Arcs narratifs : quelques outils

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Comme nous avons eu l’occasion de passer en revue les fondamentaux de la construction d’un arc narratif soit la préparation, les retombées et la notion de mérite littéraire, il est temps d’en explorer les outils. Traditionnellement, sur ce site, les articles « outils » rassemblent une série de conseils dépareillés, qui viennent compléter les bases énoncées dans les premiers articles. Celui-ci ne fait pas exception.

La cuisson lente

Additionner une préparation profonde, une préparation dramatique et une préparation instantanée pour parvenir à des retombées méritées : c’est comme ça que j’ai esquissé le mécanisme principal qui conduit à une construction narrative qui fonctionne. Mais si ces ingrédients sont indispensables, ils ne suffisent pas à réussir à tous les coups. Se contenter de remplir ces trois cases, mécaniquement, pour faire comprendre au lecteur pour quelle raison les personnages prennent les décisions qu’ils prennent, ça n’est pas toujours assez. Cela réclame un peu de doigté, et une vision sur le long terme.

C’est le cas en particulier des scènes où un ou plusieurs protagonistes entreprennent une action décisive, au terme d’une phase de préparation ou de réflexion. Ce moment, avant de le mettre en scène, il faut le laisser mûrir dans la tête du lecteur.

Oui, d’accord, vous avez fait le job : vous nous avez expliqué que Cléa est une jeune femme romantique et sensible (contexte profond), qu’elle manque de confiance en elle après une rupture difficile (contexte dramatique) et la scène où elle décide finalement d’embrasser son crush, Jordan (ils s’appellent toujours Jordan, n’est-ce pas ?), n’est pas mal tournée. Mais malgré tout, quelque chose ne fonctionne pas, vous le sentez bien. Alors quoi ?

Alors ce n’est pas un ingrédient qui manque, c’est que votre plat doit mijoter davantage. Pour nous faire comprendre ce qui pousse cette jeune femme plutôt fleur bleue à s’accaparer les lèvres de celui qui fait vibrer son cœur, il faut prendre le temps de nous faire vivre un peu sa paralysie face aux jeux de l’amour, ainsi que son émoi grandissant face à Jordan, qui, peu à peu, lui inspire confiance. Ces choses-là n’arrivent pas à point instantanément. Ce n’est qu’après une cuisson lente dans la tête du lecteur qu’il sera prêt à considérer que l’assaut buccal qui constitue la retombée de cet arc narratif est mérité.

Si ça ne fonctionne pas, essayez de rallonger les scènes, nourrissez la préparation dramatique d’éléments supplémentaires, ou rajoutez quelques blocs, jusqu’à ce que ça vous paraisse suffisant. Au besoin, testez la séquence auprès de bêta-lecteurs.

Bref, la préparation, ce n’est pas juste une question de délivrer les bonnes informations dans le bon ordre, c’est aussi une question de tempo. Ne servez pas le plat avant qu’il soit cuit. Ni quand il est brûlé.

Insuffisante prophétie

Autre question de construction temporelle délicate à mener, et qui mérite une attention particulière : toutes les tentatives d’inclure une prophétie dans votre narratif.

Quand je dis « prophétie », il peut s’agir d’une authentique prédiction de l’avenir, par des moyens magiques, tels qu’on les rencontre fréquemment dans les récits de fantasy, et dont j’ai déjà eu l’occasion de dire ici ce que j’en pense. Mais il peut également s’agir d’artifices narratifs plus conventionnels, tels que le flashforward (un petit aperçu de l’avenir de l’histoire), ou ces sentences énoncées par un narrateur omniscient, comme Joël Dicker les affectionne, du genre « En entrant dans cet hôpital, Teresa ne peut pas se douter du drame qui va s’y jouer. Il ne reste que trente-sept heures ».

Aucun de mal à ça. Qu’on soit ou non amateur de ce genre de techniques, elles ne sont par essence ni bonnes, ni mauvaises. Par contre, il est important de garder en tête que ce genre de présage ne peut pas à lui seul se substituer à une préparation. Non, surnommer votre protagoniste « l’Élue » ne suffit pas à justifier qu’elle se découvre le courage de terrasser le Grand Méchant à la fin de l’histoire. Si vous vous contentez de ça, le lecteur va rester sur sa faim. Bref, c’est immérité.

