C’était la vallée de l’ombre qui dévore (4)

Troisième partie Cinquième partie

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À la fin de l’après-midi, les deux voyageuses aperçurent en hauteur, plus loin sur le chemin, quelque chose qui leur donna de l’espoir. C’était une colonne de fumée, foncée et écailleuse, qui se tortillait dans le ciel. Qui disait fumée disait feu, et qui disait feu disait refuge. Elles n’étaient qu’à quelques contours d’y parvenir, aussi hâtèrent-elles le pas, afin d’être sûres d’y parvenir avant la tombée de la nuit.

Elles furent accueillies par le spectacle de deux chiens maigres se disputant une main humaine de l’entêtement de leurs crocs. La guerrière les fit fuir en leur jetant des cailloux. L’un d’entre eux s’en alla en conservant sa prise à la gueule.

L’endroit était désert. C’était un hameau constitué de deux douzaines de maisons tordues, aux murs faits d’empilement de pierres couvertes de mousse grise. Elles étaient construites tout près les unes des autres, comme pour se tenir chaud, juste séparées par des venelles dont le sol était enseveli sous une épaisse couche de boue terne.

Désenchantées, elles suivirent la trace de la colonne de fumée jusqu’à un dégagement au milieu du village, là où se tenait la fontaine des lavandières. Elles trouvèrent un brasier conique, dressé à la hâte avec des accumulations de bûches, de meubles et d’outils en bois qui brûlaient furieusement dans le craquement criard des flammes.

Par-dessus, jetés sans ménagement, une dizaine de corps humains flambaient. Tous étaient des hommes. Leur chair, disloquée, était déjà rôtie par le feu, rendue méconnaissable. Le bûcher dégageait une répugnante odeur de cadavre.

Ce n’était pas un endroit hospitalier. Malgré tout, fébriles, rendues un peu folles par leur découverte, elles explorèrent le village, en quête d’une âme qui vive, ou d’une réponse. Mais elles ne trouvèrent ni l’une, ni l’autre.

« Mais qui a allumé le feu, alors ? » demanda S.

Elle devinait que, quelle qu’elle soit, la réponse ne lui plairait pas.

***

Elle n’eut guère le temps d’y réfléchir. S bondit. Elle venait d’apercevoir un mouvement dans les fourrés. L’arme au poing, elle pista ce qui, peut-être, n’était qu’un loir. Wolodja voulut la suivre mais la guerrière lui fit signe de rester sur place.

La lumière déclinait. Il n’y avait plus qu’un jour faiblissant et la clarté pâle des lunes pour permettre de distinguer les vivants des ombres.

Pas le temps d’allumer une lanterne. La Chevalière chargea pour tenter d’attraper ce qui était en train de se faufiler dans les champs, entre les rochers, dans les buissons d’épines, toujours presque à portée mais trop rapide pour qu’elle parvienne à lui mettre la main dessus.

À la faveur d’un éclat de Solune, S vit que la proie qu’elle traquait était bien humaine. C’était une jeune fille, enroulée dans plusieurs manteaux de jute, qui courait de toute la force de ses longues jambes maigres, bondissant comme un lièvre qui connaît chaque rocher à la ronde. Elle était maligne. Elle laissa tomber un sac plein de patates qui l’alourdissait. Trop tard pour faire une différence. Ses respirations devenaient rauques. Elle ne tiendrait pas longtemps.

Juste avant que la fuyarde ne pénètre dans la noirceur du bois qui surplombait le village, S parvint à lui saisir le col. En un mouvement, elle balança le corps léger de la jeune fille au sol, l’immobilisa, et pointa l’extrémité de son épée face à son visage. Deux yeux ronds et stupéfaits la fixèrent au milieu d’un chaos de cheveux laineux. La jeune fille laissa échapper un jappement désespéré.

« Je ne vais pas te tuer. Mais parle » dit S.

