Guérilla

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Certains disent que la guerre traditionnelle n’existe plus. Et il est vrai que par rapport aux belles certitudes affichées dans les billets de cette série depuis le début, des choses comme l’existence de plusieurs camps cohérents, chacun porteurs d’objectifs stratégiques lisibles et antagonistes, contrôlant des positions, se retrouvant sur une ligne de front, on a tendance de nos jours à s’éloigner de plus en plus de ces schémas classiques pour se retrouver dans des scénarios moins clairs et moins pétris de certitudes, qui s’apparentent davantage à la guérilla qu’à ce qu’on a toujours considéré comme la guerre au sens traditionnel du terme.

La guérilla, c’est un terme emprunté à l’espagnol pour décrire un type spécifique d’engagement militaire, celui où des petits groupes de combattants flexibles et très mobiles, les guérilleros, pratiquent une guerre éloignée de toute forme de ligne de front, dans laquelle ils combattent un ennemi, souvent mieux armé ou mieux enraciné, grâce à des techniques de harcèlement, de sabotage, d’embuscade ou d’autres attaques ponctuelles visant les troupes ou le matériel. Contrairement au terrorisme, la guérilla ne vise en principe pas les civils, mais comme tout ce qui caractérise la guerre moderne,  ce qui tenait lieu de définitions traditionnelles a tendance à se gommer avec les années.

Ce schéma de la guérilla qui n’était, au 19e siècle, qu’un cas particulier, s’est transformé, au 21e siècle, en une description qui pourrait s’appliquer à la plupart des conflits. Aujourd’hui, on a l’impression que la guerre traditionnelle a disparu, pour céder la place à une situation où toutes les actions militaires empruntent les tactiques de la guérilla. Il faut dire que ces cinquante dernières années, tous les conflits les mieux connus du grand public impliquent une grande armée puissante et très bien équipée, comme celle des États-Unis, poursuivant des objectifs stratégiques peu clairs face à des ennemis mal définis, supérieurs en nombre mais inférieurs en termes de puissance militaire, dans des engagements qui font irrésistiblement penser à ceux des guérilleros.

Peut-être que le destin de la guerre moderne est de se transformer en guérilla, peut-être au contraire que le cours de l’Histoire fausse notre impression et que si les conflits avaient été d’une autre nature ces dernières décennies, on aurait une impression toute autre. Il n’en reste pas moins que dans les faits, le quotidien d’un soldat du 21e siècle ressemble plus à celui d’un résistant, d’un guérillero ou d’un commando que d’un soldat de terre de la deuxième Guerre mondiale.

Reste que – et la remarque m’a été faite avec justesse par Celia – les conseils, idées et suggestions exposés ces dernières semaines dans ces articles sur la guerre sont le produit d’une vision très « vingtième siècle » de la guerre, qui n’est plus tout à fait d’actualité dans un conflit moderne. Aujourd’hui, toutes les données d’un conflit sont devenues moins tranchées et bien plus embrouillées qu’elles ne l’étaient dans le passé, et un auteur désireux de coller au plus près de la réalité serait bien inspiré d’en tenir compte.

Plus de ligne de front

Dans un conflit moderne, il n’y a plus de ligne de front, cette frontières disputée entre deux armées, caractérisée par des prises de positions stratégiques. À la place, il n’y a plus qu’une zone de combat, un endroit vaguement localisé géographiquement, où des belligérants de plusieurs camps coexistent et poursuivent leurs propres objectifs tactiques.

En-dehors de quelques installations militaires « en dur » (bases, aérodromes, radars, prisons, etc…), les armées ne contrôlent plus vraiment de positions : celles-ci sont atteintes et sécurisées, avant d’être perdues ou abandonnées dans des délais très courts. Le conflit est mobile et les réalités d’un jour peuvent avoir complètement changé la semaine suivante.

De plus, c’est toute la représentation géographique du conflit qui est différente de ce qu’elle était. Aujourd’hui, en-dehors de quelques cibles stratégiques traditionnelles, les objectifs sont souvent les troupes ennemies elles-mêmes, qui sont susceptibles de ne plus être cantonnées dans des baraquements, mais d’être dispersées dans des environnements urbains, parfois hébergés chez des civils, tant et si bien que pour les atteindre, il faut parfois littéralement procéder à un ratissage immeuble par immeuble, avec à chaque fois des risques d’embuscade. La réalité d’un conflit moderne, malgré toutes les technologies de reconnaissance, se résume bien souvent à des soldats qui tirent à vue.

