Éléments de décor : le langage

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Un roman, c’est un objet entièrement constitué de langage. Il baigne dans le langage, il n’a pas d’existence en-dehors du langage, et par nature il propose, même si ce n’est pas la propos de l’auteur, un regard sur le langage, voire même parfois un discours sur le langage. Comme on a déjà eu l’occasion d’en parler ici, écrire, c’est choisir des mots, forger un style, opter pour une approche singulière qui permet d’évoquer des situations et d’engendrer des émotions dans la tête du lecteur.

Il n’y a donc pas de roman coupé du langage, c’est impossible. Cela dit, certains ont de la langue une approche plus délibérée, en en faisant non pas un simple vecteur d’une intrigue dramatique, mais un sujet d’étude, un élément qui peut venir jouer un rôle central dans le narratif. En se servant du langage, on peut porter un regard sur le langage.

Au fond, cette préoccupation linguistique peut intervenir principalement à trois niveaux différents.

Premièrement, un auteur peut s’intéresser au langage pour lui-même, dans son existence la plus basique : le langage en tant qu’outil de communication entre les êtres et comme support à la pensée. On parle ici d’une approche linguistique (le langage en tant que tel) et sociolinguistique (le langage dans les interactions entre les individus). Dans sa pièce « Le rapport dont vous êtes l’objet », Vaclav Havel met par exemple en scène l’invasion d’une administration par une langue bureaucratique que personne ne comprend mais qui devient vite cruciale pour obtenir quoi que ce soit.

Le second niveau, c’est l’examen de la langue telle qu’elle est parlée, soit les niveaux de langage, la structure, le choix de vocabulaire, la manière dont le choix d’un mot plutôt qu’un autre peut avoir des conséquences, le rapport entre l’usage de la langue et la perception de la réalité. Est-ce que chaque langue modèle ses locuteurs jusqu’à en faire des individus au fonctionnement distinct ? C’est un vaste champ d’expérimentation pour un romancier, qui peut prendre les formes les plus diverses. James Joyce ou Céline se servent ainsi des différents registres offerts par la langue pour caractériser les personnages, et, au-delà de leurs sorts individuels, pour offrir un commentaire sur le milieu dont ils sont issus.

Enfin le troisième niveau, c’est celui où la langue elle-même entre dans la fiction. L’histoire de la littérature est pleine de langues inventées, d’argots, de codes, de langages fictifs, qu’on ne parle que dans les romans. Dans « Oranges mécaniques », Anthony Burgess met en scène des personnages qui pratiquent un argot futuriste aux racines russes et anglaises, le Nadsat, dont des extraits ponctuent les dialogues du roman.

Le langage et le décor

Comme j’en ai pris l’habitude dans ces articles, je vous propose de nous pencher pour commencer sur les milieux ou les institutions où l’on vit le langage, où on s’en imprègne ou ceux où on l’élabore.

Parfois, eh oui, le langage est un lieu que l’on habite. Ça peut être littéralement, comme dans la bande dessinée « Philémon » de Fred, où une partie de l’action se déroule sur des îles en formes de lettres qui forment les mots « océan atlantique. » Mais ça peut être de manière figurée, par exemple au sein d’un milieu directement concerné par le langage, comme celui des philologues, des académiciens, des auteurs d’un dictionnaire. Un roman pourrait également suivre les efforts d’une équipe d’archéologues pour percer à jour les secrets d’une langue oubliée, comme l’étrusque.

De manière plus générale, on peut considérer que tous les professionnels des mots ont une relation très étroite avec le vocabulaire : toute histoire qui se situerait parmi des auteurs, des journalistes, des rédacteurs de publicité ou de discours politiques, pourrait, en marge ou de manière centrale, proposer un regard sur le langage, la manière dont on s’en sert, l’éthique qui y est liée et les limites de la manipulation. Il faut avoir travaillé dans une rédaction pour saisir à quel point les discussions sur le choix d’un verbe peuvent être passionnelles.

On peut également s’attarder sur des situations où le langage est au premier plan. Le film « Steve Jobs » de Danny Boyle se focalise sur trois scènes qui précèdent des moments où le personnage principal va prononcer un discours. Un examen, une plaidoirie, une représentation théâtrale, un match d’improvisation, une battle de rap, une confession sont d’autres occasions où le langage occupe soudain le devant de la scène dans une histoire romanesque, et où les mots prennent une importance prépondérante. La pièce « Talk Radio » d’Eric Bogosian est ainsi presque entièrement constituée de conversations qui se déroulent pendant une émission radiophonique.

Intégrer le langage en tant qu’élément de décor, ça peut être aussi explorer la transmission et l’apprentissage de la parole ou de l’écriture : comment on devient locuteur, comment on acquiert son propre style. Suivre un enseignant ou un parent chargé de transmettre la langue à autrui peut servir de fil rouge à un roman passionnant.

Tous les jours, nous sommes tous plongés dans un océan de langage, riche et diversifié. Il peut être intéressant de suivre un personnage dans ses rapports aux différents registres de vocabulaires, et à la manière dont il passe de l’un à l’autre en fonction des circonstances : une langue pour ses potes de banlieue, une autre pour ses parents, une troisième pour le boulot, une quatrième pour sa copine, une cinquième pour, par exemple, ses écrits. On se rend compte par cet exemple que le langage peut être un élément d’identité, pour un individu, mais aussi pour un quartier, une région, un pays.