La Chevalière fixait la paysanne, mais sans oublier de jeter des coups d’œil prudents alentour. Les événements de la journée lui avaient fait craindre une embuscade. Lorsque la petite eut récupéré assez de souffle, elle répondit :

« Les femmes sont parties », dit-elle. « Les hommes ont changé. Ils sont devenus fous. Violents… Comme ensorcelés. Ils ont reçu un mauvais sort, c’est ce que disent les sages du village. Il y en a qui racontent que c’est une Succube de l’Envers qui a fait le coup. D’autres que c’est un Nécromancien de Wuurmaz. Certains pensent que c’est une âme en peine venue du Jouxte-Sombre… Moi, je m’en fiche. Tous, mon père, mes frères, ils se sont entretués. Nous, les femmes, on a brûlé les corps. On a fait ce qu’il fallait faire. Alors on s’est cachées dans les bois en attendant que les ténèbres quittent la vallée. »

Puis, un regard, un soupçon, et une question :

« Ça n’est pas vous, la démone, pas vrai ? Je le vois dans vos yeux, que ce n’est pas vous. »

Elle semblait douter, pourtant. Et l’épée pointée contre son visage n’avait rien pour la rassurer. La petite était brave, mais ses yeux luisants trahissaient son émoi.

S rangea son arme, se redressa, et laissa la villageoise libre de ses mouvements.

« Va rejoindre les tiens » dit-elle. « Et prie tes morts. Tout devrait rentrer dans l’ordre d’ici demain soir. »

Elle traça un geste de bénédiction à travers le cœur de la Hängrite, lui rendit son sac de pommes de terre et la vit détaler sans demander son reste, disparaissant rapidement dans l’obscurité des bois où elle semblait fort bien trouver son chemin.

C’était la vallée de l’ombre qui dévore (3)

🔙 Deuxième partie Quatrième partie 🔜

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Elles marchèrent dans la lumière grise, parfois l’une derrière l’autre, parfois côte à côte.

La pente n’était pas abrupte, mais elle n’offrait aucun répit aux voyageurs. De temps en temps, la jeune Wuurmaazi fatiguait et la Chevalière devait l’attendre pour lui permettre de reprendre son souffle. Elle posait sa main sur son épaule ou ceignait ses reins, l’encourageait, lui permettait de reprendre courage. Son corps paraissait minuscule dans le creux de son bras.

De temps en temps, c’était Wolodja qui devait patienter pendant que S procédait à des repérages. Celle-ci était toujours aux aguets, comme si elle devinait une bête dissimulée derrière chaque bosquet.

Les deux jeunes femmes parlaient peu. Elles n’échangeaient que le minimum.

« Est-ce que ça va ? », « Qu’est-ce que c’est là-bas ? », « Tu as soif ? », « À ton avis, nous sommes bientôt arrivés ? »

Des regards et quelques gestes se chargeaient du reste.

S le savait bien, qu’elle ne devait qu’à un concours de circonstances d’avoir cette compagne de voyage, et que sans doute, d’ici quelques jours, le destin les sépareraient et elles ne se reverraient plus, mais elle se surprenait, malgré les circonstances, à savourer la présence de la jeune fille, à l’apprécier, comme un paquet de bonbons au miel qu’on se refuse à manger trop vite, et à se réjouir d’avoir, telle une parenthèse dans sa solitude, quelqu’un sur qui veiller, une silhouette qui enchantait son champ de vision, une voix qui soulignait la beauté des choses.

Le simple fait de s’avouer que c’était bien ce qu’elle ressentait la plongea dans la culpabilité. Elle continua malgré tout à le penser.

L’atmosphère était opaque et l’horizon comme tronqué. La lumière était si rare qu’on aurait pu croire que la tombée de la nuit s’approchait, mais c’était trompeur. L’obscurité qui recouvrait la vallée ne variait pas. Elle n’avait rien à voir avec le soleil ou avec son absence. C’était comme si ces reliefs étaient hostiles à la lumière.

Malgré tout, les deux femmes virent arriver quelqu’un, au loin, titubant sur la route, comme un ivrogne, s’approchant d’elles en sens inverse. Il était encore à quelques centaines de mètres de là, mais à cette allure, il serait sur elles dans quelques minutes.

