Les corrections

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Corriger un roman, ça n’est pas comme corriger une dictée. C’est un travail d’une toute autre ampleur. Oui, l’usage du même verbe pour décrire les deux situations risque de nous induire en erreur, mais il s’agit de faire bien plus que de rajouter des « s » à la fin des mots au pluriel et de marquer les points sur les « i » et les barres des « t. »

Encore que cette dimension existe, et qu’elle est importante. Avant de la balayer sous le tapis, elle mérite d’être mentionnée. Oui, une des raisons d’être de la phase de correction d’un roman, c’est de dénicher et de se débarrasser de toutes les erreurs d’orthographe, de grammaire et de typographie que vous pouvez rencontrer, afin que, si possible, il n’en reste aucune. C’est de la dératisation.

Mais les corrections, c’est tellement plus que ça. Pour reprendre une métaphore utilisée lors du billet précédent, l’écrivain est comme un sculpteur : après avoir accumulé suffisamment de terre glaise lors de la rédaction du premier jet, c’est au cours des corrections qu’il lui donne sa forme définitive. En tout cas, pour un écrivain qui appartient à l’espèce des Bricoleurs, c’est ainsi que ça se passe. Pour les Architectes et les Explorateurs, cette étape est moins cruciale mais elle est importante malgré tout.

Relire un texte que l’on connaît bien, ça devient assez écœurant à la longue

Car que corrige-t-on exactement lors des corrections ? En bref : tout. Notez d’ailleurs que le mot « corrections », je le note au pluriel depuis le début. Ce n’est pas un hasard. Des passages, sur votre texte, vous allez en faire plusieurs, je vous le garantis. Avant d’être terminé, un roman doit être relu plusieurs fois, de la première à la dernière page, intégralement, jusqu’à ce qu’il ait l’aspect qu’on souhaite lui donner.

Ça n’est pas toujours rigolo à faire, d’ailleurs : relire un texte que l’on connaît bien, une fois, deux fois, cinq fois, ça devient assez écœurant à la longue. À force de recommencer à le corriger encore et encore, vous vous surprendrez probablement à vous mettre à détester ce texte dans lequel vous avez mis tellement de vous-mêmes. Mais c’est très bien : chaque relecture vous familiarise davantage avec tout ce qui fonctionne et tout ce qui ne fonctionne pas dans votre histoire, et vous procure la vision d’ensemble nécessaire pour opérer les bons choix de corrections.

Et cela concerne les domaines les plus divers. La grammaire, c’est une chose. Mais vous allez également opérer des relectures pour vérifier que votre personnage fonctionne, que votre structure est bien construite, que les moments d’émotion sont correctement amenés, que l’action est claire, que le style est approprié, que les dialogues fonctionnent, qu’il n’y a pas de longueurs, que tous les éléments nécessaires à la compréhension de l’histoire sont présents, mais qu’on ne noie pas le texte sous les textes d’exposition, etc… Passez votre texte au peigne fin : tout doit être relu, tout doit être revu, comme un avion de ligne dont on démonte chaque rivet lors de sa grande révision. Et une fois que c’est fait, on recommence. Et on recommence. Et encore.

Afin de prendre du recul, il peut être salutaire de laisser s’écouler deux ou trois semaines

Ça signifie que vous n’avez pas à régler tous les problèmes de votre texte lors du premier jet. Au contraire : si vous tentez de le faire, vous allez sans doute perdre du temps et même vous enliser. Mieux vaut attendre de disposer d’un texte complet, terminé, afin que vous puissiez analyser ce qui fonctionne et ce qui doit être modifié. C’est à ça que sert la phase de correction.

Si vous le jugez nécessaire, afin de prendre du recul, il peut être salutaire de laisser s’écouler deux ou trois semaines entre le moment où vous complétez le premier jet et celui où vous entamez les corrections. De cette manière, vous pourrez revisiter le texte avec un œil neuf. De même, certains auteurs jugent qu’un changement de support les aide à considérer leur livre d’un œil neuf : ils font donc les corrections sur une version papier du manuscrit, avant de les copier dans le fichier informatique original. Ça vaut la peine de tenter le coup.