Malgré tout, toute une partie du conflit s’est délocalisée, au contraire, avec des pilotes de drones qui manipulent leurs engins de mort à grande distance, postés dans des bases, sur des navires, voire à l’autre bout du monde. Pour y parvenir, ils doivent pouvoir compter sur des données de reconnaissance très précises et surtout récentes, donc des soldats ou des informateurs proches de la cible. Il n’en reste pas moins qu’alors que les belligérants ont tendance à se rapprocher les uns des autres sur les théâtres d’opération moderne, certains au contraire tuent à distance sans avoir à poser le pied dans les zones de combat.

Cette nouvelle dimension spatiale de la guerre, à la fois plus proche et plus éloignée qu’avant, peut constituer un terreau fertile pour un récit sur la guerre moderne. Il peut aussi être adapté, sans trop de difficultés, aux littératures de l’imaginaire. Décrire le quotidien d’un mage de guerre dans une ville déchirée par un conflit, en s’inspirant du quotidien des soldats du 21e siècle, peut être très intéressant.

Plus d’objectifs stratégiques

Conquérir, contrôler et sécuriser les places fortes, les routes, les ponts, etc… Autrefois, une bonne partie de la construction stratégique de la guerre fonctionnait de cette manière : on « prenait » les positions adverses en évitant de se faire « prendre » les siennes. Aujourd’hui, en-dehors de quelques installations stratégiques évoquées ci-dessus, la notion de contrôle est devenue plus floue. Les troupes ne sécurisent plus des lieux d’importance stratégique : elles prennent position, éliminent la présence adverse, stationnent brièvement en évitant d’être prises pour cible par l’ennemi, puis repartent ailleurs pour une mission similaire.

La dimension tactique de la guerre, le court terme, la courte portée, ont aujourd’hui davantage d’importance que sa dimension stratégique, le long terme, la vision d’ensemble. Il faut y voir une conséquence du morcellement géographique du conflit, dont on vient de parler, encore renforcé lorsque les combats ont lieu dans des zones urbaines.

Mais il ne s’agit pas du seul facteur. De nos jours, il est rare qu’une guerre commence avec des objectifs stratégiques clairs et explicites. Si l’on projette de conquérir un territoire, il est relativement facile de déterminer quand cet objectif est atteint. En revanche, si, comme c’est souvent le cas dans les conflits modernes, on projette d’« intervenir » auprès d’une population spécifique dans un territoire étranger, ou que l’on ambitionne de « neutraliser » la menace qu’elle représente, on bute sur des difficultés : comment décréter que la mission est accomplie ? Sur quels critères se baser pour déterminer que les objectifs de départ ont été atteints ? À moins d’avoir, en amont, établi des marqueurs objectifs de succès liés à la réalisation du but initialement poursuivi, le conflit risque de s’enliser, à la poursuite d’un objectif qui ne pourra jamais être atteint parce que personne n’en a vraiment défini les contours. On s’achemine vers une guerre perpétuelle, ferment de toutes les tragédies.

Plus de camps

Dans un conflit traditionnel, réduit à sa plus simple expression, il y a deux camps : une armée, et une autre armée, l’ennemi. En compliquant un peu, on peut s’imaginer que chacun de ces deux camps appartient à une alliance, et qu’il y a donc, de chaque côté, plusieurs armées, qui poursuivent des buts communs mais conservent leur propre hiérarchie, leurs propres uniformes et qui ont leurs propres armes et leurs propres moyens de destruction.

Dans la guerre moderne, celle qui ressemble furieusement à la guérilla, tout cela est beaucoup plus complexe. Déjà, celui qui a été désigné comme ennemi au départ du conflit n’est probablement pas une armée au sens strict du terme, mais un groupe paramilitaire, une faction terroriste ou un assemblage hétéroclite de résistants ou de guérilleros unis par une cause commune. Ceux-ci n’ont pas d’uniforme et très peu de signes de reconnaissances visuels, leur chaîne de commandement est rudimentaire et leurs méthodes de recrutement non-conventionnels. Bien peu de choses, en vérité, les distinguent d’autres factions similaires qui elles, sont officiellement alliées à l’armée qui est au cœur du conflit.

Et parfois, si on confond les alliés et les ennemis, c’est parce que ceux d’hier ne sont pas ceux d’aujourd’hui. Un groupe armé peut se fractionner en plusieurs sous-groupes antagonistes, séparés par des ambitions ou des idéologies divergentes. À l’inverse, dans un conflit de ce type, deux ou plusieurs groupes que philosophiquement tout oppose peuvent décider de faire cause commune ponctuellement pour des raisons pragmatiques.