En deux mots, ces éléments peuvent prendre la place de la préparation profonde, mais elle uniquement. Et comme on l’a vu, il ne s’agit que d’un tiers du boulot. Donc ne vous servez pas de ce genre de technique, en croyant que vous avez trouvé une solution miracle pour établir votre préparation en déployant peu d’efforts.

Oui, peut-être que vous avez mentionné que votre personnage de jeune reine combattante descend d’une longue lignée de nobles psychologiquement instables, mais si vous souhaitez mériter le moment à la fin de l’histoire où elle perd la boule, il va falloir semer quelques indices supplémentaires, et construire la scène fatidique de manière à y inclure un élément déclencheur. Sans cela, ça risque de tomber à plat.

Un vrai déclencheur

Pendant qu’on parle de ça : la préparation instantanée, ça ne peut pas juste être n’importe quoi. Il faut qu’il s’agisse d’un déclencheur crédible de l’action, un élément narratif qui ne laisse aucun doute au sujet du fait que la réaction du personnage est justifiée.

C’est dommage, mais beaucoup d’arcs narratifs échouent au tout dernier moment, parce que la dernière phase n’est pas suffisamment soignée. Exemple : vous nous avez montré que votre personnage est un paria, qui s’est habitué à se débrouiller seul et à fuir les ennuis (préparation profonde) ; peu à peu, il trouve une cause à défendre et des amis sur qui il peut compter (préparation dramatique) ; dans une scène-clé, il choisit de sacrifier sa vie pour sauver ses nouveaux amis, euh, par exemple en jouant de la guitare dans une dimension parallèle (préparation instantanée).

C’est un développement classique, et tout cela tient parfaitement debout, à condition que la dernière scène justifie cette décision. En particulier, s’il sacrifie sa vie sans savoir quel impact réel cela pourrait avoir, ou s’il existait manifestement d’autres moyens de régler la situation qui n’aurait pas mené à sa mort, on est en présence de retombées imméritées, qui vont susciter davantage de perplexité que d’émotion.

La préparation instantanée ne peut pas juste être n’importe quoi : il doit s’agir d’un élément crédible qui justifie pleinement l’action et les conséquences qui suivent, et dans l’idéal, sans être prévisible. C’est une scène-clé, prenez le temps de la soigner.

Tester le mérite

Déterminer si des retombées sont méritées ou non est une question subtile, pour laquelle il n’existe pas de méthode scientifique. D’ailleurs, attendez-vous à ce que la solution que vous finissez par adopter fonctionne pour certaines personnes mais pas pour d’autres. Dans ce domaine comme dans d’autres, on ne peut pas contenter tout le monde. Tout au plus peut-on chercher à satisfaire un maximum de lecteurs, et à faire taire par avances les protestations les plus bruyantes.

Toutefois, si vous avez l’impression qu’il y a quelque chose qui cloche, qu’un moment n’est pas complètement mérité ou que vos bêta-lectrices et lecteurs vous signalent leur insatisfaction, je vous propose de tester votre arc narratif en vous posant une question, que voici : qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Est-ce que c’est le tempérament du personnage (préparation profonde), son état d’esprit (préparation dramatique) ou sa réaction immédiate (préparation instantanée) ?

Selon la manière dont vous répondez à cette question, cela peut vous permettre d’identifier dans quel secteur se situe le problème, et d’y remédier efficacement.

Moments immérités

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Dans les articles précédents de cette série, je vous ai proposé une introduction à la notion de « mérite » en littérature, qui concerne les scènes qui ont reçu une fondation, une préparation suffisante pour engendrer chez la lectrice ou le lecteur la réaction souhaitée, ce que j’ai choisi d’appeler les retombées.

Pour mieux comprendre pour quelle raison c’est utile de se préoccuper de ce genre de choses, examinons quelques exemples, quelques cas de moments immérités dans des romans. L’occasion de voir à chaque fois pour quelle raison la préparation manque et les retombées – ou l’absence de retombées – que cela peut avoir sur le lecteur.

