Hors-champ et narration

Depuis le début de cette série consacrée au hors-champ littéraire, j’ai mentionné avec insolence une notion que je n’ai fait qu’esquisser, alors qu’elle est pourtant centrale : le champ narratif. Si je suis resté aussi évasif, c’est que ce concept, qui est un peu l’équivalent, dans la littérature, du cadre dans le cinéma, dépend énormément des choix de narration de l’œuvre en question. Dans cet article, je vous propose de nous intéresser plus étroitement à la manière dont les choix de temps et de focalisation influent sur le hors-champ.

Si vous avez besoin d’une référence, j’ai écrit quelques articles sur la narration, mais ils ne sont pas très bons et j’ai la flemme de les réécrire, donc allez plutôt relire ceux de Stéphane Arnier. Cela dit, je reviens sur les fondamentaux ci-dessous, donc vous devriez retrouver une bonne partie des bases en lisant cet article.

La narration au passé

« Il était une fois » : comme cette entame classique l’indique, depuis que l’on s’est mis à s’asseoir au coin du feu pour raconter des histoires, on a généralement choisi de les raconter au passé. Ce n’est pas très étonnant : pour commencer, le passé est l’option la plus naturelle pour le récit, dans la mesure où, quand on raconte, on revient sur des faits qui se sont déroulés dans le passé et qui sont donc terminés de la perspective d’un narrateur qui vit dans le présent.

La seconde raison pour laquelle il s’agit d’une bonne option pour raconter des histoires, c’est que le français offre une plus vaste palette de temps de verbe, qui permet de situer les actions les unes par rapport aux autres dans le récit. Le passé simple n’est pas le passé composé, qui n’est pas le plus-que-parfait, et chacun a des nuances qui permettent une large palette de possibilités. Comme tous ces temps sont malgré tout des variantes du passé, ils sont perçus comme un tout homogène par le lecteur : d’une certaine manière, le passé est le présent de la narration, le temps vivant, celui qui correspond à l’expérience humaine.

Qu’est-ce que cela signifie du point de vue du hors-champ ? Pas grand-chose, à dire vrai. La narration au passé est une toile neutre qui est ouverte à toutes les variations, et elle ne limite pas les options en ce qui concerne ce qui est hors champ et ce qui ne l’est pas. Tous les types de hors-champs décrit dans l’article précédent y sont possibles, sans limites.

La narration au présent

Décider de raconter une histoire au présent, c’est faire le choix de renoncer à la large gamme de temps de verbes qu’offre le passé dans la langue française. La narration au présent consiste moins à raconter qu’à se situer dans la tête du narrateur (qu’il soit à la troisième ou à la première personne), et à suivre le fil de ses pensées en direct, au même rythme que l’action, comme dans un reportage télévisé.

Il est possible, au sein de ce mode, d’insérer des séquences de narration au passé, en particulier quand le narrateur se remémore des événements antérieurs à l’action. Seulement voilà : premièrement, c’est de la triche, et deuxièmement, même si cette astuce permet d’ajouter de la profondeur au côté « commentaire en live » de la narration au présent, elle ne représente aucune véritable rupture. On peut se représenter la narration au présent comme un fil ininterrompu de pensées, alignées les unes après les autres, la plupart détaillant ce qui se déroule dans le présent, d’autres se remémorant le passé. Vous pouvez vous imaginer ça comme le commentateur d’un match de football qui décrit ce qui se passe sous ses yeux, et ponctue parfois son monologue d’anecdote sur la carrière des joueurs.

Tout cela rend plus nettes certaines frontières entre le champ et le hors-champ. Par définition, tout ce qui est écrit au passé dans une narration au présent fait partie de la catégorie du hors-champ raconté, sauf s’il s’agit d’un rappel d’une scène qui a été écrite auparavant. Quant à ce qui est écrit au présent, toutes les options sont formellement possibles. Cela dit, comme le présent est, par excellence, le choix narratif qui consiste à décrire ce qui se trouve sous le nez du narrateur, de manière concrète et palpable, il ne se prête pas naturellement à inclure des éléments hors champ.

Le narrateur omniscient

Dans la narration omnisciente, le narrateur en sait plus que le lecteur ou que les personnages. En règle générale, il a accès, comme le mot « omniscient » l’indique, à toutes les informations, sans limites : il peut se balader sans bornes dans le temps et l’espace, et nous révéler à tout moment ce qui se passe dans la tête de tous les personnages. La narration omnisciente permet à un écrivain d’examiner les situations dramatiques sous tous les angles à la fois. Elle est également plus facile à écrire, puisque l’auteur choisit, pour l’essentiel, de ne se fixer aucune limite.