La réalité du conflit et celle des forces en présence n’est donc pas une donnée de départ dans ce type de conflit : il s’agit d’une réalité en mutation constante, sujette à des changements fréquents. Souvent, rien ne ressemble plus à un allié qu’un ennemi, et l’un peut devenir l’autre du jour au lendemain.

Naturellement, un contexte aussi riche en incertitudes et en faux-semblants constitue un vivier d’idées intéressantes pour un romancier. L’idée de soldats qui n’ont pas de moyens de faire la différence entre adversaires et alliés si on ne les leur désigne pas comme tels génère à elle seule du suspense.

À qui puis-je faire confiance si les réalités d’aujourd’hui diffèrent du tout au tout de celles d’hier ? Du point de vue du traitement du thème, la question est intéressante également. Suis-je justifié moralement à faire feu sur un être humain si tout ce qui différencie l’homme à abattre du soutien indéfectible, ce sont des alliances temporaires et, par nature, fragiles ? Soit le soldat abandonne complètement la question de la justification de ses actes à ses supérieurs, au risque de se déshumaniser, soit il cherche à se faire une opinion par lui-même, quitte à parvenir à une conclusion différente de celle de ses officiers, avec les conséquences néfastes que cela suppose sur sa carrière militaire.

Plus de civils

Autre frontière qui s’érode dans un contexte où les conflits se mettent à ressembler à des guérillas : celle qui distingue les civils des militaires. Dans une guerre traditionnelle, les militaires portent des uniformes, ils ont des grades et font partie d’une chaîne de commandement, ils accomplissent des missions et prennent soin de minimiser les victimes civiles du conflit.

Dans une guerre moderne, les combattants peuvent très bien être impossibles à distinguer des civils, s’habiller comme eux et vivre parmi eux, et n’obéir à aucune structure de commandement traditionnelle. Comment savoir dès lors si on a affaire à des civils ou non, et comment éviter de faire des victimes civiles si chaque individu, quelle que soit son apparence, peut potentiellement être un belligérant ? Dans un conflit de ce genre, des civils peuvent également jouer un rôle actif en abritant des militaires chez eux, en leur donnant du matériel, de la nourriture ou d’autres types de services, voire en prenant ponctuellement les armes contre leurs adversaires. Est-ce que cela en fait des cibles légitimes ? Voilà une question délicate.

Autre situation difficile : que se passe-t-il si des soldats se dispersent au milieu de la population civile, en particulier dans un endroit vulnérable et très peuplé, comme une école ou un hôpital, faisant des non-combattants qui s’y trouvent des boucliers humains ? Non seulement les définitions classiques ne protègent plus les innocents, mais elles peuvent être instrumentalisées pour leur nuire et faire de la pitié envers les civils un handicap pour l’armée ennemie.

⏩ La semaine prochaine: Écrire le combat

Écrire la bataille

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Après avoir brossé un portrait de la guerre en tant qu’élément générateur de worldbuilding dans un roman, après avoir approfondi la question pour réfléchir à ses implications, je vous propose à présent de descendre d’un cran dans la hiérarchie temporelle et géographique d’un conflit, pour nous intéresser à la manière dont un romancier peut raconter un de ses sanglants épisodes, j’ai nommé la bataille.

Une bataille, c’est un engagement militaire entre deux ou davantage de camps, qui est limité à un lieu et à un moment donné. Une bataille a lieu dans un endroit précis – une plaine, un plateau, un village – et se déroule dans un intervalle précis, de quelques minutes à quelques jours. Le nombre de soldats varie selon les circonstances et les époques, de quelques dizaines à des dizaines de milliers. En principe, l’engagement se termine lorsqu’un des camps se rend, s’enfuit ou subit des pertes si considérables que ses forces n’existent plus. Une série de batailles s’appelle une campagne.

Travaux préparatoires

Écrire une scène de bataille – ou un ensemble de scènes de cette nature – est une tâche délicate pour un auteur, qui peut vite s’embourber dans la confusion, ou crouler sous une profusion de détails. Pour éviter d’en arriver là, il est donc crucial de se poser un certain nombre de questions avant de rédiger quoi que ce soit.

