Profession décorateur

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On l’a compris : peut-être que l’auteur n’est pas exactement le créateur d’univers qu’il s’imagine être, mais il est, entre autres, le décorateur de son roman. Et décorateur, c’est un métier. Il convient de le pratiquer avec passion et application, mais également sans s’épuiser, afin d’obtenir le résultat maximum avec l’effort minimum.

Dans ce domaine, les dilemmes qui attendent un écrivain-décorateur ressemblent passablement à ceux qui se posent à une équipe de décorateurs de cinéma. La grande question qui se pose consiste à se demander jusqu’où aller ? Quelle est la bonne taille pour un décor ? Jusqu’à quel niveau de détail est-il nécessaire de fignoler ? Lors d’un tournage, on se rend facilement compte que tout le temps passé à travailler sur une partie du décor qui n’apparaîtra jamais à l’écran peut être considéré comme perdu – même si en même temps, des détails minutieux qui ne seront pas perçus par les spectateurs peuvent aider les comédiens à s’immerger dans leur personnage et donc à bien faire leur travail.

Cela dit, ce n’est pas par hasard que j’ai choisi d’appeler ça un « décor », et à laisser entre parenthèses l’appellation « worldbuilding », pour désigner son processus de création. Car le plus minutieux des décors de cinéma n’en restera pas moins une illusion, capable de donner le change face à la caméra, mais s’il vous venait à l’idée d’aller regarder ce qui se cache derrière, vous verriez du plâtre, des planches et une absence de détails qui témoigne du fait qu’il ne s’agit que d’un habile trucage.

Il est inutile d’accumuler des détails qui ne seront jamais utilisés

Ce qui compte au cinéma, c’est que le décor soit suffisamment vraisemblable à l’écran. Ce qui compte en littérature, c’est que le décor remplisse son office dans le cadre de ce qui est nécessaire dans le livre. Dans la plupart des cas, il est inutile d’accumuler des détails qui ne seront jamais utilisés, ni pour le texte lui-même, ni pour son élaboration.

De toute manière, c’est une fatalité. Si vous signez un roman dont l’action se situe dans une ville, vous n’en décrirez probablement pas chaque quartier, certainement pas chaque maison, et dans aucun cas chaque habitant. C’est donc bien qu’il existe une limite à la quantité d’informations que vous êtes susceptibles d’accumuler pour donner du contexte à votre histoire. Reste à la trouver.

Si vous rédigez un roman dont l’action se situe au sein d’une caserne de pompiers, il vous sera sans doute nécessaire d’avoir une idée de l’organisation des lieux, de l’emploi du temps des soldats du feu, des effectifs et du matériel. Mais, à moins d’une surprise, il y a toutes sortes de questions qui pourront rester sans réponses, de l’historique de la brigade de pompiers jusqu’au fonctionnement de sa comptabilité.

En d’autres termes : lorsque vous écrivez un roman, vous n’êtes pas en train d’écrire une encyclopédie. L’avertissement n’est pas à prendre à la légère, dans la mesure où vous pouvez accumuler éternellement toutes sortes de détails pour construire votre décor, en particulier dans les littératures de l’imaginaire. Et se consacrer à ça peut déboucher sur un gros gâchis de temps, et même pire : vous donner l’impression que vous progressez alors que ce que vous faites ne sert à rien. Une règle à observer, lorsqu’on écrit un roman, c’est que si vous avez accumulé 500 pages de notes sur votre univers et que vous n’avez pas encore bouclé votre premier chapitre, ça signifie que vos priorités ne sont pas les bonnes.

Ne sous-estimez pas l’attrait du mystère

Prendre du temps à créer un univers dans les moindres détails, c’est une activité parfaite pour un créateur de jeux de rôle. Si c’est ça que vous ambitionnez, faites-vous plaisir. Dans une moindre mesure, l’auteur qui ambitionne de rédiger une pentalogie de gros bouquins de fantasy aura également besoin de s’appuyer sur des notes nombreuses et complètes.