S passa les doigts sur la garde de son épée.

Le comportement de l’intrus n’était pas normal. Il marchait comme si c’étaient ses jambes qui décidaient d’où il allait, comme s’il n’avait ni vue ni conscience.

Lorsqu’il fut assez proche pour distinguer ses traits, on le vit tel qu’il était : un Hängrite, à peine sortie de l’adolescence, aux longs cheveux roux désordonnés, telle de la laine pas filée, portant une cote de cuir rapiécée, et, dans la main, une hachette qui ne servait pas qu’à couper du bois.

« Place-toi derrière moi » dit la guerrière à la jeune fille.

L’expression du jeune homme était terrifiante : sa bouche était grande ouverte, la langue pendante, comme celle d’un chien, et ses yeux étaient hallucinés.

« Tu vas me protéger, pas vrai ? » dit Wolodja, dans le creux de l’oreille de S. Puis, un ton plus bas, en serrant de ses doigts tremblants la main qui tenait l’épée : « Tu le tueras, s’il le faut ? »

La guerrière ne répondit rien. Prête à se battre, elle ne gaspillait ni ses paroles, ni son temps, ni ses gestes.

Le jeune milicien, épagneul fou, gambadait désormais à une distance dangereuse, fouillant l’air en gestes désordonnés de sa hachette, comme s’il combattait des ennemis invisibles. Il prononçait des syllabes dont il était impossible de comprendre le sens. Il avait l’air plus déséquilibré qu’enragé, mais était-ce vraiment un risque qu’il était sage de courir ?

Les circonstances tranchèrent ce dilemme. Le jeune homme, sans prévenir, fonça à perdre haleine en direction des deux femmes, s’égosillant et traçant des moulinets avec son arme.

S, en position de garde, était prête à l’accueillir. Lorsqu’il arriva au contact, elle le frappa en un geste vif.

Son cou fut tranché net. Sa tête roula en direction du talus. Elle ruissela d’une corolle de sang qui vint esquisser des motifs sur les cailloux plats de la route. Puis elle retomba, comme le font les choses mortes, et là où, il y a un instant, il y avait encore de la vie là-dedans, il ne restait plus rien que de la viande flasque et grise.

« Encore un » dit S.

Elle n’y avait pas mis d’émotion. C’était un constat. Ce jeune homme n’était qu’un forcené de plus qu’elle avait été forcée de tuer depuis son arrivée dans la vallée, un infortuné de plus à perdre la tête pour une raison mystérieuse. Elle savait bien que tout reposait sur elle : si elle ne faisait pas ce qu’il fallait pour dissiper les ténèbres qui régnaient sur la région, celles-ci ne feraient que se propager.

« Tu as eu peur ? » demanda-t-elle à la jeune fille, qui venait d’assister à la mise à mort.

Celle-ci se rapprocha et s’accrocha à son bras, comme pour s’y réfugier, et ne le lâcha plus. « Pas vraiment », dit-elle. « Ici, les hommes perdent si facilement la tête. Toi, tu es différente. Je me sens en sécurité. »

Elles voulurent toutes deux rajouter quelque chose, mais se ravisèrent.

C’était la vallée de l’ombre qui dévore (2)

🔙 Première partie Troisième partie 🔜

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Dans la masse des corps, elle chercha sa lance, la retrouva brisée, fronça des sourcils. Elle était attachée à cette arme. Parcourant le champ de bataille, elle se lança en quête d’un remplacement.

Elle aperçut une épée large qui faisait l’affaire. Son propriétaire n’en aurait plus besoin, ni de son épaisse cape de fourrure, qu’elle revêtit. Un arc de chasse et un carquois rempli de flèches de différentes origines vinrent compléter son équipement. Elle était parée à survivre dans ces montagnes.

Pas la peine de chercher des chevaux : ils avaient tous fui. Il fallait croire qu’ils étaient plus sages que les hommes.

Apercevant une route caillouteuse en surplomb, la jeune femme remonta lentement le talus, enfonçant les semelles de ses bottes dans la boue à moitié gelée. C’est alors qu’elle entendit une voix humaine. Elle se figea et se retourna en direction du charnier.