Deux ex machina

Cette formule latine, qu’on peut traduire par « le Dieu issu de la machine », fait référence au théâtre antique, où l’apparition des divinités consistait généralement à faire apparaître une statue ou une image des cintres. Celui-ci venait alors intervenir dans l’intrigue et la résoudre par décret divin.

Au sens moderne du terme, on nomme « deus ex machina » un élément qui survient par surprise dans une histoire, et qui résout une situation qui, jusque là, était bloquée. C’est la fameuse intervention de la cavalerie, chère aux classiques du western.

C’est pratiquement la définition d’un moment immérité. Les personnages de la pièce faisaient face à des défis, étaient en train de tenter de franchir des obstacles ou de se sortir d’une situation difficile, lorsque soudain, une force extérieure vient régler leurs problèmes à leur place. Non seulement aucune préparation n’a mené jusqu’à cette conclusion, mais il existe des pyramides de préparation qui ont été bâties pour rien, puisqu’elles ne sont jamais parvenues à des retombées.

Lorsqu’on suit une histoire, on a envie que ses protagonistes se sortent de leurs difficultés grâce à leurs actes : leurs sages décisions, leurs compétences, leur capacité à coopérer, les informations en leur possession dont ils se servent judicieusement, etc… On ne veut pas qu’ils triomphent en raison d’un simple coup de chance, parce qu’un personnage extérieur vient les sauver. Et si on ne le souhaite pas, c’est parce que cette construction est imméritée : elle se débarrasse de tout ce qui s’est déroulé au cours du récit, pour introduire à la 25e heure un élément étranger, pour lequel nous n’avons aucun attachement particulier.

Pour toutes ces raisons, le deus ex machina est une situation qu’il vaut mieux éviter dans une histoire, et il n’y a pas vraiment d’exception à cela.

Dans son – par ailleurs excellent – roman « Perdido Street Station », China Mieville résout l’intrigue grâce à l’intervention d’un personnage mystérieux qui débarque de nulle part à la fin de l’histoire, après avoir été vaguement évoqué à quelques reprises au cours du roman. Cela débouche sur une conclusion imméritée et insatisfaisante pour le lecteur.

Un instant de révélation

C’est un autre standard de la littérature : un personnage, souvent le protagoniste, prend soudain conscience de quelque chose, et cela lui permet de prendre une décision cruciale, voire de triompher de l’adversité. Cette réalisation soudaine peut être tout aussi bien factuelle qu’émotionnelle, voire les deux. Cela peut être, par exemple, une brillante déduction où une enquêtrice résout un mystère, ou un moment de clarté où un personnage réalise ce qu’il veut vraiment de la vie, pour citer deux exemples.

Contrairement au deus ex machina, cette configuration n’est pas automatiquement problématique. Après tout, ces instants de révélation se présentent occasionnellement dans la vie. Pour que cela fonctionne, ça dépend de la manière dont les choses sont amenées. En deux mots, pour que ce type de scène marche, pour qu’elle soit méritée, il est nécessaire d’avoir pris soin de construire la préparation de manière méticuleuse.

Si un personnage parvient à une conclusion ou résout un mystère sans cheminement intérieur, sans y travailler, sans accumuler d’indices ou pas suffisamment, uniquement parce que c’est plus simple à écrire sur le moment, qu’on a besoin d’un coup de théâtre, ou qu’on ne sait pas trop comment résoudre une intrigue, on a affaire à une conclusion pas méritée du tout. Le lecteur va s’en apercevoir et il ne sera pas content.

Pour que ce type d’instant fonctionne, il faut qu’ils soient construits en se servant de la règle des trois degrés de préparation : il faut un contexte général, une préparation dramatique sous la forme de moments de découverte ou d’accumulations d’indices, et enfin un déclencheur final, c’est-à-dire la dernière pièce du puzzle.

Dans son roman « Anno Dracula », Kim Newman n’entreprend pas les préparatifs nécessaires pour conclure l’enquête qui sert de fil rouge à son histoire. Après avoir lambiné tout au long de l’intrigue, les protagonistes finissent par avoir un moment de révélation qui vient de nulle part au sujet de l’identité de l’assassin. Cette scène imméritée est un des nombreux points faibles du roman.

