Nous sommes arrivés à la dernière étape de notre voyage au pays des marqueurs structurels d’un texte, entamé avec les parties, il y a quelques semaines, lorsque nous étions jeunes et fous, pour terminer ici par le plus petit, mais pas le moins important : la ponctuation.
La langue française met traditionnellement une douzaine de signes de ponctuation à notre disposition : le point, le point d’interrogation, le point d’exclamation, la virgule, le point-virgule, le deux-points, les points de suspension, le tiret, les parenthèses, les guillemets, les crochets, les accolades, la barre oblique.
Si vous le voulez bien, je vais m’abstenir de discuter des quatre derniers, qui ne présentent aucun intérêt, sauf peut-être en programmation informatique. L’usage du point d’interrogation et celui du deux-points ne présentent pas selon moi de subtilités particulières qui nécessitent qu’on en parle trop longtemps. Quant au point, dans la mesure où il sert à terminer une phrase, j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer son rôle structurel dans le billet consacré à la phrase.
Cela dit, on peut ajouter à son sujet une mise en garde : beaucoup de jeunes auteurs ne jurent que par le point, comme s’il s’agissait du seul signe de ponctuation digne d’être utilisé. Ils écrivent des phrases courtes qui se concluent par un point, encore et encore, au risque d’engendrer un texte au rythme haché et répétitif. Ça peut marcher, mais ce n’est pas une solution adaptée à toutes les situations.
Prenons le texte suivant en guise qu’exemple:
Je roule depuis bien longtemps en pleine nature. Je commence à fatiguer. Je regarde par la fenêtre. A gauche, toujours le désert. Il n’y a que quelques herbes folles qui survivent. A droite, une falaise à pic. De l’eau turquoise à perte de vue. A l’horizon, je vois de temps en temps quelques mouettes ou un pélican. Toujours le même spectacle depuis des heures. A force, ça use.
A présent, reprenons-le, en tentant d’y apporter une ponctuation plus variée:
Je roule depuis bien longtemps, en pleine nature: je commence à fatiguer… Je regarde par la fenêtre: à gauche, toujours le désert – il n’y a que quelques herbes folles qui survivent; à droite, une falaise à pic, de l’eau turquoise à perte de vue (à l’horizon, je vois de temps en temps quelques mouettes ou un pélican: toujours le même spectacle depuis des heures). A force, ça use…
Le recours exclusif aux points n’est pas sans vertu: il crée une nonchalance, une distance entre le narrateur et ce qu’il raconte. Mais à trop y recourir, cela installe une monotonie qui n’est pas souhaitable: varier la ponctuation, c’est éviter d’endormir le lecteur.
Le romancier américain Elmore Leonard a proposé une règle en ce qui concerne les points d’exclamation : un auteur n’a le droit d’en utiliser que deux ou trois tous les 100’000 mots. Lui-même n’a pas respecté cette règle, et certains auteurs (comme James Joyce) utilisent ce signe de ponctuation avec enthousiasme. Toutefois, une vérité demeure : les points d’exclamation galvaudent la prose et lui donnent un air de rédaction de collégien. A moins d’être un expert, ils sont à utiliser avec la plus grande prudence, voire même pas du tout. Est réservé le cas des dialogues, en particulier quand les personnages sont des collégiens ou qu’ils sont d’une nature démonstrative.
En français, la virgule joue un rôle intéressant pour un écrivain. D’autres langues offrent peu de liberté sur le placement de la virgule : celui-ci est dicté uniquement par des impératifs grammaticaux. La langue française permet une certaine marge d’interprétation dans l’usage de ce signe : il y a des endroits où l’on peut s’abstenir d’en utiliser, et d’autres où l’on peut en ajouter. Il en découle que la virgule peut être utilisée pour freiner la lecture, lorsque l’on place toutes les virgules possibles, en interrompant la phrase par des ajouts et des incises, ou alors pour l’accélérer, en les supprimant toutes, y compris, si vous vous sentez audacieux, celles que la grammaire réclame…
Le point-virgule a une fonction principale : lorsque vous vous en servez, vous vous affichez délibérément en tant que pédant de la ponctuation. On peut séparer la population humaine entre un petit groupe d’acharnés qui se sert de ce signe et le reste de l’humanité qui ignore même qu’il existe. En dehors de son charme désuet, on peut lui trouver un usage singulier : celui de séparer les éléments d’une liste descriptive:
Il regarda une dernière fois sa chambre : le tiroir de la commode qui ne se fermait plus depuis longtemps ; le matelas que le chat avait éventré ; la vieille tache de café sur le bureau ; les vêtements éparpillés sur la moquette.
S’il y a un signe qui mérite d’être redécouvert, c’est les points de suspension. Ils offrent à l’auteur une solution alternative au point, avec une saveur qui leur est propre. Les points de suspension peuvent être utilisés pour interrompre une phrase en plein milieu, lorsqu’une action est interrompue ; ils sont encore plus à leur place à la fin d’une phrase, comme une invitation au lecteur à faire fonctionner son imagination. Terminer une phrase par des points de suspension, c’est une manière de dire : tiens, étrange, laissez-donc cette pensée se prolonger en vous quelques temps…
Les parenthèses et les tirets ont des fonctions similaires : insérer une information au milieu d’une phrase – une précision, une digression – avant de revenir au sujet principal. Choisir d’utiliser l’une plutôt que l’autre est une question de préférence personnelle et de style.
Cela dit, ces signes ont aussi leurs particularités spécifiques. Les parenthèses, par exemple, peuvent être étendues bien au-delà de quelques mots. Dans mes romans, il m’arrive de mettre tout un paragraphe entre parenthèses, principalement quand le protagoniste-narrateur évoque un sentiment qu’il n’assume pas totalement. Il n’y a pas de raison de s’en tenir là : on pourrait très bien mettre toute une page entre parenthèses, tout un chapitre, voire tout un bouquin.
Le tiret a également un usage non-conventionnel qui peut être intéressant : celui de marquer une pause au milieu d’une phrase qui est plus longue et plus nette qu’une virgule, une sorte de point de rupture ou un souffle entre deux actions qui s’enchaînent:
Deux noms sont visibles sous la sonnette – chacun a été barré et réécrit plusieurs fois.
Formellement, cet usage est celui qui est d’ordinaire réservé au point-virgule, mais utiliser le tiret peut être plus satisfaisant du point de vue visuel.
On l’a compris, la ponctuation revêt un rôle crucial dans l’écriture et la structuration d’un texte. Si vous avez l’intention de respecter les règles établies, je ne peux que vous encourager à vous tourner vers des guides de grammaires qui vous en détailleront toutes les subtilités. Mais l’écrivain a le droit de plier les règles à sa fantaisie dans le but d’obtenir un effet spécifique, n’hésitez donc pas à vous montrer inventif.
Dans « Ulysses », James Joyce nous propose un chapitre entier dans lequel on ne trouve que deux points et une virgule. Gertrude Stein préférait ne pas utiliser de virgules du tout. Quant à E.E. Cummings et Alain Damasio, ils se servent des signes de ponctuation pour peupler la phrase d’étranges écueils visuels.
Atelier : prenez un texte, l’un des vôtres ou un texte emprunté, et retirez-en toute la ponctuation. A présent, remettez-la, en tentant quelques expériences : vous servir uniquement de points, faire les phrases les plus longues possibles, varier les signes le plus que vous pouvez, etc…