Tue tes chouchous

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Chaque composant est à sa place, pourtant l’avion refuse de décoller… Voilà un cauchemar que vivent de nombreux auteurs lors de la phase de relecture d’un roman : ils se retrouvent dans une situation où, au terme des corrections, chaque élément leur parait satisfaisant, de l’intrigue jusqu’aux personnages en passant par leur style, et pourtant, l’ensemble ne fonctionne pas.

Il n’y a rien à y faire : on a beau tout relire, démonter l’avion pièce par pièce et le remonter à nouveau, rien n’y fait. Il y a quelque chose de bancal qui empêche le texte de sonner juste, de prendre sa vraie dimension. Pourtant, cette imperfection, ce caillou dans la chaussure de l’auteur, semble se situer perpétuellement hors de sa portée.

Que se passe-t-il ?

Si vous vous êtes déjà retrouvés dans une situation de ce genre, à rechercher une faille là où vous avez déjà fouillé mille fois, une seule conclusion s’impose : vous ne regardez pas de la bonne manière. Ce qui vous bloque, dans neuf cas sur dix qui se présentent de cette manière, c’est que vous êtes incapables d’identifier les défauts du texte parce qu’à vos yeux, ce sont des qualités.

Un des conseils d’écriture les plus connus

Pour éviter ça, il convient de suivre un des conseils d’écriture les plus connus, plus encore que « Montrer plutôt que raconter », celui que William Faulkner a résumé de la manière suivante : « In writing, you must kill all your darlings. » (« Dans l’écriture, il faut tuer tous ses chouchous. »)

Quels sont ces « chouchous » qu’évoque ici l’auteur de « Absalon ! Absalon ! », et quel rapport peut-il bien y avoir entre ce conseil aux allures homicides et le blocage dans la relecture que j’évoquais ci-dessous ?

C’est simple : un chouchou, dans le contexte de l’écriture, c’est un élément du roman auquel vous, en tant qu’auteur, êtes attachés, mais qui n’a pas sa place dans le texte.

Il peut s’agir de toutes sortes de choses. Un chouchou, ça peut être une phrase particulièrement bien tournée, mais qui fait dérailler le paragraphe où elle est située ; une scène mémorable, mais qui contredit tous les thèmes du roman ; un chapitre intéressant, mais qui n’apporte rien à l’intrigue ; un personnage haut en couleur, mais qui ne contribue en aucune manière au narratif ; une description émouvante, mais qui concerne un élément qui ne joue aucun rôle dans la suite du livre ; une image amusante, mais incompréhensible pour la plupart des lecteurs.

La constante, c’est qu’il s’agit toujours d’une idée qui suscite votre enthousiasme, mais qui n’a rien à faire dans votre livre ; si on l’en retire, celui-ci ne s’en portera que mieux, comme si on lui retirait un corps étranger. Si vous vous faites un piercing et que celui-ci s’infecte, il vaut mieux l’enlever, même s’il est très décoratif.

Le narcissisme de l’écrivain

Au fond, tout cela est une affaire d’égo. L’auteur, heureux de se miroiter dans son propre talent, en oublie d’avoir le recul nécessaire pour faire ce qui est nécessaire pour son œuvre. C’est pour cela que le conseil de Faulkner est si précieux, et c’est pour cela aussi que, lorsque Stephen King s’est mis en tête de le reformuler, il a écrit « Tue tes chouchous, même si ça brise ton petit cœur égocentrique de scribouillard. »

Il ne s’agit pas toujours de fierté mal placée. La vie d’auteur est parfois avare de satisfactions, et se résoudre à couper quelque chose dont on est satisfait est un crève-cœur. Cela dit, le narcissisme de l’écrivain entre bel et bien en jeu dans cette affaire-là. Il suffit pour s’en convaincre d’avoir vécu une situation où un beta-lecteur est celui qui, le premier, émet le conseil de se débarrasser de l’élément en trop : « Ce truc, j’ai pas bien compris. Qu’est-ce que ça fait là exactement ? » dit-il, perlexe. Et vous, vous êtes partagé entre des sentiments d’humiliation, de trahison et de colère.

