Les quatre espèces d’auteurs

Il n’y a pas deux types d’auteurs, comme j’ai eu l’occasion de le clamer ici. Il n’y a pas non plus trois types d’auteurs, malgré ce que j’ai pu moi-même prétendre. Même si la volonté d’établir une typologie de celles et ceux qui prennent la plume est compréhensible et même utile, cela doit se faire au nom d’une meilleur compréhension de l’acte créatif, et pas dans le but d’établir des repères identitaires vides de sens.

Comme je l’ai argumenté dans un billet précédent, certains romanciers ont tendance à prendre les catégories de « Jardinier » et d’« Architecte » au pied de la lettre, et à les traiter comme les classes de personnages de Donjons & Dragons. On serait Jardinier comme on est Barde ou Druide, avec les possibilités et les limitations que cela suppose. Ces classifications seraient des panoplies prêtes à l’emploi, qu’il nous suffit d’endosser. Rien n’est plus éloigné de la vérité, pourtant. La réalité est plus complexe et plus raffinée, et ce n’est pas en la réduisant jusqu’à l’absurde que l’on s’en approchera.

D’ailleurs, qui a décrété que la manière d’écrire était le critère à utiliser pour ranger les auteurs dans diverses catégories ? Et si, à la place, on avait choisi de s’intéresser aux raisons qui poussent les romanciers à écrire, plutôt qu’à leur approche de l’acte d’écriture ? Au « pourquoi » plutôt qu’au « comment » ? On aurait accouché d’une autre typologie, ni plus, ni moins pratique. D’un côté, on aurait donc des « types » ou des « classes » d’auteurs, d’un autre, pour pousser jusqu’au bout la métaphore rôlistique, on aurait des « espèces » ou des « races » d’auteurs.

Tout cela n’est pas très subtil. Mais peut-être qu’en superposant ces deux grilles de lectures, on pourrait commencer à porter sur la caractérisation des auteurs un regard plus nuancé, et donc plus affuté. Après tout, si vous prenez, d’un côté, les trois types d’auteurs que j’ai eu l’occasion de décrire, et que vous les croisez avec les quatre espèces d’auteurs que je passe en revue ici, vous obtenez déjà douze catégories distinctes, et vous entrevoyez à quel point la réalité est plus complexe et plus intéressante que cela.

Un Bricoleur Viscéral (comme je le suis la plupart du temps) a la même légitimité à prendre la plume qu’un Architecte Spirituel, mais ce qui se passe dans sa tête lorsqu’il accouche d’une histoire peut être complètement différent. En prenant note de ces distinctions, et des dégradés qui se situent entre elles, cette typologie apparaît pour ce qu’elle est : une béquille pour la pensée, plutôt qu’un substitut à celle-ci. En cherchant à se caractériser, un auteur va en apprendre un peu sur lui-même, mais également, du moins je l’espère, prendre conscience que la singularité de sa démarche n’est pas facile à enfermer derrière une paire d’adjectifs.

Qu’est-ce qui distingue les quatre espèces d’auteurs, tels que je vous propose de les répertorier ? Tout simplement le point d’origine de leur élan vers l’écriture : la tête, le cœur, les tripes, ou rien de tout cela. Cela constitue donc quatre familles, que je détaille ci-dessous. À laquelle appartenez-vous ? À vous de lancer le débat, ci-dessous.

Les Cérébraux

« Mon but de romancier est de rendre cette épouvantable réalité intelligible », a expliqué John le Carré. Pour un auteur Cérébral, pour commencer, l’écriture a un but, et celui-ci est exprimable et quantifiable, en plus d’avoir des effets tangibles dans le monde réel.

Ce que les auteurs qui appartiennent à cette espèce tirent de l’écriture, c’est de la satisfaction : celle d’avoir, patiemment, au prix d’efforts, obtenu un effet délibéré. C’est le sentiment que l’on obtient lorsque l’on assemble un énorme puzzle ou que l’on résout un problème mathématique.

Les Cérébraux sont des alchimistes, qui apprécient de transmuter un concept en réalité, une idée en roman. Pour eux, écrire est un défi intellectuel. C’est quelque chose d’utile, de pratique, une mécanique qui peut être perfectionnée à l’infini, grâce à énormément de travail, mais également d’une démarche qui consiste à chercher à comprendre comment on écrit, et de quelle manière on pourrait améliorer ce processus. Ils font la grimace quand on essaye de les convaincre que la vérité objective n’a que rarement sa place en art.

Au fond, on peut diviser cette espèce d’auteur en deux sous-embranchements, dont les finalités sont différentes. Les premiers, à l’image de John le Carré, voient dans l’écriture un outil de compréhension du réel. Pour eux, la fiction est la loupe qui rend visible le fonctionnement du monde qui nous entoure. En l’améliorant, on s’approche toujours plus près de la substance véritable de la condition humaine, dans une démarche qui rappelle celle des scientifiques, des naturalistes.

