Les instruments du thème

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Dans les billets précédents de la série, nous avons cherché à définir le thème, puis exploré différents aspects du roman auxquels ceux-ci s’appliquent. Cette semaine, je vous propose de retourner la question, pour nous intéresser à différents outils littéraires qui peuvent vous aider à exprimer votre thème de manière créative et intéressante.

En effet, il n’est pas exclu que ce que vous avez lu sur le sujet jusqu’ici vous paraisse un peu abstrait, et pas pratique du tout à utiliser. J’aurai beau vous suggérer d’imbiber la structure narrative de votre histoire avec votre thème, je ne peux pas vous en vouloir si vous me répondez : « Je veux bien, mais je fais comment ? »

Naturellement, les approches sont innombrables. Néanmoins, les quelques pistes que je vous propose ci-dessous devraient vous permettre de mettre le pied à l’étrier. Il s’agit de moyens simples d’évoquer un thème, sans que cela vous complique la vie ou que cela semble artificiel.

Le conflit

En deux mots : faites en sorte que vos personnages soient en conflit les uns avec les autres. On a déjà eu l’occasion d’en discuter ici, le conflit, c’est un moteur crucial de l’intrigue d’un roman, certains considèrent même qu’il s’agit d’une composante fondamentale de n’importe quelle histoire.

Ce que je vous propose de considérer ici est d’une portée un peu moins titanesque, cela dit. Il s’agit simplement d’intégrer dans votre récit des conflits entre personnages qui soient liés à votre thème (ou à vos thèmes, si vous aimez vous compliquer la vie). En effet, même si ce n’est pas toujours le cas, une bonne partie des grands thèmes de la littérature ont trait à la nature profonde de l’être humain, au fonctionnement de la civilisation, à la destinée de l’univers. Bref, ce sont des questions très importantes, sur lesquelles différents individus peuvent nourrir des opinions différentes, ou en tout cas, avoir un vécu différent.

Cette dialectique est féconde, parce qu’elle vous permet d’examiner votre thème sous plusieurs angles différents, de comparer ceux-ci, et même de les confronter. Vous voulez écrire un roman bouleversant centré autour de la notion de bien et de mal ? Et si vos personnages avaient des perspectives antagonistes au sujet de l’éthique, et que votre récit permettait de les frotter l’une à l’autre, ainsi qu’à la réalité. Un personnage adepte de l’utilitarisme, un kantien et un individu amoral, opposés les uns aux autres, vont vous permettre de creuser le thème en profondeur.

La tension

Sœur du conflit, la tension est la racine de toute histoire, encore davantage que le conflit. On peut se représenter le conflit comme une des conséquences de la tension, une forme de matérialisation. La tension est une sensation, qui renvoie à une incertitude, à une préoccupation, génératrice de suspense. La tension peut mener au conflit et le conflit génère à son tour de la tension.

La notion de suspense est donc centrale pour comprendre la tension, mais il y a aussi un autre concept qui vous permet de comprendre à quoi cela correspond au sein d’un récit : le mot « problème ». Une histoire, c’est ce qui se passe quand des personnages ont un problème qui génère de la tension, se matérialise par des enjeux et éventuellement par un conflit, et ce que font ces personnages pour abaisser le niveau de tension.

Cette notion fonctionne très bien elle aussi pour entrelacer les thèmes au sein de votre récit. Simplement, lorsque vous planifiez votre histoire, arrangez-vous pour que la principale source de tension ait un rapport direct avec votre thème. Vous pouvez carrément opter pour le thème en lui-même, aussi brut que possible (la tension de votre roman sur la guerre, par exemple, provient de la guerre elle-même). Une autre option simple, c’est que le problème se niche dans l’inverse du thème. Ainsi, dans une histoire sur le courage, l’origine de la tension peut prendre la forme de la peur.

Sans forcément prendre la forme d’un conflit entre deux personnes, examiner des dipôles tels que oubli/mémoire, amour/haine ou liberté/contrainte peut faire merveille. Cela permet, en tout cas, de mettre en scène votre thème dans un contexte concret, aisément identifiable par le lecteur.

Actions et choix

Descendons encore d’un cran dans la hiérarchie de la construction littéraire, pour réaliser de manière encore plus concrète que le thème peut venir se nicher dans n’importe quelle action, et, de manière spécifique, dans les choix de vos protagonistes.