Cela dit, le choix du narrateur omniscient réduit considérablement les possibilités de ménager des surprises au lecteur et, plus encore, de construire du suspense. Pour y arriver, l’auteur, à travers son narrateur omniscient, doit sciemment cacher des informations au lecteur, c’est-à-dire qu’il doit choisir de ne pas jouer franc jeu. À moins d’avoir affaire à un écrivain très habile, il y a, au cœur de ce choix narratif, un artifice qui peut rendre la lecture désagréable : celui qui consiste à suivre un guide qui sait tout mais se contente de distiller ce qu’il sait au compte-gouttes.

On l’a compris, la narration omnisciente est un phare qui éclaire tout le narratif d’une lumière perçante. Rien ne lui échappe. Cela rend tout usage du hors-champ peu naturel pour le lecteur. En deux mots, pour un narrateur omniscient, le hors-champ n’existe pas, ou plutôt, il n’existe que parce qu’il en a arbitrairement décidé ainsi : les événements lointains ne sont lointains que parce que le narrateur ne nous a pas emmené les voir, les événements suggérés ou incomplets ne le sont que parce que le narrateur nous cache des informations, etc… Il n’y a guère que les hors-champs d’exposition qui peuvent s’insérer dans ce mode de narration avec naturel. Pour le reste, mieux vaut y renoncer, ou s’attirer les foudres de lecteurs qui risquent de se sentir manipulés par de déloyaux tours de passe-passe.

Le narrateur focalisé

On dit qu’un narrateur est « focalisé » quand il adopte le point de vue d’un protagoniste : il nous donne accès à ses pensées, et uniquement aux siennes, décrit toute situation de sa perspective et ne nous donne accès qu’aux informations accessibles au personnage en question. Ou pour le dire plus justement : le narrateur focalisé ne nous présente les choses que sous un seul angle à la fois. Une approche aujourd’hui très populaire de nos jours consiste à changer de personnage focal à chaque chapitre, ce qui permet de varier les points de vue, sans toutefois basculer dans l’approche un peu brouillonne qui caractérise le narrateur omniscient.

Reste qu’opter pour un narrateur focalisé, c’est choisir de mettre des œillères à son récit, et de renoncer à examiner une situation dramatique sous tous les angles. Si vous décrivez une bataille du point de vue d’un troufion ou de celui d’un général, l’un comme l’autre offrira des perspectives limitées et nécessairement incomplètes de la situation. L’auteur doit donc choisir avec soin de quelle manière il souhaite focaliser sa narration et vivre avec les conséquences de son choix, ce que permet celui-ci et ce qu’il ne permet pas. C’est plus élégant, mais plus délicat à mener à bien avec succès.

Avec un narrateur focalisé, la définition du hors-champ est limpide. Tout ce qui fait partie de l’expérience du personnage focal constitue le champ narratif, et tout ce qui n’en fait pas partie est hors champ. Pour revenir à notre expérience du soldat au combat, sa trajectoire sur le champ de bataille, les différents dangers auquel il s’expose, les ennemis qu’il croise, les décisions qu’il prend, tout cela est dans le champ narratif. Quand on lui rapporte les ordres d’un supérieur, quand il entend des détonations ou les voix des ennemis au loin, tout cela est hors-champ. La claire délimitation entre les deux offre une grande précision dans la construction narrative et permet de profiter au maximum de toutes les options qu’offre le hors-champ.

Le narrateur externe

Troisième type de narrateur, beaucoup moins courante que les deux autres : le narrateur externe en sait moins que ce que les personnages savent eux-mêmes. Il se contente de décrire ce qui se passe, sans permettre au lecteur d’accéder aux pensées ou aux émotions des personnages, et sans colorer les descriptions en fonction des valeurs et des représentations des protagonistes. C’est un narrateur qui non seulement n’a pas d’informations particulières à nous offrir, mais il n’a pas non plus de regard. Il est émotionnellement neutre, clinique, scientifique.