Le son était infime, mais il n’avait rien en commun avec les croassements des charognards. C’était un pleur, ou un peut-être un gémissement de douleur, ou les deux en même temps.

La guerrière serra les poings. Elle avait été négligente : quelqu’un avait survécu. Il fallait rebrousser chemin et lui porter secours.

Elle retrouva la source des gémissements à l’écart du carnage, non loin d’un empilement de glace ramollie. C’était une jeune fille, la peau blanche comme la nacre et le visage rond encadré par de longs cheveux foncés, une beauté inattendue au milieu de cette horreur. Difficile de la quitter du regard. En-dehors de quelques coupures, elle n’avait pas l’air d’avoir trop morflé, mais elle n’était pas en état de parler.

La guerrière enlaça sa taille pour lui permettre de s’asseoir, et elle promena ses yeux sur elle. Les pommettes saillantes et les grands yeux obliques de la survivante n’avaient rien en commun avec le physique robuste des femmes de la chaîne du Bouclier : à coup sûr, cette fille était loin de chez elle. D’où venait-elle ? Pourquoi avait-elle survécu alors que tous les autres avaient perdu la vie ?

Les questions allaient devoir attendre. Une bruine froide commençait à tomber, presque de la pluie. Il n’était pas question de laisser cette étrangère ici. La guerrière prit sur elle de l’emmener en lieu sûr.

Elle la hissa à la force des bras, la porta, son visage tout proche du sien, et l’emmena, pas à pas, tout en haut du talus. Là, elle trouva un petit dépôt de bois, sous le toit duquel elles se mirent à l’abri.

Méticuleusement, la guerrière inspecta la tête et les bras de la jeune fille. Malgré le froid, elle défit son corsage et ausculta son torse et son ventre, souleva sa robe et son jupon pour vérifier ses jambes fines. Elle souhaitait s’assurer qu’elle n’était pas trop mal en point, et prendre note de la localisation de chacune de ses blessures – ou en tout cas, c’est ce qu’elle décida de se raconter, mais cet examen réveilla en elle des sentiments moins nobles, une émotion au spectacle de ce corps, un élan d’une nature qu’elle s’était jurée de combattre.

Prononçant les paroles d’un psaume de son Ordre, elle eut la tête coiffée d’une auréole pâle, et les paumes de ses mains dégagèrent une lumière accompagnée d’une chaleur apaisante. Elle posa celles-ci, sans doute trop longuement, sur la peau tendre de la jeune fille, partout où elle était meurtrie, calmant ses douleurs et fermant ses plaies par l’entremise de son Miracle.

« Merci » dit-elle.

Pour la première fois, ses yeux croisèrent ceux de celle qui l’avait sauvée, animés de reconnaissance et de quelque chose d’autre, d’énigmatique. On aurait pu s’oindre de leur pâleur, se perdre dans la forêt de ses cils.

Pas question. La guerrière s’entailla la lèvre avec les dents. Elle refusa de prêter l’oreille à cette voix qui se réveillait dans ses entrailles, ce démon trop familier dont l’appel était plus fort que jamais. Inacceptable. Dans le secret de ses pensées, elle se remémora des oraisons sacrées, dont la faculté de la préserver de la tentation semblait bien dérisoire à présent.

Un sourire minuscule se dessina sur les lèvres de la fille. Du genre qui disperse l’ombre, qui loge un peu de grâce dans le cœur des gens. C’était trop tentant, trop dangereux.

Il valait beaucoup mieux oublier tout ça, revenir à la réalité, prendre quelques précautions. Elle pointa son index sur le front de cette inconnue, y inscrivant des noms sacrés. Ils brillèrent d’une flamme verte, avant de disparaître comme s’ils n’avaient jamais existé.

« Une prière. Pour te préserver du froid. »

Le sourire se teinta de reconnaissance, les joues d’un peu de pourpre. La fille baissa les yeux comme une jeunette à la nuit de ses noces.