Non, cela ne signifie pas que chaque décision prise par vos personnages doit avoir un lien avec le thème. Mais vous pouvez voir chaque choix majeur du récit, les plus déchirants, ceux dont les enjeux sont les plus importants, comme une opportunité idéale d’illustrer votre thème. Dans une histoire qui parle de famille, si les principaux dilemmes qui attendent vos personnages principaux n’ont pas trait à la famille, ce sont des occasions manquées.

Le thème ne doit pas nécessairement guider chaque instant d’un roman. Par contre, en coulisses, posez-vous les deux questions suivantes. Premièrement : les choix qu’implique mon thème sont-ils suffisamment exploités dans mon récit ? Et deuxièmement : pour chaque choix majeur, y a-t-il une manière de le lier, même indirectement, au thème ?

Motifs

Un motif, en littérature, c’est une image, une figure, un geste, une phrase, un détail récurrent. Si ça se contente d’être ça, un aspect qui revient dans l’histoire, ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Si en revanche, vous vous appuyez là-dessus pour illustrer votre thème, ça peut faire merveille. Dans « Moby Dick », le motif de la baleine blanche est central, et représente l’obsession de vengeance qui ronge le capitaine Achab, jusqu’à prendre la place centrale, au cœur de ses préoccupations. Là, le thème est pratiquement matérialisé par le motif. Dans certains cas, la connexion peut être un peu plus lâche. Le signe de Zorro, ce «Z » qui marque ses adversaires corrompus, est un motif qui vient se connecter au thème de la justice présent dans les histoires de Johnston McCulley.

Attention tout de même : utilisé avec lourdeur, sans subtilité ou avec trop d’insistance, un motif peut plomber votre récit et plonger l’exploitation du thème dans le ridicule. Dans votre roman sur le deuil, si votre héroïne porte le gant de son défunt époux, et que vous passez tout le texte à la décrire en train de frotter de manière mélancolique toutes sortes d’objets de sa main gantée, peut-être qu’il serait judicieux de balancer votre manuscrit à la poubelle.

Symboles

Alors que les motifs existent dans l’univers du roman de manière concrète et ont une signification littérale, les symboles sont des instruments littéraires qui connectent la réalité de cet univers a une interprétation littéraire ou allégorique. En d’autres termes, ce sont des objets, des images, des personnages, des lieux, ou n’importe quel autre élément, qui sont utilisés pour représenter quelque chose d’autre.

À la lecture de cette définition, on se rend bien compte à quel point on a affaire à des instruments précieux quand il s’agit d’évoquer le thème d’un roman. De toutes les techniques qui sont à la disposition d’une romancière ou d’un romancier, l’usage des symboles est la plus directe, parce qu’elle permet d’insérer une notion venue du monde des idées dans le monde de la fiction.

« Hamlet » de William Shakespeare est une pièce qui parle de la mort et de la futilité de l’existence humaine. Il s’agit de son thème principal. Un thème qui est reflété par plusieurs figures qui servent de symboles au cours de l’intrigue : un crâne, une tombe, des fossoyeurs, du poison, etc… Toute la pièce est jalonnée d’éléments symboliques qui ouvrent à une double interprétation thématique des scènes dans lesquels ils apparaissent.

La mise en garde est la même que pour les motifs : n’en faites pas trop. Saupoudrer votre texte de quelques symboles bien choisis va lui conférer de la profondeur. Mais si vous dépassez les limites, vous risquez de basculer dans le grotesque, où la lecture de votre histoire va se transformer en un jeu de piste risible, à la recherche de sens cachés.

Genre

On a eu l’occasion d’évoquer le genre en long et en large sur ce site. J’ajoute ici rapidement qu’il peut également être utilisé comme un instrument de propagation du thème. Car après tout, un genre, c’est une catégorie d’œuvres littéraire, caractérisée par une série de marqueurs thématiques, de préoccupations et de figures récurrentes. Par le simple choix d’un genre, on peut déjà cheminer en direction d’un thème, si on le souhaite.

C’est tout simple : si on souhaite par exemple aborder le thème de l’amour dans un roman, le simple fait de l’inscrire délibérément dans le genre de la romance va offrir un cadre prêt à accueillir confortablement son développement. De la même manière, un récit de guerre va permettre de se pencher sur le thème de la guerre, une histoire judiciaire, au thème de la justice.

Et si vous êtes, comme tant d’auteurs, d’un naturel contradictoire, vous pouvez choisir de faire exactement le contraire, et de créer un contraste entre le genre et le thème. Là, il s’agit de s’attaquer à un roman policier sur le thème de l’amour, ou à une romance consacrée au thème de la justice. Pas sûr que cela puisse être considéré comme un « instrument » du thème, puisque ça va vous compliquer la vie. Mais cela peut malgré tout déboucher sur un résultat intéressant et original.