Un petit exemple de correction, pour bien comprendre ce que ça implique : vous venez d’achever une première relecture de votre roman et vous réalisez que certaines choses importantes ne fonctionnent pas. Le début, en particulier, est lent et on s’y ennuie à mourir.

Reste à savoir pourquoi : est-ce que le langage est trop opaque ? Est-ce que les personnages sont impénétrables et nous empêchent de nous sentir les bienvenus dans le récit ? Est-ce que l’histoire ne commence pas au bon endroit et qu’il faudrait couper quelque part ? Est-ce que l’incipit et la première page manquent d’efficacité ? Il n’y a pas de raison toute faite : si vous parvenez à identifier un souci, tentez plusieurs approches pour débloquer la situation. En principe, l’une d’elle devrait donner de bons résultats et vous permettre de progresser. Le fait de prendre un peu de distance vis-à-vis du texte doit vous aider à être lucide et à trouver la solution. Après tout, personne n’est mieux placé que vous pour dire ce qui fonctionne ou pas dans votre histoire.

Quand vous opérez une correction quelque part, cela peut avoir des conséquences sur le reste du texte

Cela dit, un texte littéraire, c’est un biotope dynamique, en évolution constante. Chaque élément modifié, c’est comme ajouter une espèce invasive dans un étang : ça bouleverse l’équilibre. Quand vous opérez une correction quelque part, cela peut avoir des conséquences sur le reste du texte. C’est un peu l’effet domino : en changeant quelque chose, vous pouvez constater que toute une série de problèmes se règlent comme par magie, mais vous pouvez aussi observer qu’un petit changement est susceptible de modifier la dynamique de votre histoire et causer d’autres problèmes qui doivent être résolus à leur tour.

Pour revenir à notre exemple : imaginons que je découvre que le début du roman ne fonctionne pas parce que le protagoniste s’y montre beaucoup trop passif. En le faisant agir davantage, en lui permettant de devenir le moteur de l’intrigue, une nouvelle dynamique se met en place, qui rend le premier chapitre bien plus intéressant. Problème réglé, je jubile.

Cela dit, en poursuivant ma relecture, je réalise que, en me basant sur mon plan, mon personnage principal est supposé être au bord de la dépression au début du roman : en modifiant sa façon d’agir pour le rendre plus proactif, il ne peut désormais plus apparaître comme déprimé, ce qui va m’obliger à modifier les interactions qu’il était supposé avoir par la suite avec des personnages principaux, des amis qui lui apportent leur soutien. Tout à coup, ce sont de nombreuses scènes interconnectées qui n’ont plus de sens du tout. Zut.

On a parfois l’impression que le chaos surgit de partout

Si ça se trouve, un petit correctif va m’obliger à réécrire des pages, voire des chapitres entiers. Cela peut être décourageant, parce que, lors de cette phase, on a parfois l’impression que le chaos surgit de partout et que deux problèmes nouveaux apparaissent pour chaque solution trouvée, mais avec l’expérience, on réalise que chaque correction bien réfléchie améliore malgré tout l’état général du roman.

Par exemple, en réécrivant les premières interactions entre mon protagoniste et ses amis, maintenant que je ne peux plus le présenter comme déprimé, je découvre qu’il est plus élégant de lui trouver un problème pratique, comme un souci d’argent. En agissant de la sorte, je remplace une condition émotionnelle, vague et peu enracinée dans mon narratif, par une situation dramatique avec des causes et des solutions définies, et peut-être même que je vais découvrir que ce manque de thunes se connecte parfaitement avec un autre élément d’intrigue qui intervient plus tard dans mon récit (« Ah, mais alors il a une bonne raison de rencontrer Clara à la banque au chapitre 4 ! »)

Peu à peu, vous allez réaliser que vos modifications vous obligent à en faire d’autre, oui, mais que la solidité de l’ensemble s’en trouve renforcée. L’intrigue est mieux charpentée, les personnages mieux dessinés, votre voix plus affirmée, et au bout d’un moment, vous vous rendez compte, après quelques relectures, que vous êtes en présence d’un texte qui fonctionne. Peut-être que vous vous serez un tout petit peu éloigné du plan, peut-être que ce n’est pas exactement ce que vous avez prévu, mais ce que vous obtenez au final, c’est la meilleure version de votre histoire que vous pouvez imaginer.