Le second type d’auteurs Cérébraux rassemble de grands formalistes. Ils voient l’écriture comme une mécanique d’horlogerie, qui peut être analysée objectivement, comprise et améliorée jusqu’à la perfection. Ils écrivent donc pour apprendre à mieux écrire, et pour améliorer constamment leur maîtrise technique de leur art, dans un cycle sans fin.

Les Émotionnels

« Pourquoi est-ce que j’écris ? Parce que j’aime ça », a répondu Christine Angot, interrogée par la revue « Papiers. » Les auteurs Émotionnels peuvent différer sur bien des aspects, mais ils se rejoignent sur un plan : ils écrivent par goût, par passion, parce que cela leur procure des sensations agréables, qu’il s’agit de leur passe-temps préféré.

Pour un Émotionnel, la conséquence de l’acte d’écrire, c’est le plaisir, c’est cela qu’ils recherchent et qui les pousse en avant. Écrire les rend joyeux, leur change les idées, leur permet d’échapper à leur quotidien, les divertit, les amuse. La récompense est immédiate et instantanément satisfaisante. Ils écrivent pour la même raison que certains jouent au tennis, se bronzent sur les plages ou jouent de la clarinette : parce que ça leur plaît.

La médaille a son revers, cela dit. En quête de leur dose de plaisir, certains d’entre eux fuient autant que possible tous les aspects plus rébarbatifs de l’existence de femme ou d’homme de lettres, ce qui fait qu’il peut leur arriver de manquer de motivation, parce que lors des moments difficiles de la rédaction d’un roman, le plaisir n’est pas toujours au rendez-vous.

Tous les Émotionnels ne trouvent pas le plaisir dans les mêmes aspects de l’écriture. Ils peuvent même être très spécialisés. Certains membres de cette espèce apprécient de jouer avec les mots, leur rythme et leur sonorité, et d’explorer la poétique du langage. D’autres sont passionnés par leurs personnages, aiment entrer dans leur tête, comprendre comment ils fonctionnent, les confronter les uns aux autres, jusqu’à, parfois, les considérer – presque – comme des proches. Il y a également des romanciers qui appartiennent à cette famille parce qu’ils ont tant aimé une œuvre littéraire qu’ils cherchent à reproduire à travers l’écriture leur plaisir de lecteurs. Ceux-là sont souvent auteurs de fan fiction ou de pastiches, proches de l’original ou savamment revisités.

Les Viscéraux

« J’écris parce que j’ai dès mon enfance éprouvé le besoin de m’exprimer et que je ressens un malaise quand je ne le fais pas. » À l’image de Georges Simenon, les auteurs Viscéraux expriment parce qu’ils en ressentent le besoin.

On le comprend bien, un romancier qui appartient à cette espèce obtient du soulagement en échange de ses efforts. Elle ou il a l’écriture qui la démange : c’est une compulsion, une obligation, comme le fait de respirer ou de s’alimenter. On ne peut pas dire que les auteurs Viscéraux aiment réellement écrire : plutôt, ils souffrent de ne pas le faire. Si les circonstances les privent de la possibilité de créer par ce biais, ils asphyxient, puis s’étiolent. En tout cas ils font la grimace.

Bien sûr, il s’agit d’une motivation en creux : un Viscéral, c’est quelqu’un qui ne supporte pas de ne pas écrire, mais qui peut parfois manquer d’un réel intérêt pour le faire. Au nom de la satisfaction de leur besoin, ils peuvent se contenter d’histoires imparfaites, voire bâclées, se sentant moins concernés par la qualité du résultat final que par le fait que le processus de création ait eu lieu.

Tous, bien entendu, ne ressentent pas ce besoin d’écrire pour les mêmes raisons. Certains produisent tant d’idées que celles-ci s’accumulent dans leur cerveau et finissent par sentir le moisi si elles ne trouvent pas une vie sur le papier. D’autres ressentent la nécessité de prendre la plume parce que cela leur permet de matérialiser des émotions qui sont enfouies en eux, et cela contribue donc à leur bonne santé mentale. Il y en a aussi qui voient dans le fait de donner vie à des personnages une manière de faire vivre les voix dans leur tête, les différents aspects de leur personnalité et de se réconcilier avec elles.

