Invente des mots

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Le saviez-vous ? C’est Guillaume Apollinaire qui a introduit le mot « surréalisme » dans la langue française. Avant Boris Vian, on ne parlait pas de « tube » pour désigner les grands succès musicaux. François Rabelais a enrichi notre vocabulaire de mots comme « indigène », « célèbre », « frugal », « automate », « génie » ou « anicroche. » Et puis il y a toutes celles et ceux qui ont enrichi le français de termes moins connus, mais pas moins poétiques, comme le « aimeuse » de Colette, le verbe « dormioter » de Jean Giono ou la « malvie » de Tahar Ben Jelloun.

On le voit bien, sans les autrices et les auteurs, la langue française – toutes les langues en fait – serait plus pauvre et plus triste. Ils ont contribué et contribuent encore à en étendre les frontières et à en approfondir les ressources.

Et pourtant, en dépit de ce constat, il y a chez de nombreux jeunes auteurs contemporains une forme de timidité face à la langue. Ils la perçoivent comme une norme à laquelle on ne doit pas toucher, une Loi inaltérable, face à laquelle il convient de faire « juste » plutôt que « faux. » C’est vraisemblablement la leçon qu’ils ont conservé de l’école, dont on a déjà vu qu’elle enseigne une version du français qui n’est pas destinée aux écrivains. A les en croire, il y aurait certains mots qu’on ne devrait pas utiliser, parce que, selon eux, « ils n’existent pas. »

Tous les mots ne demandent qu’à exister

Les plus conservateurs d’entre eux s’émeuvent même de l’apparition de verbes au format pourtant naturel, comme « acter » ou « agender. » Comme l’écrivait Stephen Fry, « [ces mots] ne vous semblent laids que parce qu’ils sont nouveaux et que ça ne vous plaît pas. « Laids » de la même manière que Picasso, Stravinsky et George Eliot étaient autrefois considérés comme laids. » Mesdames, Messieurs, je l’affirme : on peut tout verber.

En réalité, plutôt que comme une norme, il vaut mieux se figurer la langue comme une rivière dont le cours se modifie constamment au gré des circonstances. Dans cette métaphore, les règles dont on cherche à l’encadrer ne sont pas les flots eux-mêmes, mais juste les digues fragiles qui tentent sans succès de les canaliser. Se souciant peu des interdictions, tous les mots ne demandent qu’à exister.

Bref : j’espère que je ne vous apprends rien, mais les mots ne naissent pas dans les dictionnaires. Les auteurs de ces répertoires de vocabulaires sont condamnés à toujours avoir une mesure de retard sur l’évolution réelle de la langue, à courir derrière l’apparition des nouveaux mots comme le lapin blanc d’Alice, toujours en décalage avec la langue telle qu’elle se parle et telle qu’elle s’écrit.

D’où viennent les mots, alors, s’ils ne sont pas inventés par Larousse et Robert ? Ils naissent du besoin : une nouvelle réalité nécessite de nouveaux termes pour la décrire. Et comme, en ce moment, la langue française est moins souple et moins plastique que d’autres et qu’elle est trop pusillanime pour oser inventer ces mots elle-même, il lui arrive de les emprunter à des langues étrangères qui se montrent plus dynamiques et plus imaginatives qu’elle.

On verbe des noms et on nommise des verbes

Les mots naissent également du hasard, de phénomènes de mode chaotiques qui amènent un néologisme dans les consciences sans trop que l’on sache pourquoi. On bouture, on additionne, on raccourcit, on verbe des noms et on nommise des verbes. Ce qui fait qu’au bout du compte, par exemple, on porte des « pin’s » ou que les Suisses romands ont un mot à disposition pour décrire les « traitillés » alors que ce n’est pas le cas du reste de la francophonie.

C’est parfois le hasard, voire même une erreur, qui est responsable de l’arrivée d’un terme dans le vocabulaire. Ainsi, on ne dirait pas « lingot » si nos ancêtres n’avaient pas soudé, sans faire attention, le « l  » du mot « ingot » en faisant sauter l’apostrophe.

Et donc, la langue s’enrichit également par la fantaisie de ses locuteurs, en particulier (mais pas seulement) les professionnels : les enseignants, les universitaires, les journalistes, les administrations, et oui, vous, les écrivains.