Détournement de genre

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Après avoir ausculté les genres littéraires un peu sous tous les angles, dans cet article, je vous propose de les triturer, de les modifier, de les repenser, et de se poser cette question : et si le concept de genres était un incubateur à idées ?

La réponse est « oui », hein, ça peut être un incubateur à idées. Vous pensez bien, sinon, que je ne vous ferais pas perdre votre temps.

Pour vous en rendre compte par vous-mêmes, je vous propose quelques approches, quelques petits exercices créatifs ludiques à faire chez vous.

D’abord, l’interpolation. On l’a évoqué dans un récent billet, il est possible de croiser deux genres, d’en bouturer un sur les branches de l’autre, par exemple en adoptant la substance d’un premier genre avec la surface d’un second. Dans ce domaine, il n’est pas très difficile d’accoucher de concepts inédits en prenant un petit peu de ci, en ajoutant un petit peu de ça et en saupoudrant le tout d’une pincée de quelque chose d’autre. Comme souvent avec de l’écriture, c’est de la cuisine.

Il n’y a pas de limites. Oui, vous pouvez raconter une histoire de cape et d’épée avec des fantômes ; bien sûr, rien ne s’oppose à mettre en scène des vampires à l’âge de la pierre ; ça va de soi, vous pouvez croiser le drame hospitalier avec la fresque médiévale ; et pourquoi pas une comédie autobiographique ? C’est tout bête, vous cherchez à rendre votre récit singulier en défrichant des territoires peu explorés par les romanciers avant vous.

En littérature, l’originalité ne vaut pas grand-chose

Mais en littérature, l’originalité ne vaut pas grand-chose si on n’a que ça à offrir aux lecteurs. C’est pourquoi il existe d’autres approches sans doute plus intéressantes, qui interrogent l’idée même de genre et qui les aident à sortir des ornières qui peuvent se présenter, soit à cause de l’usure des vieilles ficelles, soit en fonction de l’évolution des sensibilités.

Ainsi, il est possible de revisiter un genre et de le mettre à jour, en quelque sorte, en tenant compte du monde dans lequel nous vivons et des dernières tendances dans le monde de la fiction. Ce n’est pas une impulsion nouvelle, d’ailleurs. Dans les années 1970, des cinéastes italiens, puis américains, ont revu et corrigé le western, troquant les héros d’autrefois contre des individus sinistres, piégés dans un monde crépusculaire fait de violence et de cynisme. C’était toujours du western, mais revu et corrigé.

Forcément, cette approche fonctionne mieux avec des genres qui ont été un peu laissés de côté, qui évoquent une époque lointaine ou qui sont tellement retranchés dans des motifs issus d’une longue tradition qu’ils pourraient profiter d’un peu de fraicheur. Donc allez-y, sentez-vous libres de vous approprier la sword and sorcery, le roman de boxeurs (oui, ça a existé et c’était même assez populaire il y a un siècle), les histoires d’aviateurs ou de mondes perdus pour les faire entrer dans le 21e siècle.

Rien n’empêche d’aller un peu plus loin. Plutôt que se contenter de dépoussiérer un genre, et si on le déconstruisait ? La démarche n’est pas si différente, mais elle suppose une posture critique. En deux mots, on cherche ce qui cloche dans les présupposés d’un genre, et on écrit un roman à charge, ou en tout cas à message, pour tenter de corriger le tir.

Si la thèse est tout ce qui vous intéresse, écrivez une thèse

La place des personnages féminins dans le western consiste à incarner un nombre limité de clichés et à exister en marge de protagonistes masculins : un roman déconstruit pourrait tenter de raconter ce type d’histoire à partir de leur perspective, en réglant son compte au sexisme de l’époque. On pourrait réserver le même traitement aux récits d’explorateurs, en le détournant pour en faire le procès de la pensée colonialiste. Et pourquoi on ne profitait pas, le temps d’un roman, de faire le procès de la violence gratuite dans les sagas de fantasy, où, d’ordinaire, on règle les problèmes au fil de l’épée sans que personne ne s’en émeuve.

Attention tout de même : si la thèse est tout ce qui vous intéresse, écrivez une thèse. Même déconstruit, un roman doit rester un roman, et en adoptant un ton trop démonstratif, vous risquez de fatiguer le lecteur.

