Achever les corrections

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« Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne. »

Cette citation apparaîtra comme familière à toutes celles et ceux qui ont eu l’occasion de lire « La Peste » d’Albert Camus. Dans sa fresque humaniste, le romancier met en scène un personnage secondaire, Joseph Grand, qui tente, comme la plupart des autres figures rencontrées dans le livre, d’injecter un peu de sens dans l’absurdité de l’existence. À cette fin, Grand est auteur amateur. Sauf qu’il ne rédige pas un roman, mais une seule et unique phrase, qu’il modifie, un mot à la fois, jusqu’à ce qu’elle lui semble parfaite. Naturellement, il ne réalisera jamais cet objectif hors de son atteinte, et ne laissera derrière lui qu’un gros carnet plein de versions raturées de cette phrase qui, n’aura apporté aucune forme de satisfaction à son auteur.

Voilà une situation qui apparaîtra comme familière à tout écrivain qui se trouve en plein travail de relecture. Modifier son texte dans le but de l’améliorer crée en effet une situation plus épineuse qu’on ne pourrait le penser de prime abord, et qui se résume en une phrase : « Quand est-ce qu’on sait qu’on a terminé » ? En d’autres termes : à quel moment peut-on reposer son manuscrit et le considérer comme achevé ? Quand est-ce que les modifications que l’on peut lui apporter ne l’améliorent plus ?

Comment sait-on qu’on a fini ? Voilà une question cruciale. La réponse, pour une bonne partie des auteurs, c’est « On ne sait pas. »

Voilà pourquoi certains relisent, corrigent et réécrivent leurs textes encore et encore, comme Joseph Grand, en quête d’une perfection que jamais ils ne sauraient atteindre. Si on considère qu’un livre est terminé uniquement quand chaque aspect nous parait impossible à améliorer, on ne va jamais pouvoir l’achever. La relecture peut s’apparenter à un travail de Sisyphe, un cycle impossible à briser.

Il vaut mieux considérer qu’un texte n’est jamais fini

Les bébés, après tout, ne naissent pas parfaits : lorsqu’ils voient le jour, ils ont encore tout à apprendre. Pourtant, pour eux, le moment est venu de quitter le stade de la gestation pour entrer dans celui qu’on appelle la vie. Il en va de même pour les romans. Oui, on pourrait poursuivre leur élaboration indéfiniment. Mais plutôt que procéder de cette manière, il vaut mieux considérer qu’un texte n’est jamais vraiment fini, mais qu’il finit malgré tout par s’échapper de son auteur, de bon ou de mauvais gré.

Parfois, ce sont les contraintes extérieures qui obligent un romancier à déclarer que son œuvre est achevée. Confronté à un délai de parution, celui-ci sera obligé de rendre son manuscrit, même s’il ne le considère pas comme parfait. Cette obligation peut être une bénédiction, puisqu’elle donne un terme naturel au travail de correction, et empêche l’auteur de chercher à viser des objectifs hors d’atteinte. Si le résultat convient à la maison d’édition, pourquoi se torturer davantage ? Un autre travail sur le texte peut commencer ensuite, avec la complicité d’un éditeur.

Il arrive aussi que le travail d’écriture et de relecture arrive à son terme parce que l’auteur sent que c’est le moment. Oui, il se dit bien qu’il pourrait se confronter à son texte encore une ou deux fois, mais à cette idée, il ressent une lassitude proche de la nausée, semblable à celle que l’on peut éprouver en revoyant le même film des dizaines de fois. À force de travailler sur un texte, on atteint un cap où on connait par cœur chaque virgule et où l’on finit par se sentir physiquement révulsé de le relire, ne serait-ce qu’une fois de plus. C’est le signe qu’il est temps de passer à autre chose.

Si votre cerveau tourne à vide, c’est parce que votre bouquin est achevé

La nausée des corrections est un mal très répandu aux symptômes duquel il faut être attentif : lorsque vous en ressentez les effets, vous pouvez en profiter pour reposer votre œuvre et envisager de vous y replonger plus tard, avec un œil neuf. Ou alors, c’est vraiment la preuve qu’il n’y a rien à ajouter à votre roman et qu’il faut arrêter de travailler dessus : si votre cerveau tourne à vide, c’est parce que votre bouquin est achevé, arrêtez donc de vous torturer.

Il existe pourtant des moyens moins désagréables d’appréhender la phase finale des relectures. Au fond, cela dépend de votre état d’esprit. Si vous êtes pragmatique et serein, vous pouvez décider de vous fixer à l’avance des critères clairs qui vous indiquent que votre manuscrit est terminé – par exemple, quelque chose qui ressemble à la checklist que je vous proposais dernièrement. Si vous avez confiance en cette approche et que vous avez fait subir à votre texte tous les examens que vous aviez planifiés, vous pouvez cesser d’y toucher en toute tranquillité et décréter qu’il est terminé. Vous avez accompli tout ce que vous aviez prévu, c’est donc qu’il n’y a rien de supplémentaire à faire.