« Je m’appelle Wolodja. »

Elle avait la voix ravissante, au sein de laquelle on devinait une pointe d’accent wuurmaazi. La guerrière se sépara de sa cape de fourrure, et vint la poser sur les épaules étroites de la demoiselle, qui s’affaissèrent sous le poids du vêtement.

« Tu es loin de chez toi, Wolodja. »

Elle hocha la tête, avec dans le regard, semblait-il, le reflet d’une histoire qu’elle n’était pas prête à raconter, puis elle se tourna vers celle qui venait de lui venir en aide, montrant, sans oser le dire, qu’elle s’attendait à ce qu’on réponde à ses présentations.

« C’est l’Empereur qui m’envoie » dit la guerrière. « Je suis une Chevalière Sacrée. Appelle-moi S. Tout le monde le fait. »

Elles échangèrent un regard complice, surprises sans doute de s’être autorisées à échanger tant de mots au milieu du silence qui hantait cette vallée. Puis, l’une après l’autre, elles se levèrent et s’équipèrent.

La pluie s’était estompée. Il fallait repartir. La guerrière leva l’index, désignant le chemin caillouteux.

« C’est par là que je vais. La route du col du Grimatsch. Plus personne ne passe par là depuis des semaines. Les caravanes ont toutes disparues, les soldats qu’on a envoyés se sont fait tuer. On m’a dit de venir voir ce qui se passe. Si tu veux, je t’emmène jusqu’au prochain village. »

La jeune fille accepta, posant la paume sur une des joues de la Chevalière. Ça ressemblait à une promesse. Sa décision était prise.

Avant de partir, S fit appel à la Foi pour se soigner à son tour. Récalcitrant, son mal de tête refusa pourtant de se calmer. Elle jeta un regard vers le fond de la vallée, ses champs gris comme de la cendre sous un ciel sur le point de se fendre, semblable à un couvercle de faïence. Vers le haut, le chemin inhospitalier rejoignait d’autres chemins, serpentait, se taillait une place entre les rochers saillants et les talus, avant de se perdre dans la brume. On ne voyait ni n’entendait rien de vivant. C’était comme si la douleur se propageait en-dehors de son crâne.

Il y avait une ombre dans cette vallée, quelque chose qui rendait les gens fous.

C’était la vallée de l’ombre qui dévore (1)

Parce que pour un site d’auteur, il y a trop peu de mes écrits de fiction qui sont rassemblés ici, parce que je manque de canaux pour publier mes nouvelles, parce qu’un feuilleton, c’est rigolo, j’entame ici la publication par épisodes d’un court texte, qui s’insère dans l’univers de mes « Merveilles du Monde Hurlant » (et dont l’action prend place après les deux livres). Je compte sur vous pour me dire ce que vous en pensez, OK?

Deuxième partie 🔜

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Il n’y avait que les ténèbres. Yeux ouverts ou fermés, ça ne changeait rien. La guerrière venait de recouvrer ses esprits et elle ne savait pas où elle était. Vite, se souvenir. Les prochaines minutes pouvaient être décisives.

Son crâne était tenaillé par une douleur épouvantable. On avait dû lui porter un coup à la tête, mais si elle se souvenait bien de s’être battue, les circonstances exactes de sa blessure lui échappaient. Qui l’avait frappé ? Quand ? Elle se dit qu’elle avait dû gagner le combat, puisqu’elle était encore capable de penser, de souffrir, de sentir. À moins que cet endroit soit l’antichambre de l’Envers ?

Elle ne pouvait pas bouger et à peine respirer. Quelque chose était au-dessus d’elle, comprimant ses membres et sa poitrine, bloquant l’arrivée d’air et toute la lumière.

Est-ce qu’elle était enterrée vivante ? Probablement pas. Elle ne sentait pas de terre sous ses ongles, plutôt du tissu et du métal. De la chair aussi. Froide.

C’était bien sa veine. Elle était ensevelie sous des piles de cadavres.

Maintenant qu’elle comprenait ce qui se passait, elle poussa pour se dégager. Insuffisant. Elle ne bougea pas d’un pouce.

