Créer des personnages est un des piliers de l’écriture romanesque, sans doute aussi important que de bâtir une intrigue. Pourtant, alors que la construction de l’histoire est une question technique et fastidieuse, celle des personnages est plus instinctive, reposant sur l’observation et l’expérience humaine de l’auteur. Bref, c’est plus rigolo à faire.
Pourtant, ne nous y trompons pas : même s’ils se ressemblent, un personnage n’est pas une personne, et ce qui est valable pour l’un ne l’est pas nécessairement pour l’autre. Il existe des techniques qui permettent de tirer le meilleur de cette étape de l’écriture, et je vous propose de nous y attarder dans ce billet et les suivants.
Par souci de clarté, et même si en pratique la division entre les deux n’est pas toujours tranchée, je vais me pencher tout d’abord sur les personnages principaux, pour examiner la semaine prochaine les personnages secondaires, qui ne fonctionnent pas tout à fait de la même manière.
Les personnages principaux, protagonistes ou pas, antagonistes ou pas, sont les agents de l’intrigue, des machines à histoires, ceux dont on raconte les aventures et sur qui les événements ont le plus d’impact. Comme le lecteur passe beaucoup de temps à leurs côtés – et parfois même dans leur tête – ils sont plus complexes que les autres et nécessitent plus d’attention de la part d’un écrivain. Voici quelques règles à garder en tête à leur sujet.
Les personnages principaux sont définis par leurs actes
Un personnage est ce qu’il fait. Personnage = action. S’il n’y a qu’une seule leçon à retenir, c’est celle-là. Votre protagoniste a peut-être un look d’enfer, la langue bien pendue et une tragique histoire personnelle, mais la seule chose que les lecteurs vont retenir à son sujet, ce sont ses actes (avec la précision tout de même que dans certains cas, parler, c’est agir).
Ainsi, lorsque vous souhaitez définir ce qui fait l’originalité d’un personnage, ne le faites pas à travers des descriptions ou des anecdotes, mais à travers des scènes où il agit. Ne gaspillez pas le temps du lecteur à nous dire que votre détective est un casse-cou, montrez-le en train de grimper dans une voiture en marche. Ne vous contentez pas d’affirmer que la duchesse a un sens moral chancelant, faites-lui accepter un pot de vin.
Par ailleurs, la passivité empoisonne le récit. Un personnage principal doit agir et emmener toute l’histoire avec lui. Ce n’est pas une feuille charriée par le courant, c’est un saumon qui remonte la rivière : il agit, il mène le bal, il influence le déroulement de l’histoire.
Les personnages principaux sont compréhensibles
Il n’est pas indispensable que les personnages principaux soient sympathiques : les lecteurs sont tout à fait capables d’accepter de suivre les aventures d’individus peu recommandables, d’anti-héros, voire de monstres abominables (il y en a même qui préfèrent ça).
Par contre, aussi épouvantables soient-ils, il faut qu’ils soient compréhensibles : leurs motivations d’agir doivent être claires, et même si on désapprouve leurs actes, il est impératif que l’on comprenne pour quelle raison ils agissent comme ils le font. Il faut que les rouages de leurs mécaniques internes soient visibles, en tout cas en partie.
C’est le secret de séries télé comme Breaking Bad, qui nous font adopter le point de vue de personnages franchement ignobles : même quand on n’est pas de leur côté, même quand on les désapprouve, ce qui les motive à agir est toujours parfaitement clair.
Cela dit, même si les lecteurs sont prêts à tout pardonner à des personnages monstrueux pour autant que ceux-ci soient convaincants et bien construits, ils ont beaucoup plus de peine à tolérer des personnages agaçants. Donc gardez à l’esprit que si votre protagoniste n’a pas de sens moral, accorde peu d’intérêt à la vie humaine et est prêt à tout écraser sur son passage pour atteindre ses objectifs, cela gênera probablement moins le lecteur que s’il est capricieux, querelleur, mièvre, radoteur ou pleurnichard.
Les personnages principaux ont un arc narratif
La fonction d’un personnage principal dans l’intrigue n’est pas fixe. Elle évolue au cours du récit. Comme on a eu l’occasion de le voir auparavant, une histoire, c’est un récit au cours duquel le personnage change. Au fil des pages, les personnages importants d’un roman vont en apprendre plus sur eux-mêmes, changer de statut et d’opinions, et ressortir différents de leurs expériences. Un personnage principal qui ne change pas n’a aucun intérêt.