Autre idée : et si on inventait un nouveau genre ? Bien sûr, la proposition est absurde, parce qu’un roman à lui-seul ne va jamais constituer un genre à proprement parler. Mais après tout, quand William Gibson a écrit « Neuromancien », il a donné naissance au premier (et à l’époque, le seul) livre estampillé « cyberpunk. » Pourquoi ne pas vous laisser gagner par l’ivresse de l’ambition, et concevoir, dès le départ, votre nouvelle histoire comme la pierre fondatrice d’une nouvelle tendance de la littérature ? Peu importe, pour le moment, que d’autres que vous suivent le mouvement. On verra bien quelle place la postérité vous réserve.

Dans ce domaine, les territoires à conquérir sont nombreux, mais pas toujours faciles à entrevoir. Une possibilité consiste malgré tout à inverser les propositions de genres existants. C’est ainsi que d’autres que vous (raté, donc, sur ce coup), ont inventé la littérature pré-apocalyptique, située comme son nom l’indique en amont de la catastrophe décrite dans la littérature pré-apocalyptique. Mais imitez leur exemple : prenez l’urban fantasy, ce genre qui emprunte des codes du fantastique et de la fantasy pour les inscrire dans un cadre urbain contemporain, et changez de décor pour créer la rural fantasy. Oui, des vampires au milieu des vaches et des marguerites. Enfin bon, en l’occurrence, vous ne pouvez plus vraiment l’inventer puisque c’est moi qui ai eu l’idée. Mais à vous de jouer pour inventer un autre genre littéraire.

Un outil pour renouveler votre intrigue

Le détournement de genre, ça peut également fonctionner comme un outil pour renouveler votre intrigue. On ne se rend pas toujours compte à quel point certains genres sont associés à certains schémas narratifs, alors qu’il n’y a en réalité aucune raison que cette relation soit si étroite. La trame ultraclassique de la quête est omniprésente dans la fantasy, donc si vous vous lancez dans ce genre, interrogez-vous, et tentez pour une intrigue très différente : racontez une journée dans la vie d’un magicien, toute la vie d’un chevalier, ou, pourquoi pas, un procès ou une enquête de police. Et si votre prochain roman policier n’évoquait pas, pour une fois, les investigations autour d’un meurtre, mais le quotidien d’un détective forcé de jongler entre de multiples enquêtes qui ne mènent nulle part ? La romance, afin de s’affranchir du schéma attendu rencontre – sentiments – complications – amour, pourrait bénéficier d’une narration déstructurée, présentée dans le désordre.

Et ce qui est valable pour l’intrigue l’est tout autant pour les personnages. Réfléchissez au type de protagoniste que vous rencontrez habituellement dans certains types de romans, et tentez de prendre le contrepied, pour voir où cela peut vous emmener. Et si le personnage principal de votre roman policier était une petite fille ? Pourquoi pas une romance présentée du point de vue d’un personnage masculin, et destinée à un lectorat masculin ? Un thriller raconté de la perspective d’un chat ? Un roman d’aventure dont les protagonistes sont des personnes âgées ? Jetez elfes, nains et toutes les classes de personnage de D&D à la poubelle au moment de pondre votre roman de fantasy, et osez réinventer une nouvelle fois vos personnages de vampires, loin de l’imagerie romantique, pour les dépeindre comme des monstres d’épouvante.

Pour faire vivre les genres au-delà des clichés qu’ils transbahutent, il faut d’abord prendre conscience des motifs récurrents qui les constituent, puis avoir l’audace de les remplacer par des éléments différents.

Le genre : la substance et la surface

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Je le reconnais, ma proposition de diviser toute la fiction en seulement quatre genres dans un récent billet s’est heurtée à une forte résistance. Je m’y attendais (d’ailleurs, j’ai écrit cette phrase il y a des mois, bien avant de recevoir la moindre réaction).

Mais je ne me décourage pas, et je vous propose cette semaine une autre nomenclature, aussi distincte de celle que l’on utilise habituellement que de celle que j’ai proposé pour la remplacer.

L’idée de base est simple : ce que nous appelons habituellement « genre » n’existe pas vraiment, mais est composé de deux notions distinctes, que j’ai choisi d’appeler la « substance » et la « surface. »

La substance, c’est ce qui caractérise un genre dans son fonctionnement : ses traits distinctifs du point de vue de l’intrigue, du thème ou des personnages. La surface, c’est l’ensemble des motifs et des éléments esthétiques qui sont traditionnellement associés au genre, sans en constituer pour autant le cœur.