Cela dit, attention : le décor qui convient à un jeu de rôle n’est pas du tout de même nature que celui qui convient à un roman. Le premier est, par essence, supposé être rempli de détails en tous genres qui vont servir d’inspiration à une multitude d’histoires différentes ; le second est au service d’une histoire spécifique, et est taillé pour être cohérent avec le thème, les personnages et l’intrigue de cette histoire, et pas d’une autre. Si vous avez construit un décor pour les jeux de rôle et que vous souhaitez vous en servir également pour un roman, vous vous rendrez vite compte que celui-ci est bien trop complexe et dispersé pour être utilisé tel quel en littérature. Vous allez devoir simplifier, resserrer, pour vous concentrer uniquement sur les éléments qui sont utiles à votre histoire.

J’en ai fait l’expérience lorsque j’ai écrit mon roman Merveilles du Monde Hurlant : souhaitant me simplifier la vie, j’ai choisi de réutiliser une ville dans laquelle j’avais déjà située une campagne de jeux de rôle. Au final, j’ai vite compris qu’il s’agissait d’une fausse bonne idée : celle-ci comprenait bien trop de détails pour me servir à quelque chose. J’ai dû resserrer, réinventer, et la ville telle qu’elle apparaît dans le roman a finalement très peu de choses à voir avec sa description originale. Le temps que je pensais gagner a été perdu.

En bâtissant votre décor, ne sous-estimez pas l’attrait du mystère. Tout ne doit pas être connu dans votre monde, et une poignée de points d’interrogations générera chez le lecteur davantage d’intérêt qu’autant de révélations tonitruantes. En plus, laisser des questions en suspens vous laissera davantage de liberté en tant qu’auteur.

Un cadre rapidement esquissé peut faire merveille dans bien des genres

En règle générale, il y a plusieurs approches qui fonctionnent pour calibrer au plus juste la bonne taille de votre décor. La première peut être qualifiée d’approche « minimaliste. » Inspirée du théâtre, elle ne fournit au lecteur que les éléments de décor qui sont indispensables à la compréhension de l’histoire. Tout le reste est soit tu, soit sous-entendu. Avec cette approche, tout élément qui n’est pas nécessaire pour comprendre l’intrigue est tout bonnement ignoré. Le décor n’existe que là où s’allument les projecteurs.

Cette solution est courante dans les textes contemporains, en particulier parce que, s’ils situent leur action dans notre monde, l’expérience du quotidien que partagent les lecteurs sera à même de combler tous les vides laissés par la construction d’un décor minimaliste. Un cadre rapidement esquissé, ajouté aux connaissances et à l’imagination du lecteur, peut faire merveille dans bien des genres.

Prenez garde, cela dit. Pour les romans de fantasy, de science-fiction, ou pour tout ce qui s’éloigne de notre expérience du monde réel, cette approche risque de donner un rendu un peu sec, artificiel, comme celui de ces pièces de théâtre qui montrent des ombres sur une toile tendue et qui demandent au public de s’y imaginer une armée. Certains lecteurs réclament un décor qui ait davantage de corps.

À l’inverse, une approche maximaliste va tendre à inclure dans le décor bien davantage de détails saillants que ce qui est nécessaire pour nourrir l’intrigue. L’idée, là, est même inverse. Il s’agit de laisser deviner, entre les lignes, que l’histoire que l’on raconte n’est qu’une parmi d’autres qui se déroule en parallèle dans un univers semblable à une ruche. Par des références, des noms lâchés par les personnages, des descriptions, l’auteur qui aura choisi cette manière de faire va laisser entrevoir toute la complexité de son monde.

Les clichés génèrent l’ennui

Le défaut de cette approche est vite compris : mal amenée, elle risque de noyer le récit. Le lecteur, sans points de repères, ne saura pas faire la distinction entre les informations nécessaires à comprendre l’intrigue et celles qui ne servent qu’à lui donner de la couleur. Il finira par renoncer, vaincu par cette déferlante de détails dont il ne sait que faire.

Encore deux conseils. Le premier, c’est d’éviter de bâtir votre décor avec des stéréotypes. Un bon artisan doit choisir de bons matériaux. S’il vous plaît, tant qu’à conjurer un monde par la seule force de votre imagination et de votre volonté, renoncez à y mettre l’Empire du Mal, l’Eglise de l’Intolérance, la Société Secrète des Vampires, la tribu des Nobles Sauvages, la Princesse qui doit être sauvée et autres cultures monolithiques pleines de gens qui parlent tous de la même façon. Dans le meilleur des cas, les clichés génèrent l’ennui, et dans le pire des cas, ils colportent des visions du monde qui méritent d’être reléguées aux oubliettes. Prenez la peine de soigner les matériaux de base de votre univers, il y a tout à gagner à le faire.