Et je sens venir l’objection : oui, « les écrivains », pas « les grands écrivains. » Il n’y a pas d’auteur avec un « A » majuscule, pas de privilège dû au prestige, pas de licence d’inventer qu’accorderait la trace dans la postérité. Tous les romanciers sont autorisés à enrichir le vocabulaire, comme le sont d’ailleurs toutes les personnes qui se servent d’une langue. C’est comme ça que ça marche.

Ainsi, dans les romans policiers de mon oncle Jacques Hirt, qui ne sont pas encore republiés à la Pléiade, on trouvera l’expression « sac dorsal », qu’il préférait à « sac à dos », partant du principe qu’il ne s’agit pas d’un sac destiné à transporter des dos. On lira aussi l’orthographe « ticheurte », à laquelle j’ajouterais bien volontiers « champouin », « beurgueure », « pulovère », « interviou », « poucheupe », « flailleur » et « cloune », parce que pourquoi pas. Dans mes textes, il m’est aussi arrivé d’emprunter le terme « figment » à l’anglais ou d’introduire le néologisme « chaubouillance. » Je suis sûr qu’il vous est arrivé de faire pareil, ou d’être tenté de le faire.

La langue est l’outil de travail des écrivains

Certains diront que c’est un peu risible, ou que ces choses-là ne se font pas. Je crois que j’ai démontré que si si, ça se fait, que ça n’est pas interdit, que c’est utile, ludique et normal. La langue est l’outil de travail des écrivains, et comme toujours dans l’outillage, si on ne trouve rien qui convient exactement, on adapte ceux qui existent ou on en invente de nouveaux.

Les mots que vous allez créer vont vous permettre de décrire la réalité de vos histoires au plus près de celle que vous imaginez, ils vont intriguer et charmer vos lecteurs, et ils vous permettront de rendre un peu de ce que vous a offert la langue en contribuant à l’enrichir. Cela ne doit pas se faire au détriment de la compréhension de l’histoire, bien entendu, mais si vous vous y prenez avec précaution et nuance, cela pourrait même la renforcer.

Inventez des mots, donc, je vous y encourage. C’est ne pas inventer de mots qui est anormal. Après tout, absolument tous les mots sont inventés.

La description

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Sur un blog consacré à l’écriture romanesque, certains sujets font figure de desserts, appétissants et délicieux, comme ceux que l’on consacre aux personnages ou aux idées. Et puis il y a les autres, qui s’apparentent davantage à la cuillère d’huile de foie de morue, qui est peut-être bonne pour la santé mais qui ne fait envie à personne.

Cette semaine, donc, parlons des descriptions.

Car en effet, il semble bien qu’il y ait en ce bas monde deux types de gens : ceux qui ne veulent pas lire de descriptions et ceux qui ne veulent pas en écrire. Le 20e siècle est passé par là, et nous nous sommes éloignés de l’écriture foisonnante et analytique du 19e pour nous focaliser davantage sur la vie intérieure des personnages que sur la couleur précise des tuiles de la soupente de la veuve Grubert.

Reste que les descriptions, c’est utile, c’est même nécessaire : à moins d’œuvrer dans un style singulier, tout roman comprendra des passages descriptifs.

Il existe en réalité deux types de descriptions bien distincts

Reprenons les bases, si vous le voulez bien : une description, c’est quoi ?

Il s’agit d’un passage d’un roman pendant lequel l’action s’interrompt pour céder la place au constat. L’intrigue est suspendue, et la plume de l’auteur se fait le témoin d’un lieu, d’un personnage, d’un phénomène, d’un sentiment, qu’elle ausculte et relaye jusqu’à nous en faisant appel à un ou plusieurs de nos sens. La description a donc pour but d’expliquer, puisqu’elle rend visible au lecteur des détails qui vont servir de contexte aux scènes qui suivent. Elle sert également à illustrer un aspect du décor, ou à fournir un point de vue subjectif sur une situation. Enfin, elle remplit une fonction esthétique puisqu’elle interrompt le récit pour offrir un interlude qui peut être plaisant à lire : dans Le Hussard sur le toit, Jean Giono ponctue son texte de descriptions de paysages qui ne servent aucune autre fonction que de ravir les amoureux des belles phrases.