Pourtant, même si c’est douloureux, il faut écouter ce genre de conseil. Quand un lecteur attentif vous dit qu’il y a quelque chose qui cloche dans votre bouquin, il a généralement raison. Et puis surtout, cela remet au premier plan celui qui devrait toujours avoir la place d’honneur : le lecteur.

En règle générale, si vous êtes auteur, vous pouvez vous dire, si vous en tirez du réconfort, que le premier jet est pour vous. Il vous est destiné, il existe pour vous faire plaisir, vous et personne d’autre. Par contre, toutes les versions qui suivent sont pour les lecteurs : il vous incombe de débarrasser celles-ci de tout ce qui alourdit, obscurcit, toutes les références incompréhensibles, les moments où le narratif quitte les rails, même si, pour cela, vous devez vous faire violence.

Développez assez de recul

Attention : « Tue tes chouchous », ça ne veut pas dire qu’il faille couper tous les moments qui vous plaisent dans votre livre. Il n’y a pas de mal à être content de soi quand on a du talent, ce n’est pas de ça qu’il est question ici. En plus, débarrasser un roman de tout ce qui en fait la qualité serait terriblement contreproductif. Dans votre relecture, développez donc assez de recul pour faire la différence entre les éléments réussis qui servent l’histoire et les éléments qui plombent le roman, même s’ils vous plaisent pour d’autres raisons.

Et après tout, peut-être que ce sont de bonnes raisons. Ces chouchous, coupez-les, oui, mais ne les jetez pas à la poubelle. Peut-être trouveront-ils leur place dans un autre texte. Conservez-les donc dans un fichier à part, et, qui sait, la tournure de phrase qui vous séduit, le personnage qui vous amusait, la scène que vous trouviez fascinante auront une deuxième vie dans un projet futur. Les bonnes idées, ça serait dommage de les gâcher.

Mais il ne faut pas y être trop attaché non plus. Peut-être que ces chouchous ne trouveront jamais une autre utilisation dans un autre roman, finalement. Ça n’est pas grave. Même si certaines de vos idées ont du mal à trouver leur place, cela ne retire rien à leur qualité, ni au fait que vous en soyez l’auteur. Dites-vous que si vous êtes arrivés à écrire ce genre de choses une fois, c’est que vous en êtes capables, et donc que vous y arriverez à nouveau.

⏩ La semaine prochaine: Anatomie d’une scène réécrite

Se presser le citron

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Dans un billet précédent, j’ai décrit la technique du livre de démarrage, qui permet de débloquer la situation quand on a l’impression que tout ce qu’on écrit sonne faux. Mais que faire quand on subit un autre type de blocage : celui qui survient quand on sèche complètement et qu’on ne parvient pas à avoir d’idées qui nous séduisent et nous permettent d’avancer ? Là aussi, il existe des astuces.

Oui, pour avoir des idées, le mieux est de s’astreindre à une certaine discipline et à les noter au fur et à mesure, comme on a déjà eu l’occasion de le voir. La créativité est un jardin qui pousse mieux quand on l’entretient un minimum.

Cela dit, nous ne sommes pas des robots, et parfois, même avec la meilleure volonté du monde, on en arrive à un blocage. La volonté d’écrire est là, les phrases s’enchaînent sans difficultés, on est plutôt satisfait de ce qui sort de notre plume, mais soudain, on se met à buter sur une difficulté d’un autre type : pour avancer, on a besoin d’une idée, qui – la petite coquine – refuse de venir.

Heureusement, l’esprit humain peut être amadoué

Même en planifiant un roman, même en ayant une idée claire de sa structure et de ce qu’on souhaite y voir figurer, on finit fatalement par en arriver à des passages où nos idées sont moins claires, ou par découvrir que ce que l’on avait planifié depuis le début ne fonctionne en fait pas du tout. C’est là qu’on a besoin d’une idée : une phrase, une scène, un personnage, un coup de théâtre, n’importe quoi qui puisse nous mettre sur de bons rails.