D’ailleurs, il y a des situations intéressantes qui se situent sur ce plan : pensons à la diglossie, soit la situation où plusieurs langues vivent dans un même espace géographique. Qu’est-ce que ça signifie, par exemple, de vivre dans un pays multiculturel ? Comment s’organise une communauté qui parle plusieurs langues ? Quels types de conflits et de malentendus peuvent nourrir de ce type de situation ?

Et puis il y a des populations qui ont du langage une expérience singulière. Certains sont en situation de handicap : muets, temporairement ou durablement, aphasiques, bègues. Ou alors leur condition les oblige à s’exprimer de manière différente, par le langage des signes ou à travers des machines par exemple. À quel point le langage devient-il précieux lorsque prononcer ou écrire un mot constitue une épreuve ?

Enfin, le langage, c’est quelque chose qui peut être chargé d’une signification symbolique particulière. Il y a des langages sacrés, au sens strict et liturgique du terme, mais aussi au sens figuré : comment un auteur dont les mots ont touché une génération peut vivre dans l’ombre de ses propres écrits, en tant que simple humain imparfait ? Cela fonctionne aussi dans l’autre sens : certains mots sont tabous, mal vus, voire interdits, et c’est une frontière qui peut également être explorée – avec énormément de doigté – par un romancier désireux de comprendre pourquoi un simple assemblage de sons peut enflammer le cœur de certains humains.

Le langage et le thème

Alors que le langage est l’ingrédient presque unique du roman, il peut aussi en devenir le thème. Il est presque trop naturel qu’il le soit, en réalité, et risque même de le devenir par accident, ne serait-ce que de manière sous-jacente.

Parfois, on s’y attaque bille en tête. Jean-Paul Sartre, dans « Les Mots », s’intéresse à la sacralisation du langage et du rôle de l’écrivain. Dans « La Cantatrice Chauve », Eugène Ionesco se moque de notre quête de sens et explore à quel point les mots sont des outils imprécis pour approcher la réalité, jusqu’à basculer dans l’absurde.

Et puis il n’y a pas ce qui est dit, mais aussi ce qui ne l’est pas. Dans « Pour un oui ou pour un non », Nathalie Sarraute se consacre non pas à ce qui est dit mais à ce qui ne l’est pas : ces silences, ces sous-entendus qui jalonnent le quotidien de l’être humain et sont le ferment de ressentiments et de conflits. Un pan important de la littérature française contemporaine s’intéresse au non-dit, prenant parfois le risque, à force d’exploiter la même veine, d’être non-lu.

Cela dit, « le langage » en tant que tel n’est pas toujours un thème très fécond. Surtout, il risque d’engendrer des œuvres nombrilistes, qui n’intéressent que leurs auteurs, ou les plus méticuleux des formalistes. Mais il existe des thématiques adjacentes qui sont extraordinairement fertiles. Le malentendu, par exemple, est un des piliers sur lesquels reposent toutes les comédies de situation. Que peut-il se passer quand un individu a mal compris ou interprété une phrase saisie au vol, ou lue à la sauvette ?

Le langage et l’intrigue

Le cas le plus flagrant de l’usage du langage comme élément constitutif de l’intrigue d’un roman, c’est celui de la prophétie, utilisé de manière abusive par les auteurs de fantasy. Qu’est-ce qu’une prophétie, si ce n’est du langage qui devient de la réalité ? Un présage annoncé au début d’un roman peut conditionner tous ses enjeux et toute sa structure dramatique.

Autre manière d’utiliser la langue dans la construction d’une histoire : se faire le chroniqueur de l’écriture d’un texte – roman, discours, Constitution, etc… – les personnages sont engagés, à des degrés divers, dans la création de l’œuvre, et le roman raconte leurs efforts, de l’idée de départ jusqu’à sa conclusion. On peut également détourner un peu cette idée, en racontant par exemple les efforts infructueux d’un romancier pour écrire un livre, sans cesse perturbés par des interventions extérieures.

On peut également mêler différents niveaux de réalité, en partant du principe qu’un des personnages du livre est l’auteur de celui-ci. En d’autres termes, c’est lui qui est le récitant des aventures que le lecteur découvre, en même temps qu’il les vit. Peut-on complètement lui faire confiance en tant que narrateur ? En superposant ainsi plusieurs niveaux de langage, on peut créer des effets de mise en abyme intéressants.

Les langues étrangères peuvent également générer des accidents de parcours dans l’intrigue d’un roman : comment va se débrouiller un personnage qui est soudain plongé dans une région où personne ne le comprend et dont il ne parle pas la langue ? Que faire si la solution à un problème réside dans un texte que personne n’arrive à traduire ? Et  que se passe-t-il si un personnage entend des voix dans une langue morte, qu’il va devoir apprendre pour savoir ce qu’elles lui disent, comme dans le film « Simple mortel » de Pierre Jolivet?

Le langage et les personnages

Parmi les figures les plus courantes et les plus ennuyeuses de la littérature, il faut compter celle du romancier comme personnage principal d’un roman. On ne compte plus les auteurs qui sont tellement intéressés par leur propre condition qu’ils écrivent des livres sur des auteurs qui écrivent des livres ; ou pire, des livres sur des auteurs qui n’arrivent pas à écrire de livres.

Cela a au moins le mérite de thématiser certains éléments liés au langage qui peuvent être intéressants : qu’est-ce qui fait qu’un individu souhaite s’exprimer, prendre la parole ? Quel rapport entretient-il avec la langue ? Cela dit, plutôt que choisir un protagoniste romancier, il peut être plus enrichissant d’en faire un linguiste, un poète, un prophète, un griot ou tout autre professionnel des mots.