⏩ La semaine prochaine: Corrections – la checklist

 

 

Le premier jet

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Tout est prêt. Vous avez une idée pour votre roman, vous avez réfléchi à un thème, vous avez échafaudé une structure, construit des personnages et choisi une orientation stylistique qui vous convient. Vous avez une bonne idée pour votre première phrase. Vous avez même pris la peine de vous entraîner. Bref, ça y est, vous n’avez désormais plus qu’une chose à faire : vous mettre à écrire.

Vous la sentez, la pression, là ?

Eh oui. Pour certains auteurs en herbe, entamer la rédaction d’un roman, c’est intimidant. Il y en a même qui auraient tendance à voir ça comme un premier saut à l’élastique, un de ces moments où on se jette dans le vide sans être sûr que, derrière, il y a bien un truc qui nous retient et nous empêche de nous aplatir par terre comme une petite crotte.

Parce qu’on a beau ressentir de l’inspiration, avoir envie d’écrire, chérir l’acte créatif et se réjouir de coucher sur le papier tous ces mots qui dorment en nous depuis tellement longtemps, lorsque vient le moment de s’y mettre, il n’est pas rare de ressentir une appréhension. Oui, on a envie de nager, mais l’eau sera-t-elle trop fraîche ? Si c’était si facile, tout le monde le ferait. Qui tu serais pour réussir là où tous les autres ont échoué ?

Se confronter à la possibilité très réelle d’être nul

Cette inquiétude est enracinée dans des soucis rationnels. D’abord, aborder l’écriture d’un premier roman, c’est se confronter à la possibilité très réelle d’être nul. Si ça se trouve, on a envie d’être un auteur mais le résultat sera loin d’être à la hauteur de nos attentes. C’est très possible, et hélas, il n’y a qu’en le faisant qu’on peut s’en rendre compte.

Cela dit, il existe des moyens d’atténuer le choc. Ne vous lancez pas immédiatement dans un roman : rédigez quelques nouvelles auparavant, des contes, des petites histoires. Vous aurez ainsi apprivoisé votre écriture et vous saurez si vous êtes fait pour ça ou non. Mieux vaut s’exposer à une déception que vivre sa vie dans l’incertitude.

L’autre raison d’être intimidé par le début d’une aventure littéraire est encore plus compréhensible : lorsque l’on écrit la première phrase d’un roman, forcément, on n’a jamais été aussi éloigné de la fin. Se mettre à écrire, c’est s’astreindre à un travail monumental, qui, lorsqu’il n’en est qu’au début, peut ressembler à un objectif impossible à atteindre. Ça file le tournis.

Rassurez-vous, tous les romans du monde ont été écrits de la même manière : un mot après l’autre. D’autres que vous y sont parvenus, y compris des pas malins et des pas doués, donc il n’y a pas de raison pour que vous échouiez.

Quand vous écrivez le premier jet d’un roman, vous n’êtes pas en train d’écrire le roman

Cela dit, on le voit bien, la principale difficulté lorsque l’on rédige le premier jet d’un roman, c’est la tentation de l’abandon. Pourquoi consacrer tant de temps, verser tant de sueur pour quelque chose qui, vous le pressentez, sera de toute manière raté ? À chaque instant, dans ce travail de mineur, on risque de se décourager, de se laisser distraire, d’entendre le chant des sirènes qui nous murmurent qu’il y a tellement de choses plus divertissantes à faire ailleurs.

Ne les écoutez pas et tenez bon, tenez bon, tenez bon. C’est le seul conseil qu’on puisse donner. Écrire un roman, c’est un effort qui se joue sur la longueur : des heures à la fois, qui se prolongent pendant des jours, des semaines, des mois. Parfois vous resterez assis comme une tanche devant votre clavier et au bout de deux heures, vous n’aurez écrit que huit mots très moches. Pas grave : persévérez, vous ferez mieux la fois d’après, et la fois d’après, les choses deviendront plus faciles, une routine finira par s’installer. L’important, c’est de s’accrocher et surtout de ne pas se retourner sur son chemin, de ne pas jeter un regard critique sur ce que vous êtes en train d’écrire, sans quoi tout va se figer et votre roman va se transformer en statue de sel.