Dernier conseil : variez les échelles. Beaucoup d’auteurs débutants, enthousiasmés par le worldbuilding, commencent par dessiner une carte où ils placent d’énormes empires. Mais construire un décor crédible et qui captivera le lecteur, ça peut tout aussi bien consister à décrire une fleur, un jeu de hasard ou la forme des tuiles sur un toit.

⏩ La semaine prochaine: L’exposition

La quête du dépouillement

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Afin de poursuivre notre exploration du style dans l’art romanesque, je vous propose de nous intéresser à deux paris extrêmes que les auteurs audacieux peuvent tenter : la quête du dépouillement et la quête de la saturation. En d’autres termes : que se passe-t-il lorsqu’un écrivain recherche à produire l’effet minimum ou l’effet maximum.

Pour commencer, la quête du dépouillement, c’est le pari de l’écriture zen, sans fioritures, en renonçant à l’artifice et à tout ce qui peut encombrer : à quel point peut-on réduire les éléments constitutifs de la littérature avant qu’il n’en reste plus rien du tout ? Quel est le cri le moins audible avant le silence ? Quelle est la présence la plus discrète, juste avant l’absence ?

Transformées en expérience littéraire, ces questions touchent tous les domaines de l’écriture. Il n’est pas étonnant qu’on trouve des tentatives de transformer en mouvement le minimalisme littéraire au 20e siècle aux Etats-Unis, en France, au Japon. Raymond Carver, Aki Shimazaki, Jean Echenoz illustrent trois manières bien différentes de s’engager dans cette voie.

Chaque fois que je vous suggère de faire quelque chose, vous ne le faites pas

Mais moi ce qui m’intéresse surtout, c’est votre mouvement à vous. Comment procéder pour écrire une œuvre minimaliste, débarrassée de tout le superflu, un roman esquissé, réduit à sa plus simple expression ? Pour y arriver, il convient d’agir sur tous les secteurs de la création littéraire. En gros, vous reprenez tous mes billets sur ce blog depuis le début, et chaque fois que je vous suggère de faire quelque chose, vous ne le faites pas.

Pour commencer, qui vise le dépouillement dans la création littéraire va nécessairement agir au niveau des personnages. Et un bon début, c’est d’en limiter le nombre. En-dehors de quelques projets expérimentaux, je dirais qu’un roman a besoin d’avoir au minimum un personnage pour exister. Même ainsi, il risque de rester très introspectif, ce qui n’est pas nécessairement l’approche souhaitée. Viser deux personnages semble donc un point de mire idéal, étant entendu que si votre œuvre minimaliste compte trois, quatre, voire cinq personnages, ça n’est pas non plus une catastrophe.

Si l’introspection à outrance n’est pas recommandée dans un roman minimaliste, c’est parce que rien d’outrancier n’y a sa place. Pour un véritable dépouillement, on cherchera à mettre en scène des personnages qui ne nous donnent pas plein accès à leur vie intérieure, sans quoi on risquerait de verser dans un baroque psychanalytique hors-sujet. Les sujets de telles œuvres, ce sont des personnages que l’on découvre principalement par leurs actes, étant entendu que ces actes seront de faible portée et n’appellent pas de grande transformation ou de profondes remises en question.

Tout le roman peut se dérouler dans une seule pièce

Le décor doit être aussi dépouillé que possible, lui aussi. Et qui dit dépouillement dit, d’abord, le recours à l’ordinaire. Le minimalisme refuse de laisser grandes ouvertes les portes de l’imaginaire et met en scène des gens normaux qui vivent des situations banales. Il est préférable de limiter le nombre de lieux visités et de se refuser tout exotisme : tout le roman peut se dérouler dans un appartement, voire même dans une seule pièce.

Dans la quête du dépouillement, les thèmes sont ceux de la vie de tous les jours, avec un souci d’universalité : le vieillissement, l’amour, le travail, la famille, etc… Ils sont portés par des événements qui rejettent toute forme de coup d’éclat ou d’effet de manche : on cherche à révéler la splendeur des petites choses. La tonalité est neutre, les coups d’éclats stylistiques prohibés.