Cela dit, nul besoin d’aller aussi loin : tous les personnages ont un rapport au langage. Certains peuvent avoir des difficultés à s’exprimer ou à écrire, soit en raison de handicaps, soit parce que leur apprentissage de la langue a été incomplet, ou alors parce que la question de les intéresse pas. Comme on a déjà eu l’occasion de le voir, on peut caractériser un personnage en cherchant à trouver sa voix spécifique. Chacun a un style bien à lui, un vocabulaire qui lui est propre, des raisons qui le poussent à parler ou à se taire.

Variantes autour du langage

Le langage est notre outil de perception du réel, mais aussi notre outil de perception de la fiction, ce qui fait que les frontières entre l’un et l’autre ont parfois tendance à se confondre. Pour un auteur de littérature de l’imaginaire, ou même simplement pour un écrivain qui apprécie les jeux de langage et de perception, la langue représente un terreau inépuisable d’idées originales, basés sur des torsions plus ou moins importantes de la réalité à laquelle nous sommes accoutumés.

Dans « The Invisibles » de Grant Morrison, on apprend que le véritable alphabet comporte soixante-quatre lettres et que le fait de connaître les lettres secrètes qui ne figurent pas dans les alphabets usuels permet de contrôler la réalité et les perceptions. Ted Chiang, dans sa nouvelle « Story of your Life », décrit une race extraterrestre qui pratique un langage qui ne peut être compris que si l’on a une vision non-linéaire du temps, et l’étudier permet d’acquérir celle-ci. Dans « Le Signe des Locustes », M. John Harrison met en scène la conquête d’une réalité par une race d’insectes dont le langage envahit le réel jusqu’à le rendre incompréhensible pour les autochtones. Le roman lui-même finit par se disloquer, victime de cette disruption.

On le voit bien, en posant le principe de base selon lequel le réel, c’est le langage, et inversement, il est possible d’introduire des concepts fascinants qui permettent d’explorer les limites entre le livre en tant que construction linguistique et l’univers de fiction qu’il invoque. Dans « L’Histoire sans fin » de Michael Ende, le livre que lit Bastien est à la fois un objet – le même que le lecteur a entre les mains – et une porte vers un royaume fantastique, ce qui fait que le garçon se retrouve à la fois lecteur et personnage de l’histoire.

Mais d’autres auteurs ont préféré chercher des variantes autour de la manière dont le langage est formé et délivré. Ainsi, les Ariékans de « Légationville », le roman de China Miéville, parlent à travers deux bouches, et communiquer avec eux nécessite l’intervention de paires de jumeaux modifiés génétiquement. Dans « L’Étoile et le fouet », Frank Herbert met en scène une espèce extraterrestre, les Calibans, qui communiquent en envoyant des images dans le cerveau de leur interlocuteur, ce qui est retranscrit dans le texte par des passages qui prennent des libertés avec les règles de la grammaire (les traducteurs se son beaucoup cassés la tête sur ce bouquin).

De manière générale, tout ce qui peut être transmis à distance peut servir de moyen de communication, et les littératures de l’imaginaire ne s’en privent pas. Les gestes, les images, les odeurs, les pensées, la musique, les mathématiques peuvent être utilisées comme base pour créer un langage de fiction. Et même si l’on décide d’en rester à un langage verbal/écrit comme la plupart des langues humaines actuelles, d’infinies variantes sont possibles. Il suffit de se souvenir de la nouvelle « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » de Jorge Luis Borges pour rencontrer un langage fictif dans lequel il n’y a pas de noms. On pourrait tout aussi bien imaginer une langue de pur constat dans laquelle les verbes sont absents, une autre où les temps de verbe sont inconnus, ou alors des langages entièrement basés sur la rhétorique, les métaphores ou les mots-valises.

⏩ La semaine prochaine: Inventer un langage

Éléments de décor : les transports

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Se rendre d’un endroit à un autre, ça peut paraître tout bête, mais qu’est-ce que ça fait fonctionner l’imagination ! Lorsqu’un écrivain construit son décor, il n’est pas exclu qu’il consacre une partie de son intérêt à réfléchir à la place que vont y tenir les différents moyens de transport, ne serait-ce que parce que ceux-ci lui permettent de faire bouger ses personnages d’un endroit à un autre.

Alors qu’on pourrait concevoir les moyens de transport comme de simples outils qui aident les êtres humains à se déplacer plus vite qu’ils ne pourraient le faire à pied, la vérité, c’est que toute une mythologie s’est construite autour d’eux, tout un imaginaire que nous avons en commun et sur lequel des auteurs ont construit des œuvres entières.

Il suffit de penser au cheval pour réaliser que son rôle est loin de se cantonner à celui d’un véhicule sur pattes. Le cheval, c’est un moyen de transport, mais c’est surtout un compagnon, un personnage au sens propre du terme, mais aussi un symbole de liberté et d’évasion. D’une certaine manière, la voiture a hérité d’une part de sa mystique : autour d’elle se sont construits toutes sortes de mythes modernes à base d’individus au volant, qui font face à leur destin. Le road movie, c’est un genre cinématographique, oui, mais c’est aussi un genre littéraire.

Le taxi mérite une mention particulière, parce qu’il permet la confrontation instantanée de deux types de personnages : le chauffeur (qui connaît la ville comme sa poche) et le passager (qui, bien souvent, vient d’ailleurs). C’est un outil idéal pour faire se confronter deux points de vue, et peut-même être utilisé par un auteur comme support pour l’exposition, lorsqu’un personnage débarque dans une ville qui lui est inconnue.