Parce que ce qu’il faut comprendre, et c’est très important de garder ça en tête, c’est que quand vous écrivez le premier jet d’un roman, vous n’êtes pas en train d’écrire le roman. Quand vous aurez terminé, le travail sera loin d’être fini avant que vous puissiez vous considérer comme satisfait. Il ne s’agit que d’une étape, certes importante, mais probablement pas aussi décisive que vous le pensez.

Vous devez commencer par écrire un roman imparfait, bancal, insatisfaisant

Vous ne faites, en réalité, qu’accumuler un gros morceau de terre glaise que vous allez sculpter par la suite pour lui donner sa forme définitive. Si tout n’est pas parfait, ça n’est pas grave ; s’il y a des passages franchement ratés, vous les réécrirez plus tard ; si certains personnages ne fonctionnent pas, vous les changerez. Mais pour que vous puissiez y parvenir, pour que vous soyez capable de produire l’histoire que vous avez en tête, vous devez commencer par écrire un roman imparfait, bancal, insatisfaisant.

En disant ça, soyons clairs, je parle en tant qu’auteur Bricoleur. D’autres vivent des expériences différentes. Si vous êtes un Architecte et que vous avez tout planifié au préalable, l’étape d’écriture sera sans doute moins décourageante, mais elle sera plus ennuyeuse, et votre combat consistera alors à parvenir à arriver jusqu’au bout sans vous endormir, en maintenant intact l’intérêt que vous avez pour cette histoire malgré le fait qu’elle n’avait déjà plus aucun secret pour vous avant d’écrire le premier mot.

Si vous êtes un Explorateur, cette phase sera plus décisive. Votre premier jet va beaucoup plus ressembler à votre roman terminé, puisque vous créez votre narratif en l’écrivant. Cela dit, les Explorateurs sont bien souvent des auteurs qui apprécient l’acte d’écriture en lui-même, donc le plaisir qu’ils éprouvent à coucher des phrases sur le papier doit normalement suffire à maintenir leur intérêt jusqu’au bout.

On parle beaucoup de l’imagination des auteurs, de leur sensibilité, de leur amour des mots. On devrait davantage parler de leur courage, de leur endurance et de leur patience : voilà les qualités qui font qu’un écrivain parvient à sortir du néant une histoire, à force d’efforts et d’obstination, là où auparavant il n’y avait rien du tout.

⏩ La semaine prochaine: Les corrections

50 incipits en quête de romans

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En complément à mon récent billet sur les incipits, les premières phrases des livres, voici un exercice auquel je me suis livré il y a quelques années: les incipits de cinquante romans que je n’écrirai jamais. Sentez-vous libre d’y ajouter les vôtres.

Je ne dirais pas que je suis un Juif errant, juste un Juif un peu égaré.

Elle avait toujours détesté la danse moderne, mais ça, elle aimait bien.

C’est en sentant le premier flocon l’effleurer que le petit Corse comprit enfin que c’était vraiment la Guerre.

« Bientôt tu t’éloigneras de moi, tu m’indifféreras et même tu me dégoûteras », lui dit-il, mais elle n’écoutait rien.

Voici une histoire de ma foule.

A genou dans une flaque de pisse à chercher une de ses dents – la fin de soirée à Brest lui évoquait le bagne de Cayenne.

Plus que quelques jours et cette maison n’existera plus, avec tout ce qu’elle charrie avec elle de grandes histoires, et étrangement je n’en ai rien à foutre.

Voir une voiture brûler est un spectacle d’une violence hallucinante.

C’était déjà le moment où plus personne ne fait mine de se soucier de ce que va donner la récolte.

Si vous êtes en train de lire ces mots sur un de vos putains de téléphones portables, vous pouvez arrêter tout de suite, on ne veut pas de vous dans ce livre, ok ?

A cette vélocité, réalisa-t-elle, l’objet serait sur elle dans moins de 2 secondes : trop tard pour prévenir Aura.

Babylone s’écroula un samedi après-midi.

Rakolkov, pourriture, on t’attend tout en bas de l’enfer et on est toute une bande à imaginer tout ce qu’on pourrait te faire subir, ça nous fait les journées moins longues!

Les Chinois ont un proverbe au sujet de l’amour qui dit – oh et puis je vous le raconterai plus tard, on s’en tape de ce qu’ils racontent, les Chinois.

