
Dans le billet précédent, j’ai présenté un schéma bien utile pour visualiser la construction dramatique d’une intrigue : la pyramide de Freytag. On n’en a pas tout à fait fini avec ça.
On l’a vu, dans un contexte moderne, cette approche continue à être valable, mais aujourd’hui, elle n’a plus tout à fait la même tête : on redessine une pyramide plus flexible, à géométrie variable, qui ne rentre pas aussi aisément dans des cases qu’à l’époque de la tragédie classique. Malgré tout, les grands principes restent les mêmes et, même si elle est un peu tordue, ça reste la même pyramide, qui gagne en intensité dramatique avant de redescendre.
Il existe également des moyens de partir du même schéma de base pour arriver à un résultat un peu différent. Prenez ceci, par exemple :

On reconnait bien l’allure générale de notre bonne vieille pyramide de Freytag, sauf que là, après le dénouement, l’intensité dramatique remonte. De quoi s’agit-il ? C’est tout simplement cette technique très moderne qui consiste à préparer une suite. Une fois l’histoire terminée, les dernières scènes laissent à penser que tout n’est en réalité pas résolu, et que de nouvelles difficultés attendent les personnages, dans un éventuel épisode suivant.
Cela peut même prendre la forme de ce qu’on appelle un cliffhanger : une scène interrompue en plein milieu, alors que le protagoniste est en grave danger, ce qui génère un suspense intense et donne envie de découvrir la suite.
Comme on peut le voir dans les illustrations suivantes, la pyramide de Freytag peut également être tronquée :

Dans le premier cas, à gauche, on a affaire à une histoire qui n’a pas de dénouement. Au moment où l’intrigue principale se termine, le roman prend fin. C’est la caractéristique des histoires pour les enfants, mais également des romans d’aventures, en particulier ceux qui ont été écrits avant les années 1970. Cette approche met l’accent sur l’action, au détriment du parcours des personnages, qu’on prive de la possibilité de dresser le bilan de ce qu’ils ont traversé. Cela peut fonctionner si l’on est en quête de simplicité.
Le schéma du milieu peut également indiquer quelque chose d’encore bien plus impitoyable : un roman qui n’a ni résolution, ni dénouement. L’action s’interrompt avant que les protagonistes aient résolu l’intrigue, laissant le lecteur sur sa faim.
Cette approche génère énormément de frustration, puisque, d’une certaine manière, elle constitue une rupture du contrat moral implicite qui se lie entre l’auteur et le lecteur, qui consiste à mener l’histoire jusqu’à son terme. Pour cette raison, elle est déconseillée.
Certains écrivains très habiles parviennent malgré tout à l’utiliser, en particulier lorsqu’ils s’en servent pour appuyer leurs thèmes. Si le chevalier sait depuis le début qu’il va mourir en affrontant le dragon, est-il vraiment nécessaire de nous décrire le combat ? Ce qui compte, le vrai enjeu d’une telle histoire, c’est sa décision d’aller se battre malgré tout.
La pyramide de Freytag n’est pas la seule manière de raconter une histoire, loin de là
Le schéma de droite propose l’idée inverse : un roman qui n’a pas d’exposition. En tant que lecteur, on débarque dans un univers déjà formé, avec des personnages que l’on ne prendra pas le temps de nous présenter, et on entre dans le roman directement par l’élément déclencheur. C’est au fur et à mesure que l’on apprendra à se familiariser avec les protagonistes et le décor de l’œuvre.
Il s’agit d’une approche qui peut être efficace et très intense, mais qui doit être menée avec doigté pour que le lecteur ne se sente pas déboussolé et qu’il ne repose pas le livre en explosant de frustration.
Mais la pyramide de Freytag et ses variantes n’est pas la seule manière de raconter une histoire, loin de là. L’autre méthode classique par excellence, c’est celle que je qualifierais de « série de péripéties » : le personnage traverse une suite d’aventures enchaînées les unes aux autres, dont il triomphe pour parvenir à la conclusion de l’histoire. C’est le schéma des romans picaresques, de Don Quichotte et de nombreuses œuvres de la littérature jeunesse, dont le Hobbit de Tolkien. Ça ressemble moins à une pyramide qu’à un crocodile :

Dans ce schéma, chaque épisode a sa propre pyramide de Freytag : l’intensité monte, puis elle redescend quand le héros triomphe de l’adversité, avant qu’arrive la prochaine aventure. Pour notre sensibilité moderne, c’est un peu l’équivalent d’une série télé : on suit les personnages dans une série d’histoires, qui, toutes mises bout à bout, composent leur vie.
Le point faible de ce type de construction dramatique, c’est qu’elle n’atteint pas l’intensité que l’on peut connaître avec un schéma de type Freytag. Les différents événements ne s’additionnent pas les uns aux autres pour produire du suspense et contribuer à rendre les enjeux toujours plus grands : ils se contentent de s’enchaîner, dans une séquence qui, si l’on n’y prend pas garde, risque de manquer de souffle.
Il y a malgré tout des moyens de pimenter un peu ce type de construction. La série de péripéties peut par exemple avoir sa propre montée en intensité dramatique. Chaque épisode débouche sur un autre qui est un peu plus intense que le précédent, le protagoniste se retrouve dans une situation de plus en plus périlleuse, ce qui fait que, lorsqu’il triomphe de la dernier embûche à la fin du roman, on a vibré avec lui et le sentiment qui habite le lecteur est le soulagement. Bien menée, un tel schéma peut être haletant. Ça ressemble à ça :

A noter que ces constructions d’intrigue classiques sont adaptées principalement aux œuvres qui s’intéressent à des personnages qui font face à des périls physiques dont ils triomphent à travers leurs actions. C’est le cas des romans policiers, des quêtes, des romans d’aventure, des tragédies, etc… Pour des œuvres plus intérieures, qui se focalisent sur le cheminement psychologiques des personnages, la pyramide de Freytag et l’enchaînement de péripéties sont des modèles qui ne fonctionnent pas vraiment.
D’ailleurs, dans un prochain billet, nous verrons qu’il existe des approches modernes qui permettent de se passer de ce genre d’artifice.
Atelier : prenez une histoire que vous avez écrite (ou un de vos romans préférés) et imaginez-vous ce que ça donnerait si on tronquait son dénouement, sa résolution ou sa phase d’exposition. Est-ce que l’on y perd quelque chose ? Est-ce que l’on gagne quelque chose en échange ?