Les trains méritent une mention spéciale : il y a des romans ferroviaires, qui d’ailleurs ne sont pas tous des romans de gare. Le premier qui vient à l’esprit, c’est « Le Crime de l’Orient-Express. » La particularité du train en fiction, par opposition à la voiture, c’est son aspect communautaire : c’est comme une ville qui se déplace dans le décor. C’est aussi un moyen simple de faire en sorte que des inconnus se retrouvent piégés ensemble.

Le bateau de croisière peut être substitué au train pour la plupart des usages romanesques. En revanche, les autres types de bateau sont plutôt associés à l’idée de l’être humain confronté aux rudes aspérités de Dame Nature, que ce soit dans « L’Odyssée » d’Homère ou dans « Le Vieil homme et la mer » d’Ernest Hemingway.

En ce qui concerne l’avion, l’imagerie populaire aura surtout retenu de lui un aspect : il tombe. Voyager en avion, c’est abandonner délibérément presque tout contrôle sur son destin à un pilote et à une machine, et nombre d’histoires peuvent être racontées autour de cette tension particulière.

Enfin, tram, bus, funiculaire, ascenseur, rickshaw ou bicyclette : chaque moyen de transport a sa propre ambiance, son propre rythme narratif, sa propre poésie, et peut donner lieu, pour peu qu’on sache en tirer le meilleur parti, à des romans très différents.

Les transports et le décor

Comme souvent, on peut se servir d’un élément de décor de manière littérale pour servir de toile de fond à une histoire. Ainsi, toute l’intrigue d’un roman peut avoir lieu intégralement lors d’un voyage en train. C’est le cas de « L’Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet », de Reif Larsen, dans lequel un jeune garçon traverse les États-Unis dans un wagon de marchandise. L’avantage du train, si vous souhaitez en faire le principal décor de votre histoire, c’est qu’il procure à vos personnages un environnement stable, avec toujours les mêmes contrôleurs, les mêmes compagnons de voyage, le même encadrement, mais tout cela, serti dans un paysage qui ne cesse de changer. C’est un îlot d’immobilité au cœur d’une terre mouvante.

La voiture offre un décor différent. Oui, il est possible d’y situer toute l’action d’un livre, mais considéré en tant que lieu à proprement parler, l’automobile est moins intéressante que le train. Ce sont donc les rencontres qui se produisent lors des arrêts, les détours impromptus, les imprévus, qui vont faire le sel d’un bouquin centré sur la voiture. On citera « Une odyssée américaine » de Jim Harrison pour se rappeler que le road movie est un genre enraciné dans l’histoire des États-Unis, mais après tout, « Le lièvre de Vatanen » d’Arto Paasalinna nous prouve qu’on peut raconter le même genre de périple en Europe.

On comprend bien à travers ces exemples qu’à vouloir placer toute l’intrigue d’un roman autour d’un moyen de transport, on change fondamentalement la nature même du roman. À chaque moyen de se déplacer, un résultat différent. Un auteur fou furieux qui déciderait d’écrire un roman qui a lieu intégralement dans un funiculaire enfanterait, à n’en pas douter, une histoire à la tonalité singulière.

Mais les moyens de transport peuvent également être utilisés en tant que décor de manière plus oblique. Pourquoi ne pas décider de situer toute l’action d’un roman dans une gare ou dans un aéroport ? Là, ce ne sont plus les protagonistes qui se déplacent, ce sont les personnages secondaires qui viennent à eux. « The Signal-Man », la nouvelle de Charles Dickens, choisit une option similaire en situant son action à un embranchement d’un réseau ferroviaire. Une approche du même genre consisterait à choisir comme toile de fonds une tour de contrôle où travaillent des aiguilleurs du ciel.

Une autre idée, c’est de s’intéresser non pas à un moyen de transport ou à un lieu, mais à une liaison en train de se faire : une voie ferrée ou une route en cours de construction, un canal en train d’être creusé constituent des décors intéressants qui peuvent servir de cadre à de nombreuses histoires différentes.

Les transports et le thème

Dans les romans, les voyages sont toujours initiatiques. Entre le moment où on embarque dans un train et le moment où on en descend, on n’est plus tout à fait la même personne. Métaphoriquement, un voyage représente presque toujours le cheminement intérieur que font les personnages qui l’entreprennent, et donc un roman qui laisse une large place aux transports va probablement choisir cela comme thème central.

À l’inverse, plutôt qu’une progression, on peut choisir de représenter le voyage comme l’inexorable passage du temps, qui nous mène, chacun de nous, vers notre mort. En se basant sur une métaphore proche, on aboutit donc à un traitement thématique opposé. En fait, la lecture des romans de voyage nous enseigne qu’on se déplace essentiellement pour deux raisons : pour se trouver ou pour se perdre. Certains voyages sont initiatiques, d’autres ne mènent qu’à l’anéantissement.

Mais parler des transports, c’est davantage que de parler de voyages. Ainsi, évoquer les transports en commun dans un cadre romanesque, ça peut aussi être l’occasion de parler de ponctualité, et de ceux qui, par exemple, sont obsédés par les horaires des trains. Enfin, les transports en commun sont des lieux de mixité sociale et culturelle : c’est quelque chose qui peut être thématisé en forçant, dans un roman, des personnages qui n’ont rien en commun à trouver des raisons de dialoguer, juste parce qu’ils voyagent à bord du même train, du même avion ou de la même caravane.