Ici, tout est toujours en circuit fermé.

C’est en fait à la suite d’une erreur que Martine vécut autre chose qu’une vie parfaitement banale.

Ne croyez pas ce qu’on vous a raconté sur ces quinze jours, en tout cas pas tout.

Il fut réveillé par le bruit désagréable de son fémur qui se brisait.

Aucune odeur, même pas la tienne.

Il y a quelque chose de sublimement dérisoire chez ceux qui rêvent de laisser leur marque en Antarctique.

L’uniforme des matons est orné de boutons dorés.

C’était le genre de personnage à régler son poste de radio de manière à pouvoir écouter deux stations en même temps.

Souvent je me rendais, mu par le dépit, là où je devinais qu’on ne me trouverait pas.

Elle me redemande de la surnommer « Nini ».

Il aurait fallu un appétit féroce pour être rassasié de mon Congo.

Le rapport est étroit entre ces œillades que tu lui lances et la moisissure qui gagne ce que, déjà, nous n’osons plus appeler « notre couple ».

Dès que tu quittes le Rail, tu crèves, et ça c’est une vérité qu’on t’enfonce dans le crâne aussi tôt et aussi violemment que possible.

Il y a mille manières de réussir sa vie et un million de manières de la rater.

C’est difficile à croire aujourd’hui, mais autrefois toute la belle société de Providence se bousculait pour être invitée à l’une ou l’autre de nos fêtes.

Les gens de la campagne apprécient d’être réveillés par le vacarme de la ville.

Ce suicide, oui, d’accord, je l’avais très mal planifié.

On ne peut pas savoir en croquant dans un abricot s’il nous restera en mémoire toute une vie ou s’il s’agira, comme c’est généralement le cas, d’un abricot de plus.

Annoncer la mort de quelqu’un qu’on a tellement détesté ; et au téléphone, en plus !

Chaque après-midi elle arrosait ses hortensias sous le regard désintéressé de ses chats, avec au fond d’elle-même, une envie d’en finir avec tout ça, à grands coups de barre de mine.

Quand vous n’articulez pas correctement je ne comprends rien du tout – et tournez votre tête dans ma direction, s’il vous plaît.

Il s’assit en face de moi et à la manière dont il appuya son parapluie sur le rebord du fauteuil j’acquis la conviction que ce serait lui et personne d’autre.

Quelle horreur, après tout, de voir la vie en rose !

Parfois lors d’une noce ou d’un dîner, je me laisse gagner par l’ambition.

Celui qui a dit qu’il vaut mieux avoir des remords que des regrets n’a jamais rencontré Christian Rockwell.

A peine trois jours à faire semblant et déjà nous en venions à reparler de la météo.

Les sages-femmes vous racontent toutes sortes de conneries au sujet du placenta.

Le réflexe de ne pas mettre ses coudes sur la table – pourquoi diable ne doit-on pas mettre ses coudes sur la table ?

Hesarak, à Karaj, dans ce jardin chez Mottaki où résonnent encore nos pas.

Vous avez écrit le mauvais chiffre par erreur dans la case de droite et de toutes vos forces vous grattez pour tout effacer.

Il aurait tellement voulu avoir mieux prêté attention lorsqu’on lui parlait du cyanure et de ses effets !

Oublions la première fois où je t’ai vu, c’est la deuxième qui est chère à mon cœur.

Iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii toute la journée cette saloperie de sifflement qui te vrille la tête.

Une cartouche, peut-être deux, trois tout au plus : c’est tout ce qu’il lui faudrait.

Les musiciens, les filles de joie, les surfers qui se la pètent, les végétariens, les fornicateurs, les comptables qui trompent leur femme avec des boudins, les détectives du très estimé corps de police de Venice, tout le monde se retrouvait ici à un moment ou à un autre.

Une fin vaguement tragique, ça l’aurait bien arrangé.

L’incipit

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Vous êtes prévenus : si vous la lisez jusqu’au bout, cette chronique pourrait tout changer.

Un roman, c’est une construction de l’esprit qui contient toute une quantité de phrases. Et parmi ces phrases, ne serait-ce que par un inexplicable concours de circonstances, l’une d’entre elles est fatalement la première.