Plus vous aurez les idées claires sur les acteurs et l’environnement de cet engagement militaire, plus il sera facile de le décrire avec clarté, même si vous n’utilisez pas explicitement tous les détails que vous avez accumulés. C’est un des rares exemples ou un worldbuilding détaillé est salutaire et ne mène pas à une perte de temps, donc si vous faites partie des auteurs qui aiment collecter une foule de notes, faites-vous plaisir, cette fois-ci, ça pourrait être très utile.

Pour commencer, il faut savoir quelles sont les forces en présence : y a-t-il deux ou davantage de camps ? Des armées de coalition, composées de soldats issus de milieux très différents, éventuellement sous des commandements différents ? Combien sont-ils ? Quelle est leur composition approximative, entre l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie, le soutien, l’aviation et tout autre corps représenté sur le champ de bataille ? Qui donne les ordres ? Est-il possible qu’ils reçoivent des renforts en cours de combat, ou que certains éléments fuient le champ de bataille ? Il n’est pas indispensable de communiquer tous ces éléments au lecteur, mais certaines de ces informations pourront avoir une résonance en cours de bataille. Par exemple, si une armée a une cavalerie et l’autre non, cela aura une influence sur le déroulement des événements.

Il faut également se demander ce que les armées en présence font là. Pourquoi se rencontrent-elles sur le champ de bataille ? Est-ce délibéré de la part de tous les commandements en présence, est-ce une décision stratégique unilatérale d’un seul des camps, qui aura par exemple demandé à ses troupes d’intercepter l’armée adverse ? Les deux camps se sont-ils rencontrés par hasard à cet endroit ? Et pourquoi est-ce que c’est à cet endroit précis et à ce moment que les hostilités éclatent ?

Il est crucial d’avoir en tête les objectifs stratégiques que poursuivent les commandants impliqués dans cette action. Chacun d’entre eux doit avoir en tête une condition de victoire et une condition de défaite, peut-être même une estimation des pertes acceptables. Il ne s’agit pas nécessairement d’une stratégie longuement échafaudée : l’officier qui dirige une escouade qui vient de se faire surprendre par une armée supérieure en nombre n’aura à cœur que de briser l’engagement et de quitter le champ de bataille aussi vite que possible, avec des pertes aussi légères que possible. Mais parfois, la bataille s’inscrit dans des plans de campagne détaillés, et comprend des objectifs primaires (la prise d’un village, l’annihilation de l’artillerie adverse) et secondaires (la capture d’un officier précis, la collecte d’information sur les nouvelles armes ennemies). En général, je conseille de rendre ces objectifs explicites pour le lecteur, qui comprendra plus facilement ce que les belligérants essayent de faire : ça rend toute la scène plus claire et plus poignante.

Pour les généraux, ces objectifs correspondent à des ordres qu’ils ont reçus, mais pour vous l’auteur, les objectifs stratégiques sont autant d’enjeux dramatiques : il est important de savoir ce que les camps en présence essayent de faire, mais également ce que ça va apporter à votre histoire, et les conséquences qu’aura la bataille sur votre intrigue et sur vos personnages. Si la situation ne change pas fondamentalement entre le début et la fin de l’engagement, à quoi bon consacrer des pages au combat ? Une bataille doit être un événement déterminant, dramatique, où certains personnages meurent et d’autres évoluent ou dévoilent des facettes d’eux-mêmes qui sont inattendues.

Le lieu où se situe le combat est important, et je conseille, non, je vous implore d’esquisser une carte pour que vous ayez les idées claires dès le départ. S’agit-il d’une plaine ? Y a-t-il aussi des collines ou des reliefs ? Existe-t-il des endroits où se cacher avant la bataille, comme des bois ou des ruines, ou des lieux où un camp pourrait essayer de se disperser lors de sa fuite, comme des marais ? Y a-t-il des traces de civilisation à proximité : villages, routes, lignes électriques, château, canaux ? Où se situent les troupes au début de l’engagement ? Jetez un coup d’œil aux lieux où se sont déroulées les grandes batailles de l’histoire, et vous comprendrez vite que la géographie est déterminante. Par ailleurs, plus vous avez les idées claires à ce sujet, plus vous communiquerez les choses clairement au lecteur.

S’interroger sur le lieu, c’est aussi se poser des questions sur l’environnement et sur les conditions du combat : un sol boueux, de la neige, la pluie qui se met à tomber en pleine bataille, des glissements de terrain, des inondations, peuvent avoir une influence déterminante sur l’issue de l’engagement. Réfléchissez également aux différents terrains qui composent le champ de bataille, et aux conséquences qu’ils peuvent avoir sur le combat : si les canons adverses risquent de s’ensabler dans des dunes, un général pourra tenter de manœuvrer pour qu’ils aillent s’y perdre.