Les Spirituels

Charles Bukowski l’a très bien résumé : « Si je savais pourquoi j’écris, je n’en serais sûrement plus capable. » Pour un Spirituel, l’acte d’écriture est un mystère, et plus on cherche à le comprendre, plus on s’éloigne de la vérité. Dans leur cas, l’écriture est vécue soit comme une routine, soit comme une quête, en tous les cas comme un cycle sans fin, qui n’est pas destiné à connaître de dénouement. Le point d’interrogation, toujours situé à la fin de la question « Pourquoi est-ce que j’écris ? » constitue pour eux la plus essentielle des motivations.

Le point faible des Spirituels, c’est leur immobilisme. Ils peuvent produire des œuvres d’une grande beauté, mais leur démarche artistique est nécessairement statique, puisqu’ils refusent de s’interroger sur sa nature, et donc de se diriger vers tout changement ou progrès, quel qu’en soit la nature. Ils pratiquent une écriture en suspension, ni analytique, ni existentielle.

Au fond, on peut distinguer deux grandes sous-catégories d’auteurs Spirituels : les premiers sont en communication avec l’indicible. Selon eux, il y a quelque chose d’inexprimable dans la démarche d’un artiste, et chercher à le comprendre est vain, et même contreproductif. De la même manière que seule la pratique du bouddhisme permet d’en comprendre les principes, ils considèrent qu’il n’y a qu’en écrivant que l’on comprend pourquoi l’on écrit, et ce discernement disparait le plus souvent au moment où l’on pose la plume.

Pour la seconde sous-catégorie, il y a quelque chose de magique dans l’écriture, et pour cette raison, ils refusent de jeter sur elle un regard analytique. Au fond, ils ne savent pas pourquoi ils écrivent, et ils ne veulent pas le savoir. Certains peuvent même réagir avec colère lorsque l’on cherche à lever à leur place un coin du mystère. Il est tout à fait possible qu’ils appartiennent en réalité à une des trois autres catégories, mais prennent leurs distances avec toute forme de typologie, de peur de casser la machine.

9 réflexions sur “Les quatre espèces d’auteurs

    • Alors oui, c’est indéniable, j’adore établir des listes et des classements, et ce depuis ma plus tendre enfance. C’est même une tendance contre laquelle j’ai lutté (par exemple, en me rendant compte à quel point il est absurde de classer les films préférés, les livres, la musique).

      Mais il y a deux autres impératifs ici: d’abord, il s’agissait de démontrer qu’on peut établir une infinité de typologies d’auteurs. Je pourrais facilement pondre deux ou trois articles similaires à celui-ci, et établissant des classements selon d’autres critères. J’espère que s’en rendre compte peut contribuer à affranchir des catégories celles et ceux qui s’en réclament avec trop d’enthousiasme. Enfin, et c’est un peu contradictoire avec tout ce que je viens de dire: les articles rédigés en forme de liste ont toujours du succès.

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  1. Article super intéressant. Bien sûr, on se reconnaîtra dans plusieurs catégories parce que rien n’est jamais aussi tranché, mais c’est agréable de pouvoir mettre des mots sur des concepts jusque-là plutôt éthérés. Me voici donc architecte et cérébral naturaliste, si je me conforme à cette classification. J’ignore encore si cela me fait plaisir.

    Cela soulève également un autre point, que je me permets d’aborder en poursuivant votre analogie du jeu de rôles : le race-lock. Si on part du principe que ces catégories correspondent à nos races et sous-races d’auteurs, alors peut-on accéder aux classes précédemment citées avec n’importe laquelle ? J’ai beaucoup de mal à imaginer un émotionnel architecte par exemple.

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    • Je n’ai aucune idée pour laquelle je n’ai pas répondu à ce commentaire pourtant très intéressant. Toutes mes excuses pour ce silence.

      Oui, c’est bien vrai, exactement comme dans D&D, certains types se marient plus naturellement avec certaines espèces. Mais on parle ici en termes statistiques. Même s’il paraît logique qu’un individu cartésien soit classé parmi les Architectes et les Cérébraux, cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’Architectes Viscéraux ou d’Explorateurs Cérébraux. Ils sont juste plus rares. Comme le but de toute la démarche est de célébrer la singularité des artistes, je trouve réconfortant que l’on conserve une place pour les cas particuliers.

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  4. Et rebelote!
    Une fois encore, je ne rentre pas dans les cases.
    Jardinier bricoleur? Émotionnel multicarte à tendance viscérale? À moins que je ne sois ce fichu spirituel « qui prend ses distances avec toute forme de typologie pour ne pas casser la machine »?
    En tant qu’auteur, je vais me chercher encore longtemps.
    C’est sans doute pas plus mal, les bouquins pleins de certitudes, ça m’ennuie.

    Merci pour les pistes de réflexion Julien.

    Et merci pour Révolution dans le Monde Hurlant. J’ai lu ça avec plaisir. C’est riche sans être indigeste. Original sans verser dans le délire.
    Du bel ouvrage.

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