En général, on peut même affirmer qu’un personnage principal intéressant a deux arcs narratifs : un extérieur et un autre intérieur. Il va poursuivre un but tout au long du roman, pour parvenir finalement (ou non) à le réaliser, et en parallèle, il va suivre un cheminement intérieur dont il va sortir changé, ayant appris une leçon au sujet de lui-même. Dans certains cas, le personnage à la fin du roman a peu de choses à voir avec ce qu’il était au début, même s’il n’est pas indispensable d’atteindre de telles extrémités.
Les personnages principaux occupent une niche
Même si les différents personnages principaux de votre roman sont développés, riches et plein de contrastes, il n’en reste pas moins qu’ils vont occuper un rôle spécifique dans l’intrigue, un rôle qui peut changer au cours de l’histoire, mais dont l’auteur doit être conscient. Il est crucial d’éviter les doublons, c’est-à-dire les situations dans lesquelles deux personnages remplissent la même fonction, qui peut être résumée par les mêmes mots. Si deux de vos personnages principaux sont des « indics sarcastiques », de « braves chevaliers » ou des « femmes au foyer désespérées », à moins que votre objectif soit justement de les comparer l’un à l’autre, il faut agir : lorsque cela se produit, mieux vaut fusionner les personnages ou en modifier un afin qu’il soit plus distinctif.
Dans sa série de romans de science-fiction humoristique Le Guide galactique, Arthur Adams présente dès le départ un personnage nommé Ford Prefect, un type cool et excentrique qui a pas mal roulé sa bosse dans l’univers. Juste après, il un introduit un autre personnage, Zaphod Beeblebrox, un type encore plus cool, plus excentrique et qui connait encore mieux l’univers. Ford est éclipsé et ne trouve plus jamais sa place dans le narratif. Ne faites pas comme Arthur Adams (sauf bien sûr si vous voulez devenir un auteur à succès).
Les personnages principaux ont des liens
Pour définir un personnage, il faut s’intéresser à lui et à ce qui se passe à l’intérieur de sa tête, bien entendu. Mais il est tout aussi crucial de se pencher sur celles et ceux qui l’entourent, les personnes qu’il aime, celles qu’il déteste, le genre de rapports qu’il entretient avec elles, comment ceux-ci se construisent et se dégradent. Un personnage principal se situe au cœur d’un réseau de relations humaines complexes qui aident le lecteur à mieux comprendre qui il est.
L’affection prend parfois des destinations imprévisibles, et les gens peuvent haïr des individus qui leur ressemblent et qui sont plutôt recommandables, et avoir des coups de cœur pour des individus qui se situent aux antipodes d’eux, moralement et socialement.
Ainsi, votre protagoniste sera plus intéressant s’il entretient des sentiments puissants, positifs ou négatifs, vis-à-vis de certains personnages secondaires, à plus forte raison s’ils sont inattendus. Votre chevalier au grand cœur a peut-être d’admirables qualités morales, mais si vous lui flanquez un repris de justice comme meilleur ami, il gagnera en profondeur. Autres exemples : un homme cruel mais sincèrement amoureux d’une femme admirable, ou un personnage honnête mais dévoré de jalousie pour quelqu’un qu’il estime plus privilégié que lui.
Les personnages principaux ont des failles
Nos défauts nous donnent plus de caractère que nos qualités. Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur : bien sûr, les gens fiables, honnêtes, généreux ou hospitaliers sont formidables, mais d’une certaine manière, ils incarnent la norme, la manière dont on est supposé se comporter en société. Dès lors, les défauts, les failles, tout ce qui vient ébrécher la surface trop lisse d’une personnalité, va automatiquement rendre un personnage plus mémorable. Il est important d’en tenir compte en créant un personnage de roman.
Attention cependant à ne pas tomber dans le piège du défaut qui tombe de nulle part. Un protagoniste valeureux et honnête ne va pas devenir plus intéressant parce que vous décidez qu’il est allergique au pollen ou qu’il a la phobie des araignées. Pour qu’une faille enrichisse un personnage, il faut qu’elle s’insère dans ce que l’on connait déjà de lui, en particulier si elle vient compliquer les buts qu’il poursuit. Une faille est d’autant plus riche qu’elle vient prendre sa place dans l’évolution du personnage et mettre un peu de sel dans ses relations avec les autres.
Les personnages principaux ont une manière de parler distinctive
Si un personnage existe à travers ses actes, il existe également à travers sa manière d’agir et de s’exprimer. Chaque personnage a une voix qui lui est propre, un niveau de langage spécifique, des tics, des expressions favorites, des habitudes. Certains sont très bavards et multiplient les monologues, d’autres ne parlent que s’ils y sont obligés, d’autres encore passent leur temps à poser des questions. Même s’il vaut mieux éviter de tomber dans la caricature, qui peut vite agacer (dans ce domaine, monsieur Jar-Jar, il est facile d’en faire trop), en réfléchissant à sa manière de s’exprimer, on pourra lui donner une dimension supplémentaire. En plus, si tous vos personnages principaux s’expriment de manière distincte, vous simplifierez considérablement la compréhension des dialogues.