Ces choses-là, hélas, ne se commandent pas. Avoir besoin d’une idée sans être capable d’en trouver peut provoquer un blocage durable, générer énormément de frustrations, et même, dans les pires des cas, précipiter l’abandon d’un projet.

Heureusement, l’esprit humain peut être amadoué afin qu’il fournisse des idées plus facilement. Pour y parvenir, il suffit de le stimuler d’une manière inattendue, de le forcer à changer sa perspective. On ne peut pas tout à fait se presser les méninges comme un citron, hélas : sans changer de cadre, sans briser sa routine et en fixant l’écran de l’ordinateur pendant des heures, il est peu probable que l’idée salvatrice survienne d’elle-même.

« 51 idées pour avoir des idées »

Il y a quelques années, j’avais composé pour le site d’une amie ce texte intitulé « 51 idées pour avoir des idées. » Il s’agit d’une liste de petits exercices destinés à prendre notre cerveau par surprise afin de le forcer à sortir des sentiers battus de son imaginaire. J’en ai moi-même testé quelques-unes avec un certain succès :

Imagine que tu te rases les cils. Taille les crayons d’un ami. Joue avec un enfant ou avec un chien. Passe soixante secondes sans penser au sexe. Retire tes chaussures ou enfile des gants. Invente un mot de passe pour te connecter à la réalité. Construis un avion en papier. Mets-toi à plat ventre et prie. Dessine le portrait d’un passant. Salis un objet précieux. Parle beaucoup trop lentement. Viole une loi ou un commandement. Prétends que l’univers est une serrure. Fais plus de bruit que raisonnable. Change la couleur de quelque chose. Mets-toi en colère. Pense à trois mots qui riment. Ferme les yeux et fonce contre un mur. Parle comme Tintin. Fais quelque chose qui diminue temporairement ton niveau de solitude. Baille. Réalise que ton esprit peut contenir tous les dieux et tous les démons. Mets de l’ordre dans ton porte-monnaie. Ecoute attentivement le timbre de ta propre voix. Offre un livre à un inconnu. Tousse comme si tu étais malade. Écris ton nom de ta main la moins habile. Souviens-toi de la voix de quelqu’un qui est mort. Sors et cours. Prend une photo de ta poignée de porte. Pense à l’océan en entier et à tout ce qu’il contient. Pince une partie de ton corps que tu n’as jamais pincée. Sois un loup. Fais semblant d’être heureux. Invente-toi un sixième sens. Rappelle-toi un endroit auquel tu n’as plus pensé depuis des années. Prends une douche pendant dix-sept secondes. Mets un objet dans ta bouche et récite un proverbe. Associe une couleur à chaque chiffre de 0 à 9. Déplie quelque chose qui est plié. Ecoute une chanson que tu détestes. Jeûne. Prononce un mensonge à haute voix. Touche quelque chose d’inattendu avec tes pieds nus. Visualise l’endroit où tu te trouves avec les yeux d’une fourmi. Pense à quelque chose qui pourrait te faire pleurer. Mouille tes mains. Demande-toi comment ont été fabriqués les objets qui t’entourent. Joue aux échecs contre toi-même. Identifie chaque source de bruit autour de toi. Agis comme si tu étais sur une île.

Oh, pour faire certaines de ces choses, il ne faut pas avoir peur du ridicule, c’est certain. Mais en suivant l’un ou l’autre de ces conseils, l’imaginaire devrait éclore comme une fleur. Considérez qu’il s’agit d’une forme de gymnastique destinée à stimuler la créativité plutôt que le corps et dites-vous que ce n’est pas pire qu’enfiler un jogging et de faire le tour du quartier. Et au pire, ça vous fera une expérience rigolote à raconter : « Ah, je me souviens de la fois où j’ai pris une douche de dix-sept secondes en suivant les conseils étranges d’un blogueur… »

Atelier : cherchez quelques idées pour avoir des idées qui ne sont pas sur la liste. Et sinon, avez-vous développé des systèmes pour réveiller votre imaginaire ? Faites-nous en profiter en laissant un commentaire.