Une autre manière de considérer les choses est plus philosophique : il s’agit de l’idée qu’un auteur doit savoir se détacher de son texte, lui rendre sa liberté comme on apprend à couper le cordon avec un enfant qui arrive à l’âge adulte. Cette attitude consiste à reconnaître que toute œuvre littéraire est perfectible, mais qu’il vient un moment où elle peut – et doit – être livrée aux lecteurs, qui sont en définitive les seuls dont l’avis importe. Oui, peut-être que vous auriez pu écrire un meilleur roman, mais pourquoi ne pas vous réserver cet objectif pour votre prochain livre ?

Cela dit, avoir du recul sur sa propre œuvre, ça ne se décrète pas. Cela réclame soit de l’expérience, soit de la maturité (un peu d’arrogance peut aider, le cas échéant). Si vous ne parvenez pas à vous décider vous-même, pourquoi ne pas appeler à l’aide ? Bénéficier d’un œil extérieur peut être une aide précieuse lorsqu’il s’agit de déterminer quand il convient de suspendre le travail de relecture. Confiez votre texte à un correcteur ou un beta-lecteur, qui pourra vous faire part de ses suggestions et remarques, ou, pourquoi pas, vous signaler simplement que selon lui, le roman est terminé. Tant mieux : vous aurez ainsi quelqu’un avec qui partager une coupe de champagne pour fêter la conclusion de votre travail d’écriture.

⏩ La semaine prochaine: Le décor

13 réflexions sur “Achever les corrections

  1. ça n’a rien à voir avec le fond de cet excellent article, mais Joseph Grand est peut-être tout simplement un préoulipien qui joue a épuiser les formes d’une forme simple, et pas du tout un désespérant absurdophage à la sauce camusienne. si on lui aoute l’autodicacte de Sartre (crétin consciencieux qu lit toute une bibliothèque par ordre alphabétique d’auteurs – pas Sartre, son personnage), il est curieux de constater que les auteurs officiellement officiels ont une sale image des amateurs.
    sinon, pour moi, un texte est pret quand il ne pétille plus : plus de fermentation, de bulle… c’est bouclé. C’est intuitif mais ça marche.

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    • Oh, magnifique! Je n’avais jamais considéré les choses sous cet angle. En fait, pour moi, Camus et Sartre se regardaient eux-mêmes quand ils décrivaient ces auteurs un peu ridicules. Mais finalement, c’est probablement toi qui a raison.

      J’aime aussi beaucoup cette notion de texte qui pétille. Cela dit, pour moi, ce critère tactile vaut pour les textes courts. Quand tu corriges un monstre de 600 pages avec 47 personnages principaux, parfois ça pétille mais la structure est toute pourrie.

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      • pour Camus je pense que tu as raison, il est de taille a se moquer de lui-même ; pour Sartre, je le sens trop plein de sa importance pour avoir de l’humour (mais je dois avoir l’oeil déformé par le Jean-Sol Partre de Boris Vian….)
        sur l’autre point, tu as raison, le pétillement marche sur les textes courts ; au delà de 10 pages, j’ai besoin d’un plan et d’un schéma… (sans compter que c’est une notion très intuitive et pas très théorisable)

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  2. Merci pour cet article ! Je ne suis pas encore à ce point, puisque je n’ai pas commencé les corrections suite aux retours de mes bêta-lecteurs sur mon premier roman. Pour le moment, je suis sûre qu’il y a encore du travail^^. Mais je sens la question se profiler. Je ne suis pas du tout perfectionniste, je ne risque pas trop de rester coincée à retravailler indéfiniment la même phrase, mais j’ai plutôt peur d’arrêter trop tôt. On verra bien… En tout cas ton article m’aidera (et j’aime beaucoup l’image du texte qui pétille de carnetsparesseux !)

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  3. Pingback: Tous les articles | Le Fictiologue

  4. En fait, toute cette série d’articles sur la correction me fait penser que les livres les plus célèbres, les classiques dont on connaît des passages par cœur (« Dans un trou vivait un Hobbit », ce genre-là) ont été eux aussi ces masses de magma mouvantes avant de devenir les références solides et stables que nous connaissons. Il y a quelque chose d’assez fabuleux à s’imaginer le moment où leurs auteurs se sont arrêtés dans leur mouvement, peut-être pas tout à fait satisfaits, peut-être pas tout à fait sûrs de leur coup, sur des formes qui allaient devenir les paysages familiers de tas de lecteurs. Quand on y pense, ça décomplexe un peu…
    Merci, en tout cas !

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    • Merci à toi !

      Ce qui est chouette, c’est que les versions inachevées de pas mal de classiques sont arrivées jusqu’à nous (y compris « Le Hobbit »), et qu’il est tout à fait possible de comprendre le cheminement suivi par leurs auteurs, si on s’intéresse à ce genre de choses.

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  5. AMHA les corrections peuvent s’accorder une pause quand ta dernière passe t’a permis de confronter le moindre de tes doutes (cohérence/structure/orthographe/présentation) à ton savoir faire, à ton conjugueur, au correcteur de ton traitement de texte.

    Impensable de requérir l’avis d’autrui sans avoir donné ton meilleur.
    Et c’est mieux comme ça.
    Exposer son texte à des béta-lecteur qui pointeront ses moindres faiblesses sans ce parachute là, c’est réservé aux ceusses qui ont l’amour propre suicidaire. Ou un égo surdimensionné…

    Et le problème c’est que selon les avis des béta lecteurs c’est potentiellement pas fini…

    Aïe!

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