Changement de cap

En littérature, les personnages prennent sans arrêt toutes sortes de décisions, et ça n’est pas en soi un souci. Leurs actes ne doivent pas nécessairement être réfléchis, ils n’ont aucune obligation d’obéir à la logique et il n’est nullement indispensable d’en expliquer les tenants et les aboutissants au lecteur. Rien de tout ça ne peut légitimement être considéré comme immérité, à moins d’avoir une suspension de l’incrédulité extrêmement faible.

L’exception réside dans les décisions qui semblent aller violemment à l’encontre de ce que nous savons des personnages, de leurs intérêts et de leur tempérament. Si, dans un livre, quelqu’un prend un cap qui parait entièrement dicté par le hasard, extrêmement atypique ou qui attire l’attention du lecteur pour une raison similaire, là, on peut avoir affaire à un moment immérité.

Dans ce genre de cas, il est nécessaire de bosser un minimum et de consacrer un peu de temps à expliquer cette décision sous la forme de préparation, de manière partielle ou complète, en fonction de la gravité de l’incartade par rapport à ce qu’on sait du personnage. J’appelle ça de la « préparation », comme j’ai pris l’habitude de le faire, mais en réalité je devrais plutôt parler de « contexte » ici, parce qu’il peut très bien être présenté après coup.

Eh oui, si votre personnage prend une décision surprenante et a de bonnes raisons de le faire, peut-être que vous souhaitez vous appuyer là-dessus pour créer un moment de suspense. Donc prenez le temps de faire comprendre ce qui s’est passé au lecteur après sa surprise initiale si vous le voulez, mais ne négligez pas de le faire, sans quoi le moment sera immérité et vous sèmerez déception et désapprobation au sein de votre lectorat.

Dans l’adaptation cinématographique du « Seigneur des Anneaux » par Peter Jackson, Faramir, fils de l’intendant de Gondor, capture des individus suspects lors d’une patrouille et finit par les libérer pour des raisons qui paraissent un peu nébuleuses.

L’histoire sans fin

Il y a des histoires qui ne se terminent pas. Il arrive que certaines romancières ou certains romanciers fassent le choix d’interrompre leur récit avant sa conclusion, et d’en laisser le dénouement à la discrétion du lecteur. Inachevé. C’est ce qu’on appelle un « roman ouvert ».

Parfois, ils agissent ainsi parce que la fin du livre ne fait aucun doute, et qu’ils préfèrent conclure leur narratif dans un moment de temps suspendu avant l’inévitable sort – souvent funeste – qui attend les personnages. Je vous renvoie par exemple au film « Butch Cassidy et le Kid » de George Roy Hill pour un excellent exemple.

Dans d’autres cas, le but est d’engendrer une ambiguïté par rapport à la conclusion de l’histoire. Cela peut tourner dans un sens ou dans un autre, au lecteur de se forger sa propre opinion, ou, au choix, de balancer le bouquin à travers la pièce en poussant un juron de frustration.

Eh oui, bien souvent, une histoire qui n’a pas de fin équivaut à une scène imméritée, pour des raisons bêtement mécaniques : elle équivaut à une préparation, qu’on prive de retombées explicites. Si certains lecteurs apprécient ce tour de passe-passe, la plupart estiment avoir été volés du moment qu’ils ont patiemment construit dans leur tête au cours de leur lecture, et qu’on ne remplace pas aucune émotion équivalente. C’est un pétard mouillé. À moins d’avoir d’excellentes raisons de le faire, renoncer à conclure une histoire est rarement une bonne idée.

Je pourrais citer Flaubert, mais pour un exemple plus contemporain, le roman « La rose pourpre et le lys », de Michel Faber, ne se termine pas, ce qui n’est qu’un des aspects irritants de ce gros bouquin très agaçant.

Critique : Le Crépuscule de l’aigle

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Au cinquième siècle de notre ère, un soldat romain, Cassien, est envoyé en mission dans la petite ville d’Aventicum. Là, il va être chargé de trouver un équilibre délicat entre les populations gallo-romaines et les Burgondes, sur fond d’inimitiés, de règlements de comptes et d’incompréhensions culturelles.

