Parmi les notions courantes dans le dialogue autour de l’écriture dans les pays anglosaxons, mais pratiquement absente de la sphère francophone, il y a le concept des « earned/unearned story events », en deux mots, les « événements narratifs mérités ou immérités ». On pourrait également traduire ça autrement : réalisé, concrétisé, soutenu, élaboré, etc… Mais pour les besoins de cet article et des suivants, je vous propose de parler d’événements narratifs mérités ou non.
De quoi s’agit-il ? De quel mérite est-ce qu’on est en train de parler ? Et pourquoi est-ce un des concepts les plus importants à comprendre pour réussir une histoire qui va ravir vos lectrices et vos lecteurs ?
Je suis heureux que vous ayez posé la question. Ces notions sont étroitement liées à celle de l’arc narratif. Un arc narratif, c’est le chemin qu’emprunte une histoire, et qui en relie le début, le milieu et la fin. Un roman est généralement constitué de plusieurs histoires, et donc de plusieurs arc entrelacés. On a eu l’occasion dans un article précédent de définir la structure élémentaire d’un arc narratif comme étant constituée de deux éléments : de la préparation et des retombées.
Dans le contexte que je vous propose d’examiner ici, il peut être utile de se le représenter, non pas comme une succession d’événements alignés les uns derrière les autres, jusqu’à aboutir à une conclusion, mais plutôt comme une pile, ou comme une pyramide d’événements, empilés les uns sur les autres, et la conclusion, c’est ce qu’on trouve au sommet.
Quelle différence cela peut faire que l’on adopte cette seconde perspective ?
C’est simple : elle permet de réaliser que la fin d’une histoire n’existe pas de manière indépendante. Pour qu’elle tienne debout, elle doit être soutenue par tout ce qui la précède. Si ça n’est pas le cas, si elle est bancale, ou si elle ne constitue pas le prolongement logique de l’histoire, cela va se voir immédiatement.
Une baraque à frites sur la plage de Rimini
Ce qui est valable pour la conclusion d’un récit l’est aussi pour d’autres étapes-clé, comme la fin d’un arc narratif, un tournant dans le développement d’un personnage, ou même l’aboutissement d’un chapitre. Dans tous ces cas, la résolution est le fruit de ce qui précède, de tout un contexte bâti avec précaution, et s’il ne l’est pas, ou si tout cela n’est pas amené de manière convaincante, ça ne va pas fonctionner, le moment va tomber à plat et le lecteur rester sur sa faim. Si les fondations ne sont pas solides, le bâtiment risque de s’effondrer, ou d’avoir un drôle d’aspect. On retrouve ici les notions liées de la préparation et des retombées : si l’on néglige la préparation, les retombées seront ratées ou inexistantes.
Et donc pour en revenir à la notion que l’on examine dans cet article, qu’est-ce qu’un événement narratif mérité ? C’est simple : les retombées de votre arc narratif représentent la résultante logique de la préparation, qu’elles font écho à tout ce qui précède et sont chargées des émotions accumulées en cours de route, on dit qu’elles sont « méritées ». Si elles ne le sont pas, ou de manière incomplète, on dira qu’elles sont « imméritées ».
Un exemple ? Si, à la fin du roman « Dracula », Van Helsing et les autres protagonistes, à la place de pourchasser et de vaincre le vampire, avaient décidé d’ouvrir une baraque à frites sur la plage de Rimini, on aurait affaire à un événement narratif immérité, parce qu’il ne reposerait sur aucune base présentée au préalable dans le récit. Cet événement ne s’appuierait sur rien de ce qui précède, il flotterait, sans rien pour le soutenir, ni sur le plan de la logique, ni sur celui des émotions, et ne pourrait susciter que la perplexité d’un lecteur qu’on imagine désemparé. Alors que la fin du roman telle qu’elle est réellement écrite constitue le point culminant d’une pyramide dont la base a été soigneusement construite : on comprend exactement pour quelle raison les personnages agissent comme ils le font, et le fait d’avoir suivi tout leur cheminement, d’avoir vécu leurs mésaventures à leurs côtés, d’avoir compris qui ils sont, ce qu’ils ont traversé et perdu au cours de l’histoire, finit par rendre la conclusion du récit méritée, bien davantage en tout cas que ne l’aurait été une retraite anticipée dans l’industrie de la restauration rapide sur une plage italienne.
La pile ne conduit pas directement au sommet
De la même manière, si, dans une série télévisée populaire, une reine conquérante caractérisée autant par son goût pour la vengeance que pour sa compassion vis-à-vis des innocents décide, dans l’ultime épisode, sans examen de conscience particulier, d’assassiner des milliers de civils qui ne lui ont rien fait, il est possible qu’une partie des téléspectateurs jugent cette conclusion insatisfaisante. La pile ne conduit pas directement au sommet, la pyramide est construite sur des bases chancelantes. Les retombées sont mal préparées. Le moment n’est pas mérité.
Pour le dire autrement, quand les lecteurs sont confrontés à une réaction ou à une décision d’un personnage, ou à un développement majeur de l’intrigue, ils doivent pouvoir comprendre que ces événements sont le fruit d’un contexte, duquel ils découlent de manière logique, naturelle et cohérente. On dit alors que ces scènes sont méritées.
Les actions en elles-mêmes ne doivent pas nécessairement être logiques, elles peuvent être irrationnelles, surprenantes, dictées par la peur ou contreproductive, mais à l’intérieur de l’histoire, il doit être possible, a posteriori, de retracer comment on en est arrivé là. Si ce n’est pas le cas, on est en présence d’un moment immérité, et rien ne tue aussi complètement une histoire que ce genre de faux pas. Nous allons explorer davantage cette notion au cours des prochaines semaines.
Merci pour cet article très intéressant, j’ai hâte d’en apprendre plus 😉
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Merci ! Cette série ne fait que commencer…
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Et maintenant mon cerveau affamé se demande quelle est la ruse cachée derrière la baraque à frites de Van Helsing ? Est-ce que les frites y seraient frottées d’ail, pour liquider la colonie riminienne de vampires, attirés par le ketchup ?
ou bien faut-il reconstituer le trésor de guerre – ça coute cher, de courir jour et nuit après un vampire – et que Rimini était le bon endroit pour se faire un joli pactole en une saison touristique ?
Ou que finalement, la chasse au vampire était à la limite de la persécution, et que les Voïvodes avaient le droit de quitter les Carpathes et de s’établir à Londres aussi bien que n’importe quel émigrant d’Europe de l’est ?
Il va falloir m’en dire plus ! 🙂
Mais sinon, oui, je trouve cette notion de mérite narratif très intéressante et juste.
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