Le minimalisme intervient également dans les choix de narration. Le narrateur de ce genre de roman est détaché, impersonnel, peu enclin à se commettre. On se refusera de porter sur les actes des personnages un regard trop coloré, trop proches du commentaire ou de la complicité : il n’y a pas de place ici pour l’affect ou la connivence avec les protagonistes, qui seront toujours contemplés de l’extérieur, avec un regard neutre qui tentera de rester objectif.

Il n’y a pas d’analyse psychologique, pas d’introspection

On se refusera d’inclure quoi que ce soit qui ne soit pas perceptible par les sens : pas de pensées, de jugements de valeur, d’expressions trop imagées. L’écriture est factuelle, voire phénoménologique. Les actions, la mise en scène, les descriptions, les dialogues sont réduits au strict minimum. Il n’y a pas d’analyse psychologique, pas d’introspection.

La structure est, elle aussi, limpide, et cela à tous les étages : les chapitres sont élémentaires, présentés sans fioriture, d’égale longueur ; les paragraphes sont construits de manière simple, sans effets d’emboîtements ou d’échos trop prononcés ; les scènes sont juxtaposées les unes aux autres, sans enchaînement ; les phrases sont courtes, leur construction est classique ; la syntaxe est simple, le vocabulaire d’un abord facile ; on refuse tout langage imagé, toute métaphore ou figure de style trop démonstrative ; la ponctuation est réduite à sa plus simple expression.

Tout ce qui précède décrit une sorte d’idéal de la quête du dépouillement, qu’il n’est pas indispensable d’atteindre, ou même de viser. Alors au fond, qu’est-ce qu’il faut retenir de tout ça ?

Si ce n’est pas indispensable, c’est superflu

D’abord, prendre en compte la quête du dépouillement dans un travail romanesque oblige l’auteur à scruter de près chacun de ses choix, esthétiques, stylistiques, dramatiques, de construction, et à se poser la question : « Est-ce nécessaire ? » Cette démarche est à recommander de toute façon, même si on ne s’intéresse pas du tout au minimalisme, mais pour les auteurs qui sont en quête de dépouillement, la réponse sera « Si ce n’est pas indispensable, c’est superflu. » Dans un récit minimaliste, seuls les éléments qui ne peuvent absolument pas être supprimés peuvent être conservés dans le texte final.

Ensuite, la quête du dépouillement n’est pas nécessairement un principe universel, qui s’applique au roman dans son entier : il est tout à fait possible de rechercher le minimalisme dans certains aspects du roman, mais pas dans d’autres. Ainsi, vous pouvez tout à fait faire le choix de vous lancer dans un roman à personnages multiples et au cadre complexe, mais dont le style est délibérément dépouillé ; vous pouvez également retenir certains éléments, comme des phrases courtes, un vocabulaire simple et peu de descriptions, et choisir de l’appliquer à une histoire de fantasy ou de science-fiction ; et rien ne s’oppose à ce que vous décidiez de raconter une histoire ordinaire avec très peu de personnages, mais rédigée dans un style baroque et foisonnant.

Par ailleurs, j’ai parlé de roman jusqu’ici, mais une bonne partie des principes que j’énumère dans cet article sont davantage à leur place dans la nouvelle, une forme littéraire qui n’est pas seulement plus courte mais mieux focalisée que le roman, et dans laquelle le minimalisme est très à sa place.

La quête du dépouillement peut très bien être un outil de relecture

De manière encore plus générale, la quête du dépouillement peut très bien ne pas être une fin en soi, mais juste un outil de relecture, un filtre que vous appliquez à votre propre style pour éviter les débordements. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder cet aspect des choses, par exemple lorsque je vous ai recommandé d’éviter ce que j’ai appelé les enjoliveurs de phrases.

Parfois, même si on ne recherche pas le minimalisme proprement dit, il peut être salutaire de contempler ce qu’on a écrit et de se dire : est-ce que je peux arriver au même résultat avec moins ? Est-ce que je peux supprimer un personnage ? Est-ce que telle ou telle description est nécessaire ? Puis-je me passer de ce paragraphe, de cette phrase, de ce mot ? « Si ce n’est pas indispensable, c’est superflu » ne doit pas être une règle absolue, mais elle peut constituer un principe très utile lorsque l’on souhaite décongestionner un texte qui croule sous les détails et les mots pesants.

⏩ La semaine prochaine: La quête de la saturation