Les deux parties sont parfaitement détachables

Un exemple ? La science-fiction, en gros, c’est le genre littéraire qui s’attache à mettre en scène des personnages aux prises avec les mutations scientifiques, technologiques, sociales et psychologiques de l’humanité. Ça, c’est la substance. La surface, ce sont des vaisseaux spatiaux, des robots, des pistolets laser et des machines à voyager dans le temps.

Mais en réalité, les deux parties sont parfaitement détachables et peuvent exister indépendamment l’une de l’autre. Ainsi, vous pouvez, sans difficultés, mettre en chantier un roman qui s’inscrit dans la substance d’un genre, mais avec la surface d’un autre.

Vous prenez par exemple la romance. En substance, on a affaire à un genre qui s’intéresse à la naissance et à l’évolution du sentiment amoureux auprès de ses personnages principaux. Et bien vous pouvez y apposer la surface de la science-fiction, et soudain les tourtereaux s’éprennent l’un de l’autre au cœur d’un empire galactique déchiré par une guerre stellaire. D’ailleurs, vous pourriez raconter exactement la même histoire (dans les grandes lignes) avec la surface d’une invasion de zombies, d’une saga de fantasy ou d’un récit de guerre.

Ce ne sont, finalement, que des habillages interchangeables, des « skins », comme on le dit en informatique pour désigner les thèmes qui permettent de modifier l’apparence d’un logiciel ou d’un personnage de jeu vidéo sans en altérer les fonctionnalités.

De nombreuses œuvres connues peuvent être analysées avec cette grille de lecture

Il suffit de renverser l’équation pour réaliser à quel point cette manière de considérer les genres enrichit notre perception : un roman de substance « science-fiction » et de surface « romance » pourrait par exemple raconter le coup de foudre et les premiers rendez-vous d’un humain et d’une intelligence artificielle, ou de deux individus appartenant à des espèces à la perception de la réalité radicalement différente.

De nombreuses œuvres connues peuvent être analysées avec cette grille de lecture. Ainsi, la série « Game of Thrones » de G.R.R Martin est un roman qu’on peut classer de cette manière : « substance : roman de guerre, surface : fantasy. » « No Country for Old Men » de Cormac McCarthy est un western/polar. « Le Seigneur des Anneaux » de J.R.R. Tolkien peut être classé sous post-apocalyptique/fantasy. Et comme j’ai pu l’écrire ici-même, « Le hussard sur le toit » est un roman zombies/aventure.

Hollywood est friand de cette méthode. Les films destinés au grand public sont presque toujours basés sur la substance de genres perçus comme simples par les producteurs : action, comédie, aventure, etc… Afin d’y ajouter un peu de couleur et de diversité, on y accole ensuite la surface d’un autre genre : science-fiction, guerre, mythologie, polar, etc… Pour cette raison, la plupart des gens ont une perception superficielle de certains genres, tout simplement parce qu’ils ont été beaucoup moins exposés à sa substance qu’à sa surface.

Tout cela mène à une approche en kit de la notion de genre, qui peut être ludique et même féconde en nouvelles idées. Une romancière ou un romancier qui est en quête d’originalité pourra même tenter de voir s’il est possible d’inventer des combinaisons inédites. Pour votre prochain livre, pourquoi ne pas essayer des cocktails horreur/comédie, autobiographie/steampunk ou espionnage/conte, par exemple ?

Et puis rien ne vous empêche, si vous êtes ambitieux, de bricoler votre surface à partir de plusieurs genres. Vous pourriez ainsi vous lancer dans la rédaction d’une saga dont la substance est la fantasy, et dont la surface emprunte au space opera, au western, au chanbara et au film de guerre, et vous pourriez appeler ça « Star Wars. »

Les quatre genres

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On est tous pareils, nous, celles et ceux qui écrivent. Nous sommes tous tellement persuadés que chaque roman que nous signons est unique, qu’au moment de chercher à le situer dans un genre, souvent, on est tenté de le placer au carrefour de plusieurs micro-genres très pointus, afin de prouver à quel point notre œuvre est singulière :

« Pour faire simple, mon bouquin se situe entre le polar uchronique et une sorte de dieselpunk postapocalyptique revisité, mais c’est principalement une comédie romantique inspirée de la grande tradition des screwball comedies des années 1940 »

OK, on arrête ça. Ça ne sert à rien. Si votre œuvre est unique, les lecteurs vont s’en apercevoir par eux-mêmes et le faire savoir autour d’eux. Par contre, la valse des étiquettes, ça risque surtout de les faire fuir, surtout s’ils n’y comprennent rien. Séduire le lecteur, c’est comme séduire tout court : on ne montre pas son côté le plus bizarre d’entrée de jeu.

