accord pour dire que c’est utile pour *vendre* son livre, car ça a un impact sur la façon dont on en fait la promotion. Mais comment est-ce que ça impacte l’écriture ?
    Je pense qu’il ne faut pas mélanger l’objectif de l’auteur et celui de l’éditeur (ce que les autoédités ont de plus en plus tendance à faire, cumul de casquettes oblige) : l’objectif de l’éditeur est de vendre. L’auteur, lui, n’écrit pas pour *plaire*. Il écrit (ou plutôt « ne devrait écrire ») que pour une seule chose : être compris. Un auteur, c’est quelqu’un qui a quelque chose à dire, et qui l’exprime via un média particulier, à savoir un récit de fiction. Le but est strictement le même que pour toute forme de communication : véhiculer quelque chose, et faire en sorte que le destinataire le reçoive. Je pense que c’est au travers de ce prisme qu’il faut envisager le public-cible : qu’ai-je à dire, et à qui est-ce que cela s’adresse ? En conséquence de quoi, quelles caractéristiques mon récit devra-t-il avoir pour transmettre ce que je souhaite transmettre au mieux ?
    Cela impliquerait que le public-cible de l’auteur et celui de l’éditeur ne coïncident pas forcément (objectif différent = cible différente). Sur le papier ça sonne un peu absurde, mais ton exemple personnel (et bien d’autres) illustrent plutôt bien ce cas de figure. Du coup je trouve que cette théorie sonne juste.
    Identifier son public-cible, oui.
    Mais ce dernier dépend de qui on est et de la casquette que l’on porte.

    Bon, je vais continuer de réfléchier à tout ça.
    🙂

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  2. Merci de nous faire profiter de ton expérience en la matière ! Comme toujours les pistes de réflexion que tu proposes sont vraiment agréables. Je me suis effectivement posé la question après l’écriture de mon roman, et même si j’aurais aimé pouvoir toucher « tout le monde » j’ai bien sûr vite compris qu’il se destinait principalement à un public féminin d’entre 20 et 40 ans (ma bêta lecture m’a cependant prouvé qu’il pouvait plaire aussi à des femmes plus âgées).

    En lisant ton article, je me suis demandé si je ne devais pas prendre cela en compte pour l’histoire que je suis en train de réécrire et que je destine à une publication sur Wattpad. En effet, il s’agit de SF mais mon personnage principal est féminin. Or, il paraitrait que les hommes ont du mal à accrocher les histoires où les personnages principaux sont des femmes, car ils s’y identifient très difficilement (alors que l’inverse n’est pas un problème ; j’avais lu ça quelque part, je ne sais pas à quel point c’est vrai). Du coup, je me demande si ça ne vaudrait pas le coup de changer le sexe de ce personnage principal, pour réussir à toucher les hommes qui lisent de la SF (et donc un public conséquent, plus que les femmes qui lisent de la SF, il me semble). Cela ne bouleverserait pas tant de choses que ça (pour l’instant) car la description de son caractère peut aller à une femme comme à un homme. Mais, entre nous, cela m’embêterait, car cela fait bien dix ans que cette histoire est en chantier et ça a toujours été une femme… C’est difficile !

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    • Finalement, ça revient à se demander si la popularité de ton texte compte plus à tes yeux que l’intégrité de ton idée initiale. Il n’y a que toi qui peut répondre à cette question, je pense.

      En ce qui me concerne, j’estime qu’à notre époque, nous avons besoin d’autant de romans avec des protagonistes féminins que possible.

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      • Une idée est faite pour évoluer, et même si on garde l’idée initiale relativement inchangée, il me semble bon de lui laisser des portes ouvertes, on ne sait jamais, elle peut se bonifier avec ce genre de réflexion 🙂

        Et oui, tu as raison, c’est aussi une autre façon de voir les choses ! Je pense que de toute façon je vais écrire un premier jet et je testerai dès que possible auprès d’un public varié pour voir ce qu’il en ressort. Merci encore !

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