Disculpeur : Amélie est une amie

Titre : Le Crépuscule de l’aigle

Autrice : Amélie Hanser

Editions : Autoédité (ebook)

Comme dit précédemment ici, oui, j’ai renoncé à poster systématiquement sur ce site des critiques de mes lectures, même si je continue à rédiger de brefs compte-rendus sur Babelio, mais il y a des exceptions, et parmi celles-ci, il y a les cas, assez nombreux, où je lis un livre écrit par quelqu’un que je connais. Peut-être que je m’abstiendrai de le faire si, un jour, je tombais sur un roman qui ne m’a pas plu du tout, mais ici, c’est loin d’être le cas.

Deux mots de contexte : comme les plus attentifs habitués du site s’en sont aperçus, je ne lis pas beaucoup de romans historiques. On peut même dire que, mis à part un récent western, ça ne m’est plus arrivé depuis des années. Je n’ai donc aucune expertise dans ce domaine, peu d’expérience et pas d’attente particulière, ce qui peut représenter un avantage comme un inconvénient.

Par contre, certains des sujets abordés dans ce roman m’intéressent particulièrement, raison pour laquelle j’avais ce livre dans le collimateur depuis que son autrice m’en avait parlé. Premièrement, il se situe dans la période entre la fin de l’Antiquité et le début du Moyen-Âge : comme tous les moments charnière, c’est le théâtre de toutes les transformations et de tous les bouleversements, ce qui est éminemment romanesque. En plus, l’époque est méconnue du grand public et relativement peu explorée par la littérature. Deuxième raison : l’action se déroule près de chez moi, et s’attarde longuement sur les relations entre les Romains et les Burgondes, des peuples qui peuvent, davantage que les Helvètes, prétendre au titre d’ancêtres des Suisses romands.

Si l’exploration de l’histoire est une des raisons d’être de l’ouvrage, le livre fonctionne par bien des aspects comme un thriller politique. Des groupes antagonistes se livrent à une lutte d’influence, à une époque où l’équilibre des pouvoirs ne cesse de varier. Il est parfois difficile de discerner les intentions réelles des uns et des autres et de savoir qui est un allié ou un adversaire. C’est le guêpier dans lequel débarque le protagoniste, qui va, de plus, devoir résoudre un mystère : quel est le groupe armé qui rançonne une partie de la population, au nom de quoi agit-il et qui le soutient ? Ce sont ces questions-là qui nous tiennent en haleine jusqu’au bout de l’histoire, dans une intrigue habilement menée et pleine de suspense. De ce point de vue, le roman est une réussite totale : peuplé de personnages aux motivations claires et au caractère bien dessiné, il installe sur le chemin de ses personnages principaux suffisamment de mystère et d’embûches pour que jamais le soufflé ne retombe.

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« Le Crépuscule de l’aigle » n’est pas une romance, mais disons qu’il est saupoudré d’éléments de cette nature. J’avoue que j’ai été assez client de cette facette du récit. Les deux tourtereaux sont si spectaculairement incompétents pour communiquer l’un avec l’autre que cela génère une frustration très prenante chez lecteur (en tout cas, ce lecteur-ci), sans jamais en faire trop ou risquer de nous rendre les personnages durablement antipathiques.

Ce qui m’a un peu étonné, et pas toujours convaincu, c’est que le livre, qui est principalement un roman historique, est également doublé de passages qui tiennent plutôt de la chronique historique, c’est à dire que le narrateur omniscient s’adresse directement à nous, au milieu du texte, pour nous raconter les grandes évolutions de l’époque. Cette approche a le mérite de la simplicité, mais même si j’ai apprécié d’en apprendre plus sur cette période, le mélange des genres n’a pas fonctionné sur moi. J’aurais préféré que l’autrice trouve un moyen plus naturel de communiquer ces informations, sans sortir du genre romanesque.

Au début, le style m’a également un peu refroidi. Il est très dépouillé, et j’ai fini par le qualifier de « concret » : les faits sont exposés de manière simple, claire, et presque sans aucun affect. Amélie Hanser laisse l’action parler d’elle-même, et se refuse toute tentative de pénétrer trop profondément dans le coeur des personnages, même quand ceux-ci vivent des tragédies. Qui plus est, les dialogues sont rédigés sur le même mode, avec des personnages qui s’expriment tous un peu de la même manière, avec clarté et retenue. Au final, même si j’ai eu un peu de mal au début avec une approche qui m’a d’abord paru trop cérébrale, j’ai fini par m’y faire et ça m’est apparu comme le bon choix pour ce livre, dont l’intrigue est suffisamment efficace pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en rajouter. J’ai même fini par trouver ça reposant, et à considérer qu’il s’agit d’une qualité supplémentaire d’un roman qui n’en manque pas, et que je vous recommande chaleureusement.

