Décrire le plaisir

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Écouter un concerto, se faire masser les pieds, jouer avec ses enfants, faire un tour sur les montagnes russes, fumer une cigarette, lire un bon roman : les sources de plaisir sont innombrables. Un être humain, en tout cas par moments, fonctionne comme une machine à rechercher cette récompense qu’est le plaisir, une sensation agréable et de courte durée qui prend des formes différentes et s’incarne dans les activités les plus diverses.

Malgré cela, lorsqu’on se contente de parler du « plaisir », sans y ajouter de précision, on pense en premier lieu au plaisir sexuel, le plus vif et le plus viscéral d’entre tous, sans doute, et celui, en tout cas, auquel tous les autres sont comparés. Je vous renvoie pour approfondir cette dimension au billet que j’ai rédigé sur cette question.

Face à cette multiplicité de stimuli différents, et les réactions qui vont avec, le plaisir est un objet littéraire qui peut se révéler coriace. Difficile d’unir toutes ses manifestations dans une seule démarche littéraire, et il n’y aurait pas grand-chose à gagner à le tenter. C’est pourquoi les listes de mots ci-dessous, et les quelques conseils qui les accompagnent, sont concentrés sur les plaisirs sensuels, plutôt que sur les plaisirs esthétiques ou intellectuels. On y trouvera une forte résonance sexuelle, mais la plupart de ces mots peuvent être utilisés dans d’autres contextes.

Verbes

(S’)Abandonner, affectionner, aimer, anéantir, apprécier, approuver, baiser, basculer, bénéficier, branler, chavirer, décharger, déguster, (se) (se) délecter, désorienter, dévorer, (se) donner, éjaculer, enfiler, festoyer, foutre, fricoter, (se) gargariser, (se) goberger, goûter, jaillir, jouir, juter, lécher, manger, manipuler, masturber, mettre, offrir, pénétrer, (se) perdre, posséder, plaire, (se) pourlécher, profiter, (se) ravager, régaler, (se) réjouir, renverser, ressentir, saillir, savourer, (se) soulager, subir, toucher, trembler, tressaillir, vénérer

Noms

Abandon, agrément, aise, émotion, amour, amusement, appétit, baise, bien-être, bonheur, charme, coït, concupiscence, contentement, coup, cyprine, délectation, délice, désir, détachement, distraction, divertissement, don, effet, éjaculation, épicurisme, euphorie, félicité, fantaisie, friandise, gaieté, hédonisme, impudicité, jeu, joie, jouissance, lascivité, libido, lubricité, luxure, oubli, orgasme, paillardise, récréation, ravage, ravissement, régal, réjouissance, satisfaction, séisme, sensualité, soubresaut, spasme, sperme, tonnerre, transcendance, tremblement

Adjectifs

Affriolant, agréable, amène, amusant, appétissant, attirant, attrayant, bien, bon, chouette, commode, confortable, délectable, délicat, délicieux, doux, empressé, enchanteur, engageant, enivrant, euphorique, excitant, exquis, facile, fascinant, gourmand, gracieux, harmonieux, heureux, impertinent, incommensurable, indicible, indispensable, ineffable, joli, joyeux, léger, ordinaire, phénoménale, plaisant, quotidien, récréatif, réjouissant, ravissant, riant, savoureux, séduisant, sensible, splendide, suave, subtil, succulent, sympathique, tactile, vivable, urgent

Prendre des notes

Personne ne prétendra que le travail d’écrivain est constamment harassant. Ainsi, je vous encourage ici à rechercher le plaisir et à tenter de le capturer en mots, lorsque vous en faites l’expérience, afin de vous constituer une bibliothèque personnelle d’images. N’allez pas sortir complètement du moment pour autant, mais enfin ça peut être salutaire de mener une veille de ce genre-là.

Explorez également les frontières du plaisir : à quoi ressemble la sensation de l’arrivée du plaisir, de son anticipation, des moments qui lui succèdent. Que ressent-on lorsqu’on est privé d’un plaisir que l’on recherche sur une durée prolongée, et de quelle manière est-ce que cela se manifeste ? Tout cela, vivez-le et écrivez-le. Personne ne peut prétendre à l’universalité, surtout dans un domaine comme celui-ci, mais un peu de vécu peut apporter beaucoup de vraisemblance à un roman.