La première phrase d’un roman, c’est ce que les gens cultivés et les pédants appellent un « incipit », du latin incipio, qui signifie « commencer. » Ne soyons pas plus pédants qu’eux, d’ailleurs : le terme peut très bien s’étendre aux quelques phrases qui suivent, même si on peut considérer que la toute première, la phrase-seuil, est celle qui a le plus d’impact, et que l’importance des suivantes s’estompe progressivement.

Et pourquoi est-elle importante, cette phrase initiale ? Pourquoi mérite-t-elle une attention particulière ? Pourquoi vaut-elle la peine que vous la soigniez, quitte à l’écrire en dernier, avec tout le roman en tête ? Parce qu’on n’a qu’une seule occasion de faire une première impression, et qu’il est probable que l’opinion que vos lecteurs se feront de votre texte sera modelée en partie par cette courte séquence de mots, qui va créer dans leur esprit un instantané de la qualité et du style de tout ce qui suit.

Vous pensez que votre histoire devient passionnante à la page 50 ? C’est dommage, parce que les lecteurs auront vraisemblablement abandonné la lecture bien avant. Les maisons d’édition, les critiques, les blogueurs, les acheteurs potentiels, que ce soit en ligne ou en librairie, tous vont prendre très vite la décision de poursuivre leur lecture ou de passer au candidat suivant, et écrire une première phrase de qualité peut tout changer. Ces lecteurs qui vont faire l’avenir de votre roman, depuis le premier chapitre, la première page, la première phrase, c’est votre boulot de les hameçonner et de ne plus les lâcher.

Comment écrire un bon incipit ? Il y a plusieurs manières différentes de procéder. Certaines sont même contradictoires.

L’incipit qui marque

La première approche consiste à choisir, comme première phrase, une image vivace, un instant qui frappe l’imagination et qui reste en mémoire, décrit de manière claire, avec, par exemple, une métaphore habilement tournée ou une association de concepts qui invite à la rêverie. Celle-ci va aller se loger dans la mémoire du lecteur et diffuser ses bienfaits en lui tout au long de sa découverte du roman, comme un bonbon délicieux qu’on laisse fondre peu à peu en bouche.

« De chaque côté du fleuve glacé, l’immense forêt de sapins s’allongeait, sombre et comme menaçante. »

« Croc-Blanc », Jack London

L’incipit de Croc-Blanc nous plonge d’un coup dans le décor naturel âpre du roman. « L’immense forêt de sapins » et le « fleuve glacé » vont rester avec nous tout au long de l’histoire, alors que la menace évoquée dans ces quelques mots va se prolonger, insidieuse, dans toutes les pages qui suivent.

L’incipit qui transporte

Une variante du précédent, ce type d’incipit ne se contente pas d’évoquer une image qui frappe, mais brosse carrément le portrait de tout le décor du roman, nous forçant presque à renoncer à la réalité qui nous entoure pour y substituer celle du livre. Là, c’est à la capacité de l’auteur à évoquer le dépaysement en quelques mots qu’on fait appel.

« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. »

« Salammbô », Gustave Flaubert

Ici, ce sont les noms de lieux exotiques qui charment, comme la musique d’une langue étrangère, et nous plongent brutalement dans l’univers antique du roman. Le lecteur est happé par cette première phrase, variante dépaysante du « Il était une fois », et accepte l’invitation lancée par Flaubert.

L’incipit qui fait les présentations

La première phrase d’un roman peut aussi choisir de dresser un portrait du personnage principal. C’est particulièrement judicieux dans les récits très personnalisés, où le lecteur est invité à passer beaucoup de temps dans la tête du protagoniste. Si l’on parvient, en une seule phrase, à faire comprendre à qui on a affaire, voire mieux, à susciter l’attachement, la partie est déjà en grande partie gagnée.

« Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez me demander c’est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d’enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m’avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j’ai pas envie de raconter ça et tout. »

« L’attrape-cœurs », J.D. Salinger

En quelques mots, on découvre la voix particulière de Holden Caulfield, le narrateur-protagoniste du roman, sa manière de présenter ses pensées, mais aussi son esprit retors : il commence par nous dire de quoi il ne va pas nous parler. Alors qu’il se dérobe ainsi à toutes les conventions de la narration, le lecteur est tenté de se demander alors de quoi il va bien pouvoir parler, et a donc déjà fait un pas dans l’histoire.