Les transports et l’intrigue

C’est assez élémentaire. Les différentes phases d’un voyage peuvent être détournées pour obtenir les différentes étapes de l’intrigue d’un roman. En commençant par les préparatifs, en poursuivant avec l’embarquement, puis avec les différentes haltes ou étapes, jusqu’à la fin du voyage, on a un parcours qui ressemble à celui d’un moyen de transport, et qui s’applique également très bien au découpage d’un roman.

Par essence, lorsque l’on décide de décalquer les rythmes du voyage à un projet de fiction, on obtient quelque chose qui va beaucoup ressembler à ce qu’on surnomme le « schéma crocodile », soit le style d’intrigue des romans picaresque, constitués d’épisodes enchâssés les uns dans les autres. Les étapes de départ et d’arrivées donnent une petite originalité à ce type de récit, en cela qu’ils permettent de poser les enjeux au départ, puis de proposer une conclusion, ne serait-ce que thématique, lorsque les personnages arrivent à destination.

Les transports et les personnages

Nous sommes ce que nous conduisons. On peut en apprendre beaucoup sur la personnalité d’un individu en fonction de la voiture qu’il conduit. Un détective qui conduit un vieux tacot et un chef de ventes au volant d’un coupé sport renforcent les clichés avec leur automobile.

Inversez les véhicules et vous aurez déjà apporté un peu d’ambiguïté supplémentaire dans le portrait : pourquoi ce chef des ventes s’attache-t-il à une voiture ancienne ? Est-il collectionneur ? Nostalgique ? Traverse-t-il des difficultés financières ? En croquant le portrait d’un personnage et de sa voiture, vous parviendrez à compléter le portrait avec davantage de profondeur qu’en vous contentant de vous intéresser au premier.

Ce qui ne veut pas dire qu’un piéton n’aura pas de personnalité, au contraire. Refuser la dictature de la bagnole et choisir la marche, le vélo ou le train, par exemple, cela caractérise un personnage plus sûrement qu’un signe du zodiaque.

Et il n’y a pas que le choix de véhicule qui permet de cerner une personnalité, mais aussi la manière dont on s’en sert. Est-il bon conducteur ou mauvais ? Respectueux du code de la route ou prêt à prendre toutes sortes de risques pour arriver à destination ? L’usager du train est-il ponctuel ou toujours en retard ? En vous posant ces questions toutes simples, vous allez brosser un portrait de votre personnage qui l’ancre résolument dans le concret.

Variantes autour des transports

Dans la littérature de genre, tout, absolument tout peut servir de moyens de transport. Dans mon roman «Merveilles du Monde Hurlant», des crabes géants font office de calèche, il y a un navire pirate dont les voiles sont tissées par des araignées géantes ainsi qu’un véhicule amphibie monté sur six pattes mécaniques, à la manière d’un insecte.

Que l’on parle de fantasy ou de science-fiction, les moyens de transport sont un des domaines où l’imagination est la plus débridée, sans doute parce que les littératures de genre sont une invitation au voyage et que les auteurs s’en donnent à cœur joie dans ce domaine. On ne s’étonnera pas, dès lors, de croiser autant de véhicules originaux dans la littérature d’essence fantastique, comme les trains de Harry Potter qui font halte au quai 9 ¾ de King’s Cross Station, les villes mouvantes de « Mécaniques fatales » de Peter Reeve, en passant par le Chat-bus de « Mon voisin Totoro » ou encore Armada, la cité propulsée par un kraken dans « Les Scarifiés » de China Mièville.

En science-fiction, ce sont les vaisseaux spatiaux qui concentrent une bonne partie de l’imagination des auteurs. Dans « Dune » de Frank Herbert, ceux-ci voyagent grâce aux efforts des Navigateurs, dont l’abus de drogue les a fait muter jusqu’à ce qu’ils soient capables de plier l’espace-temps ; dans « Le guide du routard galactique » de Douglas Adams, le Cœur en Or est propulsé par un Générateur d’improbabilité infinie qui l’amène simultanément dans tous les endroits du cosmos ; dans le film « Event Horizon » de Paul W.S. Anderson, le vaisseau-titre, pour se déplacer plus vite que la lumière, est passé par l’Enfer ; dans la série Farscape, le vaisseau Moya est un animal réduit en esclavage pour être utilisé comme un véhicule.

Les possibilités sont infinies. Si vous œuvrez dans les littératures de l’imaginaire, vous pouvez pratiquement combiner un moyen de transport traditionnel, un adjectif aléatoire pour le définir et un mot pour représenter son système de propulsion, et ça devrait donner des résultats intéressants. Après, ne venez pas vous plaindre si le véhicule de votre héros est une bicyclette végétale propulsée par l’énergie de la grammaire : j’ai dit « intéressants », pas « parfaits », il faut faire un peu le tri.

⏩ La semaine prochaine: Éléments de décor – la religion

L’interview: Ariane Bricard

Est-ce parce qu’elle a voyagé elle-même qu’elle aime nous emmener loin de la Terre? Ariane Bricard est une autrice dont les écrits se situent au carrefour des classiques de la science-fiction, du romantisme et du mystère. Avec La Cité des Abysses, son premier roman, elle a fait rêver les lecteurs à Thétys, un monde aquatique dont les humains sont loin de percer à jour tous les mystères. J’ai déjà eu l’occasion de publier une critique de ce roman que vous pouvez lire ici.