Partant de là, on en vient à comprendre qu’il existe en réalité deux types de descriptions bien distincts. Pour commencer, les mini-descriptions. Ce sont des passage courts, entre une demi-phrase et, disons, deux phrases, qui contiennent des éléments de description mais qui ne constituent pas une unité entièrement descriptive pour autant.

« Vous ne faites pas un pas de plus. » Pour appuyer ses dires, il saisit dans les gravats un tuyau coudé qu’il brandit comme une matraque : celui-ci était rouillé mais assez lourd pour assommer un bison.

Ce passage en apparence innocent contient en réalité trois éléments de mini-description. D’abord les mots « Dans les gravats » qui fournissent un contexte de lieu à l’action ; ensuite « Qu’il brandit comme une matraque » qui décrit la posture du personnage ; enfin les mots « Coudé » et « Celui-ci était rouillé mais assez lourd pour assommer un bison » qui nous fait comprendre à quoi ressemble le tuyau dont s’empare le personnage.

On s’en rend bien compte : ces éléments-là sont partout dans un roman, tissés dans la trame-même des phrases, et même si on n’y songe pas nécessairement en ces termes, ce sont bien des descriptions. Cela dit, quand on entend le mot « description », en général, on pense à quelque chose d’un peu plus consistant : un paragraphe, voire plusieurs, consacrés entièrement à observer un phénomène.

Lorsque l’on parle de description, la première chose qui vient à l’esprit, c’est quelque chose comme ceci :

Au-delà de l’étroit golfe, à droite, le regard s’arrêtait d’abord sur cette presqu’île de Rosenheat, où s’élève une jolie villa italienne appartenant au duc d’Argyle. A gauche, la petite bourgade d’Helensburgh dessinait la ligne ondulée de ses maisons littorales, dominées par deux ou trois clochers, son pier élégant, allongé sur les eaux du lac pour le service des bateaux à vapeur, et l’arrière-plan de ses coteaux égayés de quelques habitations pittoresques.

Un extrait du Rayon vert de Jules Verne, un roman très préoccupé par les panoramas. En deux mots, on a affaire ici à une description de lieu. Paysage, ville, appartement, chambre : la description de lieu, c’est comme le décor au théâtre, cela pose un cadre et un contexte à l’action des personnages, et, même à notre époque qui boude le mode descriptif, on la retrouve fréquemment dans la plupart des romans, sous une forme ou sous une autre.

Cela dit, il existe bien d’autres choses que l’on peut décrire dans un texte littéraire : les personnages eux-mêmes, par exemple, dont on peut faire découvrir l’apparence aux lecteurs ; on peut décrire un objet, une voiture, un outil, un tableau ; une description peut être consacrée à un animal, en particulier à une créature fabuleuse, dans les textes qui ne sont pas d’essence réaliste ; et au-delà du monde strictement physique et palpable, on peut décrire une émotion, une ambiance, une époque, ou n’importe quoi d’autre qui peut s’observer et se traduire en mots.

La tolérance des lecteurs en matière de descriptions est extrêmement faible

Mais à quoi ça sert, tout ça ? En deux mots, la description est là pour offrir un contexte, des informations indispensables à la compréhension de l’intrigue : si deux personnes discutent dehors, sous une pluie battante, ça n’est pas la même chose que si elles étaient dans leur salon, et mentionner ce détail, ça permet de faire comprendre pourquoi, ensuite, l’un des deux interlocuteurs saute dans un taxi pour se mettre à l’abri. De même, consacrer une description à nous faire comprendre qu’un personnage a une difformité de la main va nous faire percevoir pourquoi il est embarrassé par les contacts physiques tout au long du roman. Et puis décrire un lieu, cela permet de donner un cadre à une séquence qui s’y situe : avant de vous lancer dans votre grande scène d’évasion, prenez le temps de faire comprendre au lecteur à quoi ressemble la prison, comment sont les portes, les fenêtres, les couloirs, où sont les issues, par où passent les gardes, etc… Sans cet indispensable mise en situation, les scènes qui suivent risquent d’être incompréhensibles.

Bref : la description permet d’installer des situations dramatiques qui sont ensuite résolues par l’intrigue. Il est impossible de s’en passer complètement, même si on déteste ça.