Raconter la bataille

Un conseil très important à garder à l’esprit, si la bataille constitue un des moments forts de votre roman, c’est de consacrer du temps, et donc des pages, à tout ce qui précède la bataille : la préparation des hostilités, les conversations entre les personnages au sujet du combat qui s’annonce, les adieux, les larmes, les espoirs… Je dirais même que plus la veillée d’arme est longuement racontée, plus l’impact émotionnel des événements sera grand. Pensez à cette phase comme l’occasion d’accumuler des munitions émotionnelles que vous pourrez ensuite tirer pendant la bataille.

Avant l’engagement, prenez le temps de présenter au lecteur l’état d’esprit de vos personnages ; faites peu à peu monter la tension, puis la terreur, alors que la bataille s’approche ; rendez explicite ce que vos protagonistes craignent de perdre dans le combat : leur vie, leurs amis, la guerre, voire l’avenir de la civilisation toute entière ; ponctuez cette phase de scènes consacrées à certains de vos personnages, en particulier ceux que vous avez prévu de tuer lors de la bataille : plus ils apparaîtront comme attachants juste avant l’engagement, plus leur mort sera ressentie comme cruelle. Oui, c’est de la manipulation émotionnelle.

Cette phase sert à augmenter l’anticipation du lecteur, jusqu’à ce que ça soit presque insupportable : au moment où les hostilités éclatent, il doit craindre pour les personnages présents, et partager leur inquiétude au sujet d’une éventuelle défaite. Au fond, il s’agit des mécanismes du suspense, mais généralisés à tous les acteurs présents sur le champ de bataille.

En ce qui concerne la bataille en elle-même, je vous recommande de prévoir un déroulement précis, au besoin en le traçant directement sur votre carte : vous y noterez les différentes étapes, les mouvements de troupes, les offensives, les contre-offensives, les renforts et les surprises de dernière minute. Il est également important d’y relever le parcours de vos personnages, en particulier s’il est très différent des points forts de la bataille. Attention : à moins que vous souhaitiez noircir des centaines de pages à décrire des mouvements de troupe, ne prévoyez pas d’innombrables rebondissements dans votre bataille. Si vous alignez trois à cinq événements majeurs, ça sera généralement plus que suffisant.

Construire votre bataille en amont, savoir qui fait quoi et à quel moment, pour quelle raison, ce qu’ils peuvent voir autour d’eux, le temps que prennent leurs déplacements, va vous aider à écrire la scène de bataille sans trop de difficultés. Au moment de rédiger, cela dit, n’oubliez pas que le lecteur n’a pas vu votre plan et ne sait rien de vos intentions : votre travail, c’est donc de lui faire comprendre aussi clairement que possible ce qui se passe au cours de la bataille.

Arrêtons-nous un instant sur cette notion de clarté : votre mission, en tant qu’auteur d’une scène de bataille, c’est de vous assurer que pour chaque mouvement de troupe, chaque offensive et contre-offensive, chaque événement marquant de la bataille, le lecteur comprenne qui sont les troupes impliquées, d’où elles viennent et où elles vont, quel type d’armes elles utilisent, quel effet cela a sur les troupes adverses et quelles pertes elles subissent elles-mêmes. Pas besoin d’ensevelir le texte sous des détails stratégiques, mais il est important d’éviter à tout prix la confusion. Il faut aussi parvenir à faire comprendre les intentions stratégiques des officiers, ce qu’ils espèrent obtenir et si oui ou non, ils parviennent à leurs fins. Il existe une certaine marge pour se montrer ambigu, par exemple en décrivant l’action, mais en ne révélant le plan des généraux qu’après coup, afin de ménager le suspense, mais en règle générale, dans un domaine aussi propice à la confusion qu’une bataille, tout doit être limpide et se lire sans efforts. Une exception notable est le récit de bataille à la première personne, sur lequel je vais revenir.

En plus du plan, il peut être utile de fractionner votre bataille en plusieurs actes : la montée de la tension, que j’ai déjà mentionnée, les premiers engagements, le gros de la bataille, le dénouement et les conséquences du combat. Procéder de cette manière vous permet de bénéficier d’un découpage qui favorise la tension dramatique et qui offre différents niveaux d’intensité. Selon vos thèmes et vos intentions, l’une ou l’autre de ces phases pourra prendre plus ou moins d’importance et occuper plus ou moins de place. Il est tout à fait concevable, par exemple, de rédiger une scène de combat qui passe rapidement sur les faits d’armes pour se concentrer plus longuement sur le sort des victimes, une fois la bataille terminée.