Disculpeur: Ariane et moi sommes tous les deux publiés dans la même maison d’édition.

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Est-ce que tu te souviens de ce qui t’as amenée à l’écriture ? Quel a été ton premier projet ? Qu’est-ce que ça représente l’écriture pour toi aujourd’hui ? Une passion ? Une drogue ? Un casse-tête ? Est-ce que tu pourrais t’en passer ?

On m’a raconté que j’ai commencé à écrire dès que j’ai appris à le faire, comme une suite logique de ma passion pour la lecture. À cinq ans, j’ai déclaré que je voulais être écrivain (à peine ambitieux, ha ! ha !). J’ai écrit des poèmes pour mes parents, des rédactions à l’école.
Ma première histoire complète, je l’ai écrite à 15 ans, par besoin d’écrire (influencée par des jeux vidéo, en particulier Deus Ex). Je n’ai pas cessé depuis.
C’est à la fois une drogue (je suis en état de manque lorsque je n’écris pas régulièrement) et un moyen de me compléter. C’est aussi un casse-tête car la cohérence est très importante, je veux que le lecteur croie en l’histoire. L’avantage : on a toute sa vie pour progresser.
J’espère que je ne réussirai jamais à m’en passer.

Un conseil, une suggestion à ceux qui te lisent et qui ont envie d’écrire ?

Doutez et travaillez. Le plus dur est de prendre du recul, de voir ses propres réflexes, ses codes et ses erreurs. La patience et le travail sont indispensables. Une chose qui marche bien pour moi : la musique pour me « doper » et ne pas faire que ça. Tout ce que l’on vit nourrit nos idées et notre style.
Après, il n’y a pas de recette miracle, chacun fonctionne différemment.

Tu as un parcours cosmopolite, qui passe par l’Afrique et la Chine. Est-ce que cela a laissé des traces sur ton écriture ?

Aucune idée ! Par contre, j’aimerais bien m’en inspirer davantage, au niveau culturel, social… c’est passionnant. Les gens restent les gens mais leurs façons d’être diffèrent complètement !
Lorsque j’étais encore étudiante en chinois, j’ai écrit un pastiche d’un chapitre d’Au bord de l’eau pour un examen de littérature. Ce n’était pas facile d’essayer d’employer les mêmes tournures, de reprendre des personnages, mais j’avais adoré !

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La Cité des Abysses est avant tout un roman de science-fiction. Est-ce qu’il y a des auteurs dont tu te sens proche et qui t’ont inspiré pour l’écrire ?

Ce que j’ai pu identifier : Herbert (Dune), le film Abyss (surtout la fin), l’auteur de BD Léo pour les mantrisses d’Aldébaran, Asimov pour sa merveilleuse façon de nous embarquer dans l’avenir. M’en sentir proche, j’aimerais bien ! C’est surtout de l’admiration pour leurs œuvres.

Malgré tout, la trame du roman, c’est une enquête, presque policière. Est-ce que ça a été compliqué de structurer une telle intrigue ?

C’est embarrassant. En fait, je n’avais rien structuré du tout : j’écrivais uniquement à l’inspiration. Parfois, je restais bloquée des semaines ! Certains points étaient clairs dès le début, l’essentiel a dû attendre la fin.
C’est une façon brouillonne et surtout stressante d’écrire. J’essaye de structurer davantage mes romans depuis 7 ans, de retenir certaines idées, mais ça reste difficile.

Je sais que tu tricotes. Est-ce qu’il existe des points communs entre le tricot et l’écriture selon toi ?

Oh, oui ! Il y a un côté créatif indéniable : imaginer un motif, tout défaire parce qu’on change d’avis, improviser, modifier. Plus ce qu’on veut tricoter est complexe et plus un plan est conseillé. Par contre, c’est moins mouvementé que l’écriture ! Je trouve le côté mécanique très apaisant, alors qu’il m’est arrivé de pleurer en écrivant des chapitres.

« Romantique, mais pas guimauve » : c’est un descriptif que tu utilises parfois pour qualifier la tonalité du livre. C’est quoi, le romantisme, pour toi ? Pourquoi est-ce que ça te tient à cœur ?

Pour moi, le romantisme est passionnel (et pas forcément amoureux). Il tient à l’intensité des émotions, des impressions. Guimauve, pour moi, c’est un peu exagéré ou moins ancré dans le réel.
J’ai déjà écrit comme ça. Maintenant, j’essaye de garder mes personnages concentrés sur leurs objectifs : ils ont déjà beaucoup à affronter et tout le monde n’est pas à ce point à fleur de peau.
D’un autre côté, ça pourrait être intéressant d’inventer un personnage secondaire guimauve ! Même si ça peut faire du mal, c’est attendrissant, cette sincérité extrême.

On te sent très attachée à certains de tes personnages. Comment est-ce que tu définirais le lien qui t’unit à eux ?

Je ne sais pas trop. Ils sont là, dans un coin de ma tête, à attendre le point final. Disons qu’ils vivent en moi tant que j’écris sur eux. J’essaye de leur donner une identité propre, un passé, un peu d’épaisseur en fait. Pas très facile mais c’est une des choses que je préfère. Évidemment, les personnages principaux sont privilégiés : ils sont soumis à plus de torture, hé ! hé ! Les pauvres.

La Cité des Abysses appelle une suite. Où en es-tu ?

Je réécrit le texte depuis l’an dernier. Le scénario a complètement été remanié et au moins les trois quarts sont réécrits de zéro, alors ça demande beaucoup de temps (surtout que j’ai un travail chronophage à côté).
Désolée, c’est très long !