S’exprimer, ça n’est pas seulement parler, d’ailleurs. Prenez le temps se penser au langage corporel de votre personnage principal : certains sont très tactiles, d’autres soulignent leurs pensées de gestes théâtraux, d’autres encore ne bougent pas d’un pouce. Là aussi, allez-y mollo, les lecteurs repèrent très vite quand un auteur décrit les mêmes gestes encore et encore. Donc oui, votre personnage peut se lisser nerveusement la tresse quand elle est nerveuse, mais par pitié, pas à chaque fois.
Les personnages principaux ont des opinions
En jetant les bases de votre roman, vous aurez peut-être l’impression qu’un personnage compréhensif, ouvert et d’accord avec tout le monde va paraître sympathique, mais en fait pas du tout. Ce genre de personnage est toxique pour l’intérêt du lecteur : pour fonctionner et stimuler l’intérêt, un personnage doit avoir des convictions et des opinions tranchées, qu’il est prêt à défendre avec passion. Mieux vaut désapprouver les actes du protagoniste que d’y rester indifférent.
En deux mots : un personnage principal a du tempérament. S’il n’en a pas, s’il est transparent et inconsistant, il sera vite éclipsé par les autres personnages qui l’entourent et qui ont plus de relief que lui.
Les personnages principaux ont un nom distinctif
La priorité quand on nomme les personnages principaux d’un roman, c’est de faire en sorte qu’on ne puisse pas les confondre les uns avec les autres. Si votre lecteur a du mal à savoir qui est qui, vous êtes mal barrés.
Dans sa série « La Quête d’Ewilan », Pierre Bottero a souvent recours aux mêmes sonorités pour nommer ses personnages : Ewilan, Edwin, Ellana, Elea, Elicia. Attention : le nom d’un personnage, ça n’est pas qu’une série de lettres, c’est aussi une image sur la page, que le lecteur identifie sans même y penser. Facilitez-lui la vie en donnant à vos personnages principaux des noms qui commencent par des lettres différentes, en particulier s’ils sont amenés à se côtoyer. De cette manière, ils seront visuellement et phonétiquement distincts.
Un nom peut aussi contribuer à définir un personnage, à travers la signification du nom de famille, l’aspect désuet ou moderne d’un prénom, ou par exemple en faisant usage de certaines sonorités plutôt que d’autres. Un personnage de combattant paraîtra plus crédible s’il est baptisé « Raknag » plutôt que « Trifougnet » (mais la crédibilité n’est pas nécessairement le but que vous recherchez).
Par ailleurs, il peut être très utile de donner un surnom à certains de vos personnages principaux, pour éviter les répétitions. Pensez-y lorsque vous les concevez : il peut s’agir d’un sobriquet affectueux (« Pupuce »), d’un titre (« Le terrible »), ou d’un simple descriptif professionnel, ethnique ou autre (« le cambrioleur », « le Gascon », « l’adolescente », « le rouquin »)
Les personnages principaux ont des contradictions
Une manière simple et efficace de donner de la profondeur à un personnage, tout en le dotant d’un conflit intérieur qui peut être potentiellement résolu au cours de l’histoire, c’est de définir deux choses : ce qu’il souhaite et ce dont il a besoin. C’est tout simple à faire et ça permet de créer une personnalité distinctive en deux traits de pinceau.
Tous autant que nous sommes, nous avons rarement assez de recul pour nous rendre compte de ce qui est bon pour nous, de ce qui nous rend meilleur et nous permet de progresser, préférant bien souvent privilégier la satisfaction immédiate de nos désirs. C’est dans cette contradiction entre les souhaits et les besoins que vont se loger toutes sortes de choses savoureuses…
Un personnage pourra passer son temps à courir après ses désirs pour tenter de les satisfaire, alors que s’il prenait conscience de ce dont il a besoin, il réaliserait que cela se trouve juste à côté de lui… C’est un classique de la comédie romantique : le personnage féminin est attirée par le Mauvais Garçon (souhait) et prend beaucoup de temps à réaliser que le Mec Sensible est ce qu’il lui faut pour être épanouie (besoin). On retrouve ça aussi dans les romans d’aventure, où le personnage principal rêve de gloire (souhait) mais doit se résoudre à faire un important sacrifice personnel (besoin).