Le mot juste

Il y a des plaisirs diffus, des plaisirs menus, presque imperceptibles, qui nous font sourire. Et puis il y a ceux qui nous font hurler et dont l’expérience nous change. Entre les deux, toutes les intensités, toutes les variétés sont possibles.

Il est particulièrement important de sélectionner un vocabulaire adapté lorsque vous décrivez un moment de plaisir vécu par un de vos personnages. En particulier, prenez garde de faire preuve de mesure. On a vite tendance à donner dans l’emphase, lorsqu’on parle de plaisir, et à décrire une sensation comme « la plus puissante » qu’un personnage « avait ressentie de sa vie. » La métaphore est faible, déjà parce qu’il s’agit d’un cliché, mais surtout parce qu’il est bien rare, dans la vie réelle, de classifier ainsi ses expériences. Lorsque vous vous régalez au restaurant, allez-vous vraiment situer votre plaisir culinaire sur l’échelle de tous vos autres repas ? C’est peu probable.

Le pays des métaphores cucul

Le plaisir, il faut également le noter, c’est le pays des métaphores cucul. On a déjà eu l’occasion d’en parler dans mon billet intitulé « Écrire le sexe« , mais c’est valable de manière plus générale pour toutes les expériences sensuelles. Peut-être parce qu’on est embarrassé par le sujet, peut-être parce qu’on souhaite faire ressentir des impressions précises au lecteur, on a tendance à oser, pour décrire les sensations de plaisir, des comparaisons grandiloquentes ou tirées par les cheveux, qui basculent facilement vers le kitsch.

Ce n’est pas la bonne approche. Lorsque vous décrivez le plaisir, faites simple, et surtout, arrangez-vous pour nous faire comprendre au lecteur ce que cette sensation signifie pour le personnage qui en fait l’expérience, cela sera bien plus efficace que d’écrire « Son plaisir était plus intense que mille soleils en fusion. »

Subjectivité du plaisir

Il n’y a pas de plaisir au singulier : il n’y a que des plaisirs, pluriels, aux multiples formes, causes, expressions. Ce qui plait à une personne sera bien différent de ce qui procure des sensations à une autre, et même deux individus qui apprécient les mêmes choses vont les ressentir de manière différente et exprimer leur plaisir sous un mode singulier.

Si le plaisir est une réalité difficile à nier, il échappe toutefois à la taxonomie, à une classification de type scientifique, et ne peut être saisi qu’à travers les filtres multiples d’une subjectivité aux multiples facettes et qui évolue constamment. Le plaisir, en tant qu’objet romanesque, n’est pas un construit intellectuel mais un agrégat d’expériences singulières, qui présentent des points communs mais aussi énormément de différences. Un auteur devrait être capable de s’en servir pour percevoir ce qui fait la substance de ses personnages : celle qui goûte avec les émotions les plaisirs de la table sera différent de celui qui apprécie qu’on le fouette, avec un brin de culpabilité. Peu de choses en disent plus long sur quelqu’un que ce qu’il fait quand il n’y est pas obligé.

⏩ La semaine prochaine: Décrire la colère

 

Le style: résumé

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Dans mes articles intitulés « Résumé« , vous retrouvez des liens vers une série de billets récemment publiés et unis par un même thème. Ici: le style.

Première partie: Le style

Deuxième partie: Les métaphores

Troisième partie: Les enjoliveurs de phrase

Quatrième partie: Montrer plutôt que raconter

Cinquième partie: Le mot juste

Sixième partie: La description

Septième partie: La bonne description

Huitième partie: Descriptions – quelques techniques

Neuvième partie: La quête du dépouillement

Dixième partie: La quête de la saturation

Les métaphores

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Afin de poursuivre la discussion entamée autour du style dans un billet précédent, je vous propose cette semaine de nous intéresser de près à un des outils principaux qui permettent à l’auteur de faire entendre sa voix : la métaphore (pour des raisons de simplicité, ce que j’appelle ici « métaphores » va regrouper les métaphores proprement dites avec d’autres outils similaires tels que les comparaisons, les synecdoques et les métonymies).

« Le ciel était couleur télé calée sur un émetteur hors service » : voilà la première phrase du roman Neuromancien de William Gibson. C’est un bel exemple de métaphore, qui non seulement décrit un élément de décor mais donne un premier aperçu du ton du roman et de son univers de références.