Elle recommença, y mettant plus de nerfs, mais elle n’eut pas davantage de succès. Une crainte se mit à éclore tout au fond de son cœur, comme une tumeur dans un bouton de rose : elle allait mourir ici – elle ne parviendrait pas à se dégager et elle succomberait à l’asphyxie, un corps parmi les autres corps, la plus pathétique des façons d’y passer.

Cette peur, la guerrière savait qu’elle devait la laisser l’habiter, pénétrer son crâne, hanter chacun de ses muscles, afin que tout en elle, tout son corps, refuse de mourir, rejette la fin pitoyable qui s’annonçait. « Non, pas comme ça », se dit-elle. « Je ne mourrai pas de cette manière », dirent ses jambes et ses bras.

Elle s’arqua, pressa contre les corps. L’effort fit battre douloureusement ses tempes. Encore, elle revint à la charge. Cette fois il y eut un peu de mouvement, qui vint lui donner l’espoir qui lui manquait.

Enfin. Un dernier effort, et elle parvint à déloger le corps qui était au-dessus d’elle.

L’air froid vint lui picoter les narines. Le ciel était gris comme de la porcelaine. Elle s’en était sortie, elle était vivante. Veinarde. Elle dégagea ses bras, l’un après l’autre, puis ses jambes, jusqu’à se libérer complètement de la pile de cadavres.

Autour d’elle, il n’y avait que des morts. Des empilements de soldats à la chair meurtrie et aux os concassés, qu’une bataille avait confrontés avant de les unir dans la mort. Ils jonchaient par dizaines la pente de cette prairie d’alpage couverte d’herbe épaisse et moite. L’herbe, le sang, la neige, la boue se confondaient. Une brume froide avait recouvert la scène de givre et l’air vif empêchait la puanteur d’être trop insupportable. Quelques vautours des neiges sautillaient parmi les corps, arrachant des oreilles, gobant des yeux, piquant la peau de leurs becs blancs. De grosses mouches pondaient leurs œufs sous les chairs.

Révulsée, la guerrière grimaça. Ce n’était pas son premier charnier, mais elle avait trop de compassion pour y rester insensible. Ce combat avait été particulièrement absurde : les soldats portant la bannière de Kareiken se mélangeaient aux miliciens roux des tribus Hängrites. Pourquoi s’étaient-ils entretués ? Ils auraient dû être dans le même camp.

Elle prit le temps de s’agenouiller et de consacrer une prière silencieuse aux défunts, pour recommander leurs âmes aux Dieux Impériaux, puis elle se releva.

Religion – La Cantilène

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En prolongement à mes billets sur l’usage d’une religion dans le décor d’un roman et à la création d’une religion fictive, j’ai pensé que certains d’entre vous apprécieraient de lire ceci. Pour le Monde Hurlant, l’univers de mes romans, j’ai décidé il y a quelques années de rédiger la première page des livres saints des trois principales religions.

La troisième et dernier est le premier chant de la Cantilène, un répertoire de chants sacrés du Vivialisme, la religion des Farandriens.

La Mélodie Primordiale,
Au-dessus de toute chose,
Eclôt.
Que le Monde tremble.
Que le ciel vacille.
Que le jour s’éveille.
Que les ténèbres s’affolent.
Que la terre chancelle
Sous d’ineffables processions.
Qu’un cours d’eau répande l’exactitude.
Qu’une voix éveille ceux qui songent.
Que tous les arbres des forêts poussent des cris de joie.
Que les montagnes se prosternent
Avec la grâce du pénitent.
Que les mers s’évaporent,
Dansent autour des îles,
Joyeuses et légères comme des jeunes filles
Au jour de leurs noces.
Que les Rois, les puissances, les protecteurs du Monde
S’inclinent, chancelants.
Que les esclaves, les misérables, les persécutés,
Arborent un nouveau regard.
Que les Nations se rassemblent pour former un seul peuple
A la verticale de la piété.
Que les mains se joignent.
Que les voix se mélangent.
Au matin le plus sombre,
Au soir le plus saint.
Célébrez la Mélodie par le chant le plus beau.