Trois degrés de préparation

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Pour que les retombées d’un moment-clé d’une histoire soient méritées, elles doivent pouvoir s’appuyer sur tout ce qui précède, sur une préparation, un contexte qui leur donne une assise logique. Voilà en résumé ce que j’ai expliqué dans de récents articles sur ce site, que je vous invite à lire si ce n’est pas déjà fait (parce que ces articles constituent la préparation de celui-ci, dans ce qui constitue, vous en conviendrez, une étourdissante convergence entre la forme et le fond).

Ici, je vous propose de nous attarder un peu plus longuement sur cette notion de préparation, et de chercher à comprendre comment celle-ci peut mener de manière convaincante à la conclusion de votre histoire, ou à un autre événement-clé de celle-ci. Comment bâtit-on une belle pyramide qui s’élève exactement au sommet que l’on souhaite ?

Ce que j’appelle « préparation », ici, c’est l’ensemble des éléments d’intrigue de votre histoire, tout ce qui arrive dans votre roman, mais vu de la perspective de l’événement final auquel vous souhaitez arriver. Pour y voir plus clair, je vous propose de nous appuyer sur un exemple : pourquoi l’inspecteur Javert finit par se suicider à la fin des « Misérables » de Victor Hugo ? Afin de le comprendre, tous les éléments se trouvent dans les pages qui précèdent cette décision. C’est ce que j’ai choisi d’appeler la préparation. Celle-ci, on va le voir ci-dessous, agit de diverses manières et est constituée de plusieurs niveaux superposés.

Les fondations de la pyramide : la préparation profonde

Première catégorie, la préparation profonde a principalement trait à la nature du personnage dont il est question, à sa psychologie et à son histoire. Quels sont ses besoins ? Quelles sont ses valeurs ? Quels buts poursuit-il et jusqu’où est-il prêt à aller pour l’atteindre ? Quelles sont ses failles et comment celles-ci peuvent-elles se manifester ?

Ce sont ces données de base qui constituent la couche inférieure de votre préparation, la plus solide et la plus immuable. Il s’agit de notions qui ne sont pas immuables, mais qui fonctionnent de manière statique : la fondation qui permet d’ancrer toute la préparation qui suit. Elles vous donnent la possibilité de cerner un personnage, de comprendre où se situent ses limites et ce qui est susceptible de le faire agir dans un sens plutôt que comme un autre, en fonction des événements et de son état d’esprit.

Cette préparation profonde peut également concerner des informations qui ne sont pas directement liés au personnage, comme par exemple des éléments de décor, des données générales sur la manière dont fonctionne l’univers du roman.

Dans notre exemple, Javert est un policier obsédé par une conception particulièrement rigoureuse de la justice. Voilà la base de ce que l’on sait de lui. Elle est indispensable à la préparation, mais elle ne suffit pas à elle seule à nous faire comprendre son geste tragique.

Si la préparation profonde était la seule que Victor Hugo nous fournissait dans son roman, la mort de Javert serait imméritée, et la conclusion de son arc narratif ferait long feu.

La base de la pyramide : la préparation dramatique

Si la préparation profonde a trait à la nature des personnages et à leur fonctionnement, la préparation dramatique est événementielle, et entièrement liée aux rebondissements de votre histoire. Quel enchaînement de faits et d’événements a amené un protagoniste à la scène-clé ou va se jouer tout son arc narratif (ou l’histoire toute entière) ? Comment s’est-il retrouvé-là ? Quel but poursuit-il et quels sont ses besoins ? Quels sont les enjeux de la scène et comment se construit le conflit ou la tension de ce moment ?

Du point de vue du romancier, la préparation dramatique fonctionne à la manière d’un piège parfait, destiné à obtenir une réaction spécifique de la part du personnage. Tous les éléments se conjuguent pour l’amener à prendre une certaine décision plutôt qu’une autre. Idéalement, le lecteur ne devra pas juger celle-ci prévisible, il pourra même la trouver surprenante, mais si le roman fonctionne, il doit normalement finir par la comprendre et à l’accepter, parce que les éléments de la préparation dramatique auront guidé l’action dans cette direction.