Le mot « métaphore » vient du grec ancien « μεταφέρω », qui signifie « transporter » ou « transférer. » Cela signifie qu’une métaphore « transfère » du sens d’un concept à un autre en laissant entendre qu’ils sont semblables ou équivalents (Oui, cela signifie que le mot « métaphore » est lui-même une métaphore). En d’autres termes, ce que ça implique, c’est que la métaphore nous permet de prendre un terme et de le décrire à-travers toutes les implications et le champ lexical d’un terme complètement différent.

Ajoutez une métaphore bien trouvée et les mots se mettent à parler le langage de nos émotions

La métaphore est un ingrédient indispensable dans la grande soupe d’un roman : bien choisie, elle peut en relever la saveur et rendre inoubliable un passage qui serait sans cela resté banal. Vous vous en êtes sans doute déjà aperçus en relisant une description dans un de vos textes et en la trouvant terne, ordinaire, sans intérêt. Ajoutez-y une métaphore bien trouvée et les mots se mettent à parler le langage de nos émotions.

Ce n’est pas étonnant : l’être humain pense en métaphores. Notre cerveau est une machine à comparer les concepts les uns aux autres. Bien sûr que nous voyons des visages et des animaux se dessiner dans les nuages : à chaque instant, nous cherchons des ressemblances et des points communs entre l’univers dans lequel nous évoluons et la somme des expériences que nous avons accumulée. Les pieds de la chaise, la bretelle d’autoroute, les ailes de l’avion : nous sommes constamment en train de nommer des choses en les comparant avec d’autres choses. Lorsque l’écrivain utilise une métaphore ou une comparaison, il ne va donc pas simplement faire usage d’une figure de style, d’une astuce littéraire : il va s’adresser à ses semblables en utilisant le langage qu’ils comprennent le mieux.

Pour un auteur, il y a de nombreux moyens formels d’utiliser une métaphore ou une comparaison. Mettons que nous nous soyons mis en tête de tirer un parallèle entre un vieillard et une tortue. Ça n’est pas très sympathique, mais imaginons-le malgré tout. Il existe d’innombrables formulations qui vont nous permettre d’exprimer ce lien :

La manière dont ce vieillard se déplace me fait penser à une tortue.

Ce vieillard se déplace comme une tortue.

Ce vieillard est comme une tortue.

Tel une tortue, ce vieillard se déplace.

Ce vieillard est une tortue.

Cette tortue se déplaçait.

Cette tortue est un vieillard.

Ce vieillard est l’incarnation d’une tortue, l’image de la tortue, l’essence de la tortue.

Comme les chameaux marchent l’amble, ce vieillard marchait tortue.

De la manière dont ce vieillard se déplaçait, on lui aurait facilement imaginé une carapace sur la tête et une feuille de salade dans la bouche.

Le pas chélonien du vieillard.

Etc…

On le comprend bien, les métaphores peuvent servir à établir des liens entre toutes sortes de choses. À titre d’exemple, une métaphore peut relier une personne à une autre personne (« Arrête de faire ton Caliméro ! »), une personne à un animal ou à une plante (« Thérèse est un chêne »), un animal ou une plante à une personne (« Avec les années, ces vignes sont devenues mes sœurs »), une personne à une chose (« Je suis un roc »), une chose à une personne (« Londres est une Lady »), une personne à un concept (« Elle était l’incarnation de la confusion »), un concept à une personne (« La vieillesse est une amie perfide »), un concept à un animal ou à une plante (« Nos souvenirs étaient des squales mangeurs d’hommes »), etc…

Il faut qu’elles enrichissent le sens d’un texte sans le trahir

Qu’est-ce qui fait qu’une métaphore fonctionne ? Pour qu’elles apportent quelque chose à un texte ou à une description, il faut qu’elles en enrichissent le sens sans le trahir. Une bonne métaphore suggère un monde de connotations en quelques mots et peut élargir le sens du mot auquel elle se rapporte, tout en stimulant l’imaginaire du lecteur. Elle sera d’autant plus efficace si elle frappe l’imagination et présente des connections évidentes au sujet, mais y ajoute également des différences importantes (par exemple quand on compare un objet à une chose vivante), ainsi que des détails qui peuvent être tangibles et intangibles.