Cette option est rarement la meilleure, et pour le dire clairement elle n’est pas très populaire. Cela dit, la froideur de cette approche peut favoriser un certain type de narratif, ceux, par exemple, où il est nécessaire de montrer que le protagoniste est détaché de son environnement, ou manque d’empathie ou d’engagement émotionnel. Comme tous les choix narratifs, c’est un outil, reste à l’utiliser à bon escient, pour produire un effet délibéré.

Avec un narrateur externe, tout le narratif est tenu à bonne distance émotionnelle du lecteur. Cela a presque pour effet de catapulter tout le texte dans le hors-champ. Si dans les faits, toutes les variantes de hors-champ sont parfaitement praticables dans le cadre de ce choix narratif, cela ne fait au final pas une grande différence. Champ et hors-champ semblent tous deux être tenus à l’écart du lecteur, et il est difficile de produire des effets de contraste entre les deux.

La narration à la troisième personne

On termine avec l’ultime grande option narrative : est-ce qu’on choisit une narration en « elle/il » ou une narration en « je ». Entre troisième et première personne, je commence par l’option la plus classique et la plus populaire, celle qui consiste à découpler le narrateur du protagoniste, soit la narration à la troisième personne. Il s’agit d’abord d’un choix grammatical, puisqu’il dicte le type de pronom qui sera utilisé tout au long du texte pour évoquer les actes du/des protagonistes. C’est aussi une option qui se marie mieux avec certains types de narration qu’avec d’autres. S’il n’est pas complètement impossible d’imaginer un narrateur externe en « je », ce sera probablement moins facile à justifier que la troisième personne. La situation est la même pour le narrateur omniscient. Il en ressort donc que c’est dans la narration focalisée que l’usage du « je » semble le plus naturel.

Il n’y a presque rien qui distingue réellement la narration focalisée à la troisième et à la première personne. Si elle est bien faite, il doit presque toujours être possible de simplement troquer un pronom contre l’autre, sans rien avoir à changer d’autre. La manière dont les deux options sont perçues par le lecteur, cela dit, est très différente. Avec le choix de la troisième personne, le narrateur est désincarné, absent, mais il nous présente tout de même un point de vue distinct. On a donc affaire à un narrateur qu’on ne peut pas réellement identifier, mais qui est émotionnellement très présent : tout se met en place comme si c’était le lecteur qui était plongé dans l’action, sans intermédiaire pour faire obstacle entre lui et l’univers de fiction.

Ici, chaque chose est à sa place. On a un champ narratif qui est au cœur de l’action, et un hors-champ, en partie ou totalement invisible, qui l’influence à distance. Il s’agit d’un choix « neutre », qui ne chamboule par la hiérarchie entre champ et hors-champ et qui permet à chacun d’être utilisé sans restriction.

La narration à la première personne

On l’a dit : même si en termes de narration, tout est possible, y compris plusieurs options qui ne sont même pas mentionnées dans cet article, la narration en « je » est principalement une option à marier avec un narrateur focalisé. Pour le dire simplement : à la troisième personne, le narrateur n’est pas seulement focalisé, il est incarné. Le protagoniste, généralement unique, se confond entièrement avec le narrateur.

Faire ce choix, même si, on l’a vu, il n’est pas fondamentalement différent de la narration focalisée à la première personne, c’est placer un obstacle supplémentaire entre le lecteur et l’histoire : le narrateur est ici pleinement identifiable, et pour le lecteur, découvrir le texte va s’apparenter à se voir raconter une histoire par celle ou celui qui l’a vécue. Même si, dans les deux cas, la focalisation est la même, dans la narration en « je », une complicité implicite se noue entre le lecteur et le narrateur, ainsi qu’un sentiment d’authenticité, qui est celui des carnets de route et autres témoignages.

C’est peut-être ce choix qui met le plus de distance entre champ et hors-champ : quand le narrateur est incarné à ce point à travers le texte, tout ce qu’il rencontre sur son chemin représente une péripétie mémorable, alors que tous les autres éléments de l’intrigue, ceux qui sont mentionnés mais pas vécus directement par le protagoniste-narrateur, semblent particulièrement mineurs. Parce que le lecteur a de l’attachement pour cette figure centrale, il se focalise sur les péripéties qui le touchent directement, et se désintéresse du hors-champ, rangé au simple rang d’anecdote. L’auteur serait donc bien avisé d’en tenir compte quand il opte pour ce type de narration, et d’éviter de ranger des informations importantes hors-champ.

2 réflexions sur “Hors-champ et narration

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