Et si on faisait simple, plutôt ? C’est généralement une bonne idée.

En l’occurrence, et si, plutôt que de diviser la littérature en une infinité de genres pas plus vastes que des miettes, et dont les frontières sont floues, on prenait un peu de recul ? Comme on l’a vu dans un récent billet, cette détermination par genres est héritée des tâtonnements de l’histoire et comporte pas mal d’absurdités. Il est intéressant de repartir de zéro et de tenter de jeter sur la littérature un regard analytique et objectif.

Ce que je propose, c’est de répartir toutes les œuvres de fiction en quatre catégories

Ce que je propose, c’est de répartir toutes les œuvres de fiction de l’histoire de l’humanité en quatre catégories, et de le faire en posant seulement deux questions (plus une question subsidiaire). Oui, le résultat est sans doute moins précis, mais vous allez vous en apercevoir, cela va permettre à vos livres de se découvrir un voisinage aussi étendu qu’inattendu.

La première question est la suivante : « Est-ce que cette histoire est réaliste ou non ? »

En d’autres termes, est-ce que tous les événements qui composent le récit pourraient avoir lieu dans le monde réel tel que nous le connaissons, même s’ils sont présentés de manière exagérée par emphase dramatique. A la moindre entorse, la réponse est « non », aussi science-fiction, fantastique, réalisme magique se retrouvent d’un côté, pendant que les romances, les histoires d’espionnage ou les romans historiques, pour ne citer qu’eux, finissent ensemble.

Seconde question : « Est-ce que cette histoire est polarisée ou non ? »

Ça, ça réclame quelques explications. Ce que j’appelle « polarisé » dans ce contexte, c’est ce qui caractérise les œuvres de fiction dont l’intrigue et le thème s’articulent autour d’une seule notion centrale : le crime pour les polars, par exemple, ou l’amour pour les romances. C’est d’ailleurs la question subsidiaire que je propose : « Polarisée sur quoi ? »

Ainsi, les histoires de Sherlock Holmes de sir Arthur Conan Doyle seront classées sous « Réaliste/polarisé (crime). », « Le Rouge et le Noir » de Stendhal sous « Réaliste/non-polarisé », « Jonathan Strange & Mr Norrell » de Susanna Clarke appartiendra à la catégorie « Non-réaliste/polarisé (magie) », et « Dune » de Frank Herbert à « Non-réaliste/non-polarisé. »

Ce système est exactement aussi imparfait que celui que l’on utilise actuellement !

Ce qui est intéressant avec ce concept, c’est qu’on découvre que tout ce qui est d’ordinaire regroupé pèle-mèle dans la catégorie « littérature de genre » n’atterrit pas forcément dans le même tiroir.

La science-fiction, par exemple, se fait complètement éventrer par ce système des deux questions, certaines œuvres majeures étant classées dans une catégories, certaines dans une autre. Ainsi, un auteur de SF comme Isaac Asimov aura commis « Les Robots » en « Non-réaliste/polarisé (robots) » et « Fondation » en « Non-réaliste/non-polarisé. »

Mais je vous connais, je vois venir votre objection : ce système est exactement aussi imparfait que celui que l’on utilise actuellement ! La limite entre « polarisé » et « non-polarisé » est subjective, et on pourrait débattre à l’infini de ce qui rentre dans une case plutôt que dans une autre. D’ailleurs, même le seuil entre « réaliste » et « non-réaliste » n’est pas aussi net qu’on pourrait le croire de prime abord. Je suis sûr que vous avez des exemples de livres en tête qui font s’effondrer tout le château de cartes.

Et vous avez raison. Malgré tout, même imparfait, ce système a l’avantage d’être issu de l’observation des œuvres en tant que telles plutôt que de la tradition, ce qui encourage à la réflexion sur ces questions plutôt que d’adopter une posture passive. Par ailleurs, répartir les œuvres littéraires en quatre grandes catégories permet d’en finir avec l’idiote dichotomie « littérature blanche/littérature de genre », qui ne rime à rien. Enfin, elle permet de réaliser que des romans qui semblent très éloignés les uns des autres ont en réalité beaucoup en commun et qu’il s’agit, au bout du compte, de littérature avant tout.