C’est difficile d’écrire une suite ? Plus dur que d’écrire le premier tome ?

Au niveau écriture, retrouver les personnages, c’est du pur bonheur ! Je suis très heureuse, deux d’entre eux ont évolué. Par contre, oui, j’ai peur de décevoir les lecteurs du tome 1. C’est ça le plus dur, je pense.

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Au-delà du Cycle d’Ekysse, est-ce que tu as d’autres envies d’écriture ? Des projets dans tes carnets ? Envie de t’éloigner de la science-fiction, peut-être ?

J’aimerais écrire quelque chose de drôle mais je n’y arrive pas pour l’instant.
J’ai un autre projet, de littérature plus classique, que je garde dans un coin de ma tête, pour plus tard. Sinon, j’adore la SF mais pourquoi pas du fantastique ? Je suis sans doute déjà à la frontière.
La priorité après Ékysse : finir le roman double sur lequel je planche depuis 2009 !

Être éditée, c’est une expérience satisfaisante ? Est-ce que tu pourrais envisager de te lancer dans l’autoédition ?

C’est un vrai bonheur de voir son texte prendre corps dans un livre, un vrai livre ! Le Héron d’Argent m’a vraiment soutenue et a été riche de conseils, tout en me laissant la main sur l’histoire et mes personnages. C’est aussi du travail de relecture, de réécriture… Il faut s’attendre à retravailler le livre.
L’autoédition ? Pourquoi pas, si une histoire ne trouve pas son éditeur, elle trouvera peut-être ses lecteurs ?

Pierre Bordage a écrit : « N’ayez jamais aucun regret. Mieux vaut crever d’oser plutôt que de se consumer à petit feu dans les regrets. » As-tu des regrets en tant qu’autrice ? Qu’est-ce que tu n’as pas (encore) osé ?

Des regrets, oui, quelques-uns : écrire un texte différemment (on évolue avec le temps), créer des tempéraments amusants, mieux rédiger les descriptions, poser une ambiance…
Pas encore de gros regret mais je garde la citation ! C’est un excellent conseil d’une excellente plume.
Je n’ai pas encore osé écrire de scène d’amour : mes essais m’ont paru fades. J’ai quelques scènes de violence en tête, qui me font un peu peur mais j’y viendrai sans doute un jour.

Merci de m’avoir si gentiment proposé cette interview 😊

La structure d’un roman: les chapitres

blog structure chapitres

Si le roman était une tarte, les chapitres en seraient les parts ; si c’était une ligne de métro, c’en seraient les arrêts ; si c’était un album de musique, les chapitres seraient les chansons. Je m’arrête là avec les métaphores, mais l’essentiel est là : le chapitre, c’est le découpage le plus significatif d’un roman.

Même s’il est parfaitement possible d’imaginer un roman sans aucun chapitre, il n’en reste pas moins qu’ils font partie des éléments constitutifs de cette forme littéraire, qu’ils sont attendus par les lecteurs, et qu’ils peuvent contribuer au plaisir d’approcher un texte. Les choix que l’on opère en tant qu’auteur en décidant d’inclure ou non des chapitres, de leur donner une certaine longueur, de les présenter d’une certaine manière, vont avoir un impact déterminant sur la forme d’un roman et sur la manière dont celui-ci est perçu.

Bref : les chapitres, c’est important. Mieux vaut y réfléchir un minimum.

Prévoir des chapitres qui peuvent être lus en quinze ou vingt minutes constitue un bon standard

Avant toute chose, diviser un texte en plusieurs chapitres, c’est une forme de courtoisie pour le lecteur. Ce découpage lui donne un point de repère, un témoignage constant de sa progression dans le texte, et lui permet de diviser sa lecture en des petites doses de taille à peu près constantes, en fonction du temps qu’il a à disposition. Dans cette perspective, prévoir des chapitres qui peuvent être lus en quinze ou vingt minutes constitue un bon standard. S’ils sont trop longs, cela peut rendre la lecture difficile et dissuader lecteurs et éditeurs de se plonger dans le roman ; s’ils sont trop courts, on risque d’avoir l’impression de zapper continuellement au sein de l’histoire.

Cela dit, il n’existe pas de règle qui en dicte la longueur idéale. Chaque chapitre d’un livre constitue une mini-histoire qui contribue à faire progresser l’intrigue. Partant de là, chacun devra simplement être assez long pour remplir sa fonction, et une fois celle-ci remplie, il sera temps de passer au chapitre suivant.

Certains auteurs, en particulier dans le domaine du roman policier, affectionnent les mini-chapitres, d’une durée comprise entre une demi-page et trois pages : cela donne du rythme au récit, avec un risque que cela débouche sur une lecture « hachée » et peu harmonieuse. Quoi qu’il en soit, cela illustre bien le fait que la longueur des chapitres doit être adaptée au projet que l’on a en tête : il n’y a pas de critères universels en la matière.

Chaque chapitre est construit comme un roman dans le roman

En règle générale, un chapitre respecte plus ou moins la règle de l’unité d’action : il relate un événement, un épisode significatif du parcours des personnages, et pas davantage. C’est « la partie du roman où le personnage principal [fait ça, est là, il lui arrive ça] » : si, en tant qu’auteur, vous parvenez à compléter cette phrase, c’est que vous avez bel et bien affaire à un sujet qui se prête à un chapitre.