Ce type de préparation peut également concerner des événements qui ont lieu dans l’univers du roman, mais qui ne sont pas directement liés au personnage ou à ses actes. Mais cette option, il faut le noter, risque de réduire l’impact des scènes-clé, parce qu’elles deviendront alors moins personnelles, et moins liées à l’agentivité des protagonistes.

Pour revenir aux « Misérables », Javert poursuit le bagnard évadé Jean Valjean pendant des décennies, considérant qu’en tant que criminel, celui-ci doit être châtié et ne peut prétendre au pardon. Les événements font que Javert comprend que Valjean s’est construit une nouvelle identité, Monsieur Madeleine, un philanthrope qui défend la veuve et l’orphelin. Cela crée un conflit qui fournit un élément d’explication supplémentaire à sa décision de mettre fin à ses jours : Javert est confronté au fait que l’individu qu’il pourchasse depuis toujours est un homme bon, pratiquement un saint. Quels seraient alors les fruits de son arrestation ?

Le haut de la pyramide : la préparation instantanée

Juste en-dessous du sommet de la pile, on trouve le troisième et dernier élément de contexte. On peut se le représenter comme l’élément déclencheur, le moment de bascule qui précipite l’action-clé.

Dans votre roman, tout ce qui précède va mener à une scène cruciale où votre protagoniste va être amené à agir d’une manière plutôt que d’une autre. En général, celle-ci prend la forme d’un stimulus assez simple. On l’attaque : il se défend ; on lui pose une question : il répond ; il revoit une image issue de son passé : il ressent une émotion.

Cette préparation instantanée ne constitue pas nécessairement un événement au sens traditionnel du terme : elle peut être complètement intérieure et n’exister que dans la tête du personnage. Ce qui compte, c’est que les choses changent, souvent brusquement, et qu’elles précipitent une réaction de la part du protagoniste.

Dans l’exemple de Javert, c’est bel et bien une décision qui constitue ce moment-clé : le policier choisit de laisser partir le repris de justice Jean Valjean (préparation instantanée). C’est l’aboutissement d’un dilemme : entre arrêter Valjean et le libérer, quel serait le plus grand crime ? (préparation dramatique). Or, on sait de Javert qu’il est inflexible : il est incapable de commettre un délit, quel qu’il soit, sans remettre en cause toutes ses valeurs les plus sacrées (préparation profonde). Jugeant impossible de continuer à vivre avec cette contradiction, il se précipite du haut du pont Notre-Dame et se noie dans la Seine.

Construire la pyramide : additionner les préparations

Le suicide de Javert constitue un moment-clé qu’on peut qualifier de mérité. Si c’est le cas, c’est parce qu’il combine de manière naturelle ce que l’on sait du personnage (préparation profonde), ce qu’il a traversé (préparation dramatique) et ses actes au cours d’une scène-clé (préparation instantanée). Ces trois couches se combinent, s’additionnent, et mènent de manière logique au sommet de la pyramide, sans que l’auteur n’ait contredit aucun des éléments qu’il avait présenté au lecteur, et sans donner l’impression qu’il manque quelque chose pour comprendre comment on finit par en arriver là.

Un événement dramatique peut donc être considéré comme mérité quand les trois parties de la préparation se conjuguent pour déboucher sur une scène qui paraît authentique.

Notons qu’ici, j’ai pris comme exemple l’aboutissement d’une seule intrigue du roman, particulièrement fatidique. Mais dans un récit de fiction, presque toutes les scènes qui sont supposées avoir une certaine résonance émotionnelle doivent idéalement être construites par un tel empilement de préparation, afin qu’elles paraissent méritées aux yeux de la lectrice ou du lecteur. Écrire un roman, c’est donc planifier un grand nombre de pyramides de ce type, des grandes et des petites, pour des scènes cruciales comme mineures.