L’incipit qui intrigue

Peu de méthodes sont aussi efficaces pour apostropher le lecteur que celle qui consiste à lui présenter une énigme, une question sans réponse. Voici un mystère, semble dire ce roman dès sa première phrase : si vous souhaitez le percer à jour, vous n’avez pas d’autre choix que de me lire. Naturellement, cette approche est particulièrement appropriée pour les romans policiers ou tout autre récit qui se base sur la découverte d’une vérité.

« Elle est enterrée sous un bouleau argenté, en bas, près de l’ancienne voie ferrée, sa tombe indiquée par un cairn. »

La Fille du Train, Paula Hawkins

Qui est-elle ? Comment est-elle morte ? Pourquoi l’emplacement de sa sépulture nous est mentionné ? Il ne faut que quelques mots à Paula Hawkins pour installer ces questions dans notre tête, et une fois que c’est fait, il est trop tard : l’invitation du roman est lancée et il est diablement difficile d’y résister.

L’incipit qui plonge dans le bain

Un incipit peut également renoncer aux jeux de séduction décrits ci-dessus pour choisir de prendre le lecteur par le col et de le balancer de force dans le cœur du roman. Ici, pas d’atermoiements, on entame le récit par une scène-clé, peut-être même par la scène la plus déterminante de l’histoire, avec la conviction qu’il s’agit d’un événement suffisamment fort pour que le lecteur potentiel se demande comment se poursuit un roman qui commence ainsi.

« En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. »

« La Métamorphose », Franz Kafka

C’est la première phrase du roman, mais on pourrait la coller en quatrième de couverture sans que ça jure : ici, on découvre immédiatement l’argument de l’histoire, sans qu’il soit besoin d’y ajouter des artifices. C’est cash : ce livre parle d’un type transformé en bestiole, si ça vous parle, lisez, sinon, passez votre chemin. À réserver, naturellement, aux romans dont le concept peut être résumé en quelques mots.

L’incipit qui apostrophe

Là, on se situe presque dans le domaine du cabotinage. Une solution qui peut fonctionner pour amorcer un roman, c’est d’aller chercher le lecteur là où il est, de s’adresser à lui, de le prendre à parti, d’exiger de lui une réaction. Si c’est bien amené, cela établit une relation entre le roman et le lecteur qui va être difficile à briser. Sinon, cela peut sembler artificiel, crasse, une guignolerie destinée à attirer l’attention davantage qu’un vrai début de roman.

« Et c’est une histoire qui va peut-être t’ennuyer mais tu n’es pas obligé d’écouter. »

« Les lois de l’attraction », Bret Easton Ellis

On touche presque à ce qu’on appelle la psychologie inverse avec cet incipit, où non seulement le narrateur s’adresse directement au lecteur, mais lui annonce qu’il risque de ne pas apprécier le roman. C’est insidieux, parce que cette provocation place automatiquement le lecteur dans le rôle de celui qui va devoir prendre la défense du roman, lui trouver des qualités, et de ce fait, obtient son attention.

Dans un roman en cours d’écriture, j’ai opté pour cette approche, en version moins tapageuse. La première phrase est « Qu’est-ce qui vous amène ici ? »

L’incipit qui résume le roman

J’ai attendu la fin pour en parler, ou presque, mais c’est une des solutions les plus populaires pour commencer un bouquin, c’est de trouver une phrase qui sert de résumé des enjeux et des grands thèmes de l’histoire, une sorte de roman en miniature.

Beaucoup d’auteurs débutants choisissent ça. Ça a d’ailleurs été mon cas. Mon premier roman publié, « Merveilles du Monde Hurlant », commence par la phrase « Être en vie, être véritablement en vie, nécessite une accumulation de petits actes de rébellion. » Forcément, quand on élabore ce genre d’incipit, on y voit la clé de voute parfaite, celle qui sert de sésame au roman. En réalité, certains lecteurs peuvent au contraire trouver tout cela démonstratif et même un peu factice, donc si vous le faites, tâchez de trouver une phrase vraiment excellente.