« C’est ainsi que nous avançons, barques à contre-courant, sans cesse ramenés vers le passé » : la dernière phrase de « Gatsby le magnifique » de Francis Scott Fitzgerald est une métaphore qui fonctionne parce qu’elle repose sur une image forte (la progression des barques contre le courant), qui fonctionne comme un parallèle direct avec le concept de base (le cheminement de notre mémoire et le mouvement des barques), en y ajoutant des connotations supplémentaires (la fragilité d’une barque chahutée par les courants).

Mais si certaines métaphores fonctionnent, il y en a d’autres qui s’enlisent ou qui explosent en vol.

Le premier piège est la métaphore qui ne frappe pas l’imaginaire, ou qui renvoie à un concept difficile à comprendre. Si j’écris une phrase comme « La justice est un léopard à rayures vertes et jaunes », c’est peut-être assez joli, mais on ne comprend pas où je veux en venir, ni ce que j’essaye d’exprimer au sujet de la justice. Mieux vaut trouver une image moins alambiquée (« la justice est un léopard en chasse ») qui n’emmènera pas le lecteur faire du hors-piste dans son imaginaire.

Ne faites pas comme les commentateurs sportifs

Attention également aux métaphores croisées. Parfois, on utilise une expression courante sans se rendre compte qu’il s’agit d’une métaphore, et on y ajoute une métaphore supplémentaire, pas forcément de même teneur, ce qui force l’imagination du lecteur à faire le grand écart. « Le monde du travail est une jungle où chacun essaye de parvenir le premier sur la ligne d’arrivée » compare le boulot à la fois à un milieu naturel et à une compétition sportive, ce qui fait beaucoup. En général, il n’y a la place que pour un seul univers de référence dans une phrase, donc si vous tenez absolument à rajouter une seconde métaphore, situez-la dans le contexte de la première : « Le monde du travail est une jungle où les animaux les plus féroces dévorent les plus inoffensifs. » Les commentateurs sportifs sont particulièrement adeptes de métaphores croisées et il n’est pas rare de les entendre lâcher des phrases telles que « Le stade est un champ de bataille où chaque artiste a du mal à garder le cap en attendant le coup de sifflet de l’homme en noir. » Ne faites pas comme eux.

Autre piège : le cliché. Gérard de Nerval a écrit que « Le premier qui compara la femme à une rose était un poète, le second un imbécile. » Lorsqu’une image a été trop entendue, trop utilisée, son parfum s’évente et sa force d’évocation disparaît. Écrire aujourd’hui qu’un personnage est « Rusé comme un renard » ou « Têtu comme une mule » ne frappe pas l’imagination, n’apporte rien au texte et risque même de faire décrocher le lecteur. Il n’y a rien à gagner à écrire « Il pleuvait des cordes. » Si vous ne trouvez pas une métaphore neuve et efficace, n’utilisez pas de métaphore.

Ces bêtes-là ont besoin d’espace pour vivre

Attention également à ne pas surcharger la phrase de métaphores. Ces bêtes-là ont besoin d’espace pour vivre. Elles prennent de la place dans l’imaginaire du lecteur et ne peuvent pas y déployer leurs effets si elles sont saucissonnées entre deux autres métaphores. Faites preuve de mesure, et évitez s’il vous plaît des phrases « Sapins de Noël » du genre : « Telle un fauve, la nuit cannibale tomba sur moi à la manière d’une pluie d’encre, alors qu’un sommeil meurtrier taillait mes songes endoloris en charpie. » Une métaphore maximum par phrase, c’est une assez bonne règle à observer, en général.

Et au fond, pourquoi pas zéro métaphore ? Ce n’est pas à recommander à tous les auteurs, mais pourquoi ne pas décider de renoncer totalement, l’espace d’un projet d’écriture tout du moins, à faire usage de cet outil ? Pourquoi ne pas opter pour un style purgé de toute image métaphorique, pour des phrases qui décrivent les choses et les gens tels qu’ils sont, sans aucune comparaison. Un tel pari minimaliste peut obliger un auteur à faire preuve de créativité et à se pencher sur son style avec un œil critique.

⏩ La semaine prochaine: les enjoliveurs de phrases