Il est important de trouver le bon dosage : si le chapitre ne contient pas assez d’événements significatifs, il n’aura pas vraiment de raison d’être et gagnerait à être fusionné avec un autre ; s’il en contient trop, le lecteur risque de s’y perdre et il pourrait être judicieux de fractionner tout ça.

Chaque chapitre est construit comme un roman dans le roman, avec une entrée en matière, des développements, des scènes qui contribuent à construire la tension dramatique, et, pour finir, un dénouement. Certains auteurs choisissent d’ailleurs de découper les chapitres en sous-chapitres, généralement marqués par des doubles sauts de ligne, chacun relatant une scène ou une phase particulière. Un chapitre, comme le roman lui-même, a sa propre montée en puissance et son propre suspense interne : la principale différence est que la fin est ouverte.

La conclusion d’un chapitre est un générateur de suspense

En-dehors de son rôle dans la structure du roman, un chapitre offre deux points forts, dont l’auteur doit apprendre à tirer le meilleur : le début et la fin.

L’entame d’un chapitre est l’occasion de harponner à nouveau l’attention du lecteur, avec une première phrase qui va l’intriguer et aiguiser sa curiosité. Cette entrée en matière peut d’ailleurs être précédée d’une ellipse : l’espace entre deux chapitres est propice à laisser s’épanouir l’imagination du lecteur, et à y glisser des événements qui ne sont pas directement décrits. Par exemple, on peut laisser les protagonistes dans une situation périlleuse à la fin d’un chapitre, et les retrouver quelques jours plus tard au début du suivant, perdus, inconscients ou à la merci de leurs ennemis. Franchir la page qui passe d’un chapitre à l’autre permet tous les bouleversements de situation.

Quant à la conclusion, c’est un générateur de suspense : elle doit tenir en haleine le lecteur et lui donner envie d’en savoir plus. Le bon chapitre, c’est celui qui donne envie de découvrir le chapitre suivant.

Dans son « Wonderbook », Jeff Vandermeer suggère qu’un chapitre doit s’arrêter au moment où un personnage commet un acte irréversible. Sans être une règle absolue, c’est une suggestion à garder à l’esprit : la fin d’un chapitre doit avoir un impact sur le récit, tout en laissant ouvertes un grand nombre de questions. Même si la conclusion d’un chapitre offre au lecteur un endroit idéal pour faire une pause dans sa lecture, le boulot de l’auteur est qu’il soit presque physiquement douloureux de s’arrêter, tant le suspense est insoutenable…

Il n’existe aucune limite aux possibilités de décorer un chapitre

Deux mots encore des différents gadgets que l’on peut coller au chapitre. Il s’agit sans doute du seul élément structurel d’un roman qui se prête autant à la décoration et aux options en tous genre.

Pour commencer, les chapitres sont souvent numérotés. Ils peuvent l’être de manière conventionnelle ou plus fantaisiste : « Running Man » de Stephen King, a des chapitres numérotés à l’envers, du plus grand au plus petit, ce qui amplifie le suspense de savoir ce qui se passe à la fin du roman ; dans « Le bizarre incident du chien pendant la nuit » de Mark Haddon, les chapitres sont numérotés uniquement avec des nombres premiers, reflet des obsessions du personnage principal ; dans mon roman « Merveilles du Monde Hurlant », les chapitres où figure le protagoniste sont numérotés, ceux où elle est absente ne le sont pas.

Un chapitre peut également avoir un titre, en plus ou à la place de son numéro. Là aussi, il peut se contenter de simplement refléter l’événement le plus marquant de cette section du roman (« Le bateau » quand les personnages font du bateau), ou alors être plus oblique : « Une réception depuis longtemps attendue », par exemple, est le titre du premier chapitre du « Seigneur des Anneaux » de Tolkien, ce qui soulève immédiatement des questions dans la tête du lecteur, d’autant plus que le premier chapitre du « Hobbit », le roman précédent, est intitulé « Une réception inattendue. » Dans la série du « Trône de fer » de GRR Martin, les intitulés de chapitre jouent un rôle utilitaire : ils sont là pour dire au lecteur qui est le protagoniste de ce chapitre en particulier, celui dans la perspective duquel nous allons découvrir l’action.

Il existe d’autres options. Certains auteurs aiment entamer chaque chapitre par une citation d’auteur, pour affirmer les thèmes qui le traversent : c’est le cas de Jean-Philippe Jaworski dans « Gagner la guerre. » D’autres optent pour une citation imaginaire, issue de l’univers du roman et qui permet d’en élargir la portée, à l’image de la série « Dune » de Frank Herbert.

Il n’existe aucune limite aux possibilités de décorer ainsi un chapitre. Dans « Le Tour du monde en quatre-vingt jours », plutôt qu’un titre, Jules Verne précède chaque chapitre d’une phrase qui décrit ce qui va s’y passer. Ainsi le premier s’appelle « Dans lequel Phileas Fogg et Passepartout s’acceptent réciproquement, l’un comme maître, l’autre comme domestique. »

Les possibilités dans ce domaine sont infinies, laissez donc aller votre créativité, tout en gardant à l’esprit que, parfois, la sobriété est le meilleur choix.

Atelier : Prenez un roman que vous affectionnez et mettez-vous en tête de trouver des titres aux chapitres s’il n’y en a pas, ou des titres très différents s’il y en a déjà. Est-ce que cela change l’expérience de lecture ? Pouvez-vous imaginer de fusionner ou de scinder certains chapitres ? Pourquoi l’auteur a-t-il choisi de ne pas le faire ?

📖 La semaine prochaine: les paragraphes