Critique : Damned – La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough

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Tout le monde croyait que Woodgate Middlesbrough, hors-la-loi légendaire du far-west, avait passé l’arme à gauche, mais les circonstances le forcent à révéler qu’il est bel et bien en vie, et à participer à une mystérieuse machination ourdie par le puissant et excentrique comte Archibast Hard, qui vont lui faire croiser le colt avec d’autres fines gachettes dans une partie de chasse-à-l’homme sans pitié.

Titre : La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough

Auteur : Neville Lucky

Editeur : Nouvelles éditions Humus

Oui, je sais, je vous ai dit que je n’allais plus publier de critiques sur ce site. J’espère que vous n’avez pas pris ça trop au sérieux. De temps en temps, je compte tout de même m’attarder un peu plus sur une publication ou une autre que je ne le fais sur Babelio. C’est ce que je vous propose ici, avec un arrêt sur image consacré à un projet original et intéressant.

Lancé par les Nouvelles éditions Humus, à Lausanne, le projet « Damned » a immédiatement suscité mon enthousiasme. Le concept en deux mots : proposer aux lectrices et lecteurs, chaque mois de 2023, une ragaillardissante novella pulp, par abonnement. Forcément, j’y ai souscrit, et depuis, je retrouve dans ma boîte aux lettres, à chaque nouvelle lune, un récit de zombies, de détectives ou même une bédé, dans un format pratique, naturellement imprimé sur du mauvais papier avec des couvertures très réussies mais aux couleurs criardes. Bref, chaque mois, Humus est de retour avec sa sous-culture. Ouais, sauf que c’est eux le futur.

Si on peut en juger par les premières publications que j’ai eu le bonheur de consulter, on a ici affaire à des récits qui plantent leurs racines dans le terreau original de la fiction pulp, des aventures bon marché, riches en rebondissements et en frissons, qui s’étalent sur plusieurs genres différents de la littérature populaire. De quoi passer un moment de littérature agréable lors d’un trajet en transports en commun, par exemple. Le dosage qui a la préférence d’Humus est plutôt corsé : certains des récits proposés misent gros sur le mauvais goût, l’esprit punk et destroy, et piétinent de manière réjouissante bienséance et bons sentiments.

A ce titre, « La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough » ferait presque figure de récit classique, en ce sens qu’il ne s’ébat pas avec délice dans le mauvais goût. Mais cette fresque western crépusculaire est tout de même pétrie de fiel et de mauvaises intentions. Signée par Neville Lucky, l’âme damnée du magazine Pulper Hearts, un orfèvre des récits pulp bien léchés, on a affaire à un récit du far-west d’une efficacité horlogère, une série d’engrenages dans lesquels les protagonistes mettent le doigt avant de s’y laisser irrémédiablement entraîner. La plupart d’entre eux en ressortent broyés, naturellement.

Le plus enthousiasmant avec ce récit, c’est qu’il est basé sur une idée très solide, particulièrement bien exploitée, avec une tension qui ne retombe jamais, des rebondissements, des retournements de situation, au point qu’on en ressort frustré que le récit soit si court. On aurait voulu des péripéties supplémentaires, et passer davantage de temps avec les personnages secondaires. D’un autre côté, la briéveté de la novella permet à l’auteur de faire accepter au lecteur un certain nombre de poncifs qui sont efficaces et même charmants sous cette forme, mais qui pourraient lasser dans un format étendu. Au final, c’est donc probablement la longueur idéale. Ainsi, on se congratule d’être parvenu à deviner certains coups de théâtre, plutôt que de reprocher à l’auteur de ne pas avoir plus conscienscieusement dissimulé ses traces.

Une autre joie de « La dernière chasse », c’est, caché sous une trame classique, l’excentricité absolue qui, souvent, vient se cacher sous les détails. Ainsi, le récit est traversé par un aréopage de personnages hauts en couleurs, qui, tous, pourraient en être le protagoniste de leur propre histoire. Chacun a un nom si invraisemblable qu’il ferait rougir même Charles Dickens. Quant aux titres des chapitres, chacun d’entre eux ferait très bonne figure en-haut de l’affiche d’un western spaghetti, et génère un suspense qui appelle irrésistiblement à la lecture.

« Damned », saison 2023, ne fait que commencer, et comporte deux autres histoires de Neville Lucky, une persective qui à elle seule justifie le – très raisonnable – prix de l’abonnement.