« Les familles heureuses se ressemblent toutes; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon. »

« Anna Karenine », Leon Tolstoï

Ici, Leon Nikolaievitch n’a pas pu résister à la tentation de placer un bon mot. On croirait presque qu’il souhaitait figurer à tout jamais dans les recueils de citation. Cela dit, sa phrase est vraiment bien trouvée et elle propose un aperçu des thèmes du livre : la famille, le malheur, la solitude. Si c’est votre délire, vous êtes immédiatement prévenu que vous allez vous éclater.

Combiner plusieurs approches

N’ayez pas peur d’expérimenter : choisir une première phrase, c’est important, et cela mérite réflexion. En attendant de la trouver, faites des expériences, réfléchissez, laissez-la en place, modifiez-la, changez d’approche ou combinez-en plusieurs ensemble. Ce qui rend un incipit mémorable, ça n’est pas toujours le résultat d’une formule magique, mais cela peut être, tout simplement, l’art et la manière de trouver le mot juste, sans fioriture ni astuces.

Parfois une phrase sait venir vous chercher, vous séduire, et vous emmener avec elle, mais vous ne savez pas lequel des éléments ci-dessus est celui qui suscite une émotion.

« Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. »

« Cent ans de solitude », Gabriel Garcia Marquez

Cette phrase n’est pas facile à comprendre, elle implique plusieurs personnages dont on ignore tout, une amorce de flashback, et elle s’achève sur une image ambiguë. Malgré tout, désarçonné d’être plongé ainsi en plein milieu de l’action, on a envie d’en savoir plus. L’incipit est ainsi à l’image d’un roman souvent déconcertant mais puissamment addictif, et repose sur les mêmes bases.

L’incipit qui ne cherche pas à séduire

Vous avez, allez soyons généreux, toute une page pour séduire le lecteur. Vous n’êtes pas obligé de tout miser sur la première phrase. Ainsi, de nombreux écrivains ne prévoient rien de spécial pour leur incipit et choisissent une entame ordinaire, qui produit sur le lecteur un effet naturaliste et l’impression de se glisser dans une histoire qui a déjà commencé, comme lorsqu’on arrive au cinéma alors que les lumières sont déjà éteintes. Les auteurs de polar et ceux qui pondent un best-seller chaque année choisissent souvent cette option.

« Il n’avait que son adresse. »

« Total Khéops », Jean-Claude Izzo

Je pourrais reproduire les deux ou trois phrases suivantes, mais elles n’apportent pas grand-chose de supplémentaire. Un homme cherche quelqu’un. Il ne va pas le trouver tout de suite, d’ailleurs il ne se passe pas grand-chose au début de ce roman : Izzo compte sur son talent pour brosser une atmosphère pour appâter le lecteur, et au passage se fiche complètement de toutes les théories sur les incipits.

Attention, la solution Izzo fonctionne surtout quand on a du talent. Si vous n’êtes pas sûr que c’est votre cas, tentez plutôt une des approches précédentes.

L’incipit raté

Un incipit peut être raté. Il peut même faire fuir les lecteurs. Le pire que vous puissiez choisir pour entamer votre roman, c’est un bon gros cliché, une métaphore pourrie, une banalité, ou tout cela en même temps. Je vous en supplie, évitez par tous les moyens de parler de la météo, ça n’a aucun intérêt.

C’était une nuit sombre et orageuse ; la pluie tombait à torrents — sauf par intervalles occasionnels, lorsqu’elle était rabattue par un violent coup de vent qui balayait les rues (car c’est à Londres que se déroule notre scène), crépitant le long des toits, et agitant violemment les maigres flammes des lampes qui luttaient contre l’obscurité.

“Paul Clifford”, Edward Bulwer-Lytton

Ce début de roman est resté dans les mémoires parce que beaucoup le considèrent comme le pire de tous les temps. Dans « Peanuts », Charles S. Schulz se moque des envies du chien Snoopy de devenir écrivain en lui faisant écrire encore et encore cet incipit : « It was a dark and stormy night. »

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Pas sûr que ça soit vraiment le plus mauvais, mais je suis sûr que vous pouvez faire mieux que ça en vous donnant un peu de peine.

Voilà, nous voici arrivés au bout de cette chronique. A-t-elle tout changé pour vous, comme je vous le faisais miroiter dès la première phrase ? Peut-être pas, mais sans doute ai-je ainsi pu capter un peu de votre attention.