Une bataille peut constituer la partie la plus émotionnellement intense de votre roman, l’apogée de votre intrigue, si on utilise la terminologie de la pyramide de Freytag. Si vous le souhaitez, elle peut avoir un impact sur tous les personnages qui y participent, et constituer pour eux un tournant. Certains d’entre eux vont mourir, d’autres vont être blessés, d’autres encore vont être durablement traumatisés par ce dont ils vont faire l’expérience, ou vivre des événements qui vont transformer leurs motivations, en leur donnant par exemple des envies de vengeance. Un personnage peut aussi être transformé de manière positive par une bataille : ce sera le cas par exemple si à cette occasion il réalise son plein potentiel, s’il acquiert des certitudes au sujet de ses priorités et de ses objectifs, ou si ses faits d’armes lui valent d’obtenir une réputation héroïque qu’il n’avait pas auparavant. Si l’un de vos personnages ressort de la bataille sans être changé, c’est du gâchis.

Rédiger la bataille

Vos choix narratifs ont une influence considérable sur la forme que va prendre la bataille au sein de votre récit.

C’est le cas en particulier de la focalisation. Tout ce que j’ai mentionné jusqu’ici est principalement valable pour une bataille qui serait racontée à la troisième personne. Pour comprendre les différents actes d’un engagement militaire, comment ils s’inscrivent sur le champ de bataille, il faut du recul, et ce n’est qu’en découvrant les faits à travers l’œil d’un narrateur omniscient et extérieur au conflit que l’on va parvenir à atteindre le niveau de clarté maximal. Si la stratégie et l’articulation dramatique de la bataille sont importantes pour vous, c’est probablement ce type de narration qui va vous être utile. Par contre, le résultat risque d’être un peu clinique, loin de la violence et de la peur du champ de bataille.

La focalisation à la troisième personne avec des points de vue multiple offre un bon compromis entre la clarté de la narration et l’implication émotionnelle des protagonistes et du lecteur. Elle consiste à raconter le combat à-travers un certain nombre de personnages qui y participent : soldats des deux camps, héros, soigneurs, généraux, civils, etc… De cette manière, vous pouvez raconter votre bataille sous la forme de vignettes, centrées sur l’expérience subjective de vos personnages-point-de-vue, ce qui vous permet de construire une narration poignante, mais en incluant le point de vue des stratèges et des officiers, vous pouvez aisément expliquer au lecteur ce qui se passe sur le champ de bataille.

Troisième option, la narration à la première personne vous amène à raconter la bataille à travers l’expérience d’un narrateur unique, plongé dans les événements. Il s’agit de l’option la plus émotionnellement viscérale et sans doute la plus réaliste, pour qui veut découvrir les horreurs de la guerre, mais elle bute sur une limite indépassable : tout ce qui ne se déroule pas dans le champ de vision de votre narrateur ne peut pas être raconté. Et si celui-ci est un troufion, il ne connaît rien de la stratégie de ses supérieurs et il est possible qu’il ne comprenne rien à ce qu’il voit. Une telle scène de bataille risque d’être confuse, mais si votre seule ambition est de rendre compte du cheminement de votre protagoniste, elle peut être l’option la plus adaptée.

Deux mots du temps de verbe. Par définition, le récit au passé est celui qui vous donne la flexibilité dont vous avez besoin pour raconter le déroulement de votre bataille. Il est possible de raconter une bataille au présent, mais cela va vous donner moins d’options et compliquer la rédaction de cette partie de votre roman. Paradoxalement, l’utilisation du présent risque de créer une distance émotionnelle entre les événements et vos personnages, ce qui n’est pas nécessairement l’effet souhaité. À moins de la coupler avec une narration à la première personne et de jouer à fond la carte de la subjectivité, ce n’est probablement pas la meilleure option.

La bataille, si vous le souhaitez, peut fonctionner comme un roman dans le roman, une miniature des enjeux et des préoccupations de votre histoire. C’est le cas en particulier d’un point de vue thématique : les thèmes de votre roman, vous allez les retrouver dans votre bataille. Réfléchissez à la manière dont ils pourraient trouver leur place dans les événements que vous décrivez. Si votre histoire parle d’honneur, décidez lesquels des protagonistes de votre bataille vont se comporter de manière honorable ou déshonorable.

⏩ La semaine prochaine: La bataille terrestre