Car en matière de description, tout est affaire de dosage. Il faut en dire suffisamment pour délivrer les informations indispensables, mais pas trop, au risque de susciter l’ennui. Nous sommes au 21e siècle et la tolérance des lecteurs en matière de descriptions est extrêmement faible. Les romanciers seraient bien avisés de comprendre que l’œil de certains d’entre eux est entraîné à sauter automatiquement tous les textes descriptifs. En plus, même ceux qui les lisent en retiennent un peu ce qui leur chante : ça vous est sans doute déjà arrivé de visualiser un personnage comme blond et petit alors qu’on vous le décrit comme brun et grand, et rien au monde n’aurait pu vous faire changer d’avis, même si vous saviez pertinemment que ce n’était pas ce que l’auteur avait en tête.

En prendre conscience, c’est le premier pas qui permet de rédiger de bonnes descriptions. On en parle davantage la semaine prochaine.

⏩ La semaine prochaine: De bonnes descriptions

Critique: Le Hussard sur le toit

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1830. Angelo Pardi, officier et révolutionnaire piémontais, pénètre en Provence avec l’intention de retrouver un de ses frères d’arme. Il débarque en pleine épidémie de choléra. La mort est partout et dans son sillage, les gens perdent toute clémence et deviennent des prédateurs les uns pour les autres, alors qu’Angelo lutte pour conserver son humanité.

Titre : Le Hussard sur le toit

Auteur : Jean Giono

Editeur : Folio (eBook)

Quel est l’intérêt de critiquer un classique ? Que dire aujourd’hui au sujet du « Hussard sur le toit » qui n’a pas été rabâché des milliers de fois ? Et si on dénichait une étonnante résonance inattendue dans un roman que l’on croit connaître par cœur ? C’est mon ambition avec cette relecture.

Et relire Jean Giono est aujourd’hui plus nécessaire que jamais. Autrefois très prisé, l’auteur est un peu tombé dans l’oubli. On ne le lit plus, on n’en parle plus, les écoliers ne sont plus confrontés à ses textes. C’est bien dommage, car Giono a une des plus belles plumes de la littérature française, qu’il met au service d’une exploration mélancolique de la condition humaine qui n’a que peu d’équivalents chez d’autres écrivains.

Le premier plaisir, lorsque l’on lit « Le Hussard », c’est la symphonie de la langue. L’auteur sait mieux que quiconque s’émerveiller des petites choses, et en particulier des beautés infimes de la nature :

C’était l’heure où le vent se calme. Il y avait dehors cette lumière couleur d’abricot des derniers jours chaud de l’automne. Les montagnes avaient disparu dans le soleil ; à leur place étaient des flots de soie mauve étincelante et transparente, sans poids et presque sans forme, effacés jusqu’à l’onduleuse ligne de leurs crêtes à peine marquée dans le ciel.

Cette langue est si belle qu’il n’est pas étonnant que « Le Hussard » soit, depuis des années, mon livre de démarrage

En-dehors de ce plaisir, le roman est un récit d’aventure picaresque, où l’on suit Angelo de rencontre en rencontre, confronté aux diverses manières dont les habitants vivent avec le choléra. Certains se résignent à mourir ; certains y voient une punition divine ; d’autres cherchent des coupables et organisent des exécutions sommaires ; on en voit qui quittent les villages pour recréer des communautés indépendantes en pleine nature ; il y en a même qui organisent des milices et font régner l’ordre et la terreur au sein de la population.

Le précurseur de la littérature de zombies

Avec notre sensibilité moderne, dès lors, difficile de ne pas voir « Le Hussard sur le toit » pour ce qu’il est, c’est-à-dire le précurseur de la littérature de zombies.

Les similitudes sont nombreuses. Dans « Le Hussard » comme dans à peu près tous les récits traitant des morts-vivants, une contagion sème la mort et la destruction sur toute une région. Confrontés à leur propre mortalité, les gens perdent leurs repères et c’est tout le tissu social qui se déchire presque instantanément, alors que s’expriment les instincts les plus vils : pouvoir, domination, lâcheté, superstition, capitulation. Au milieu de tout ça, une poignée d’hommes et de femmes tentent, sans toujours y parvenir, de rester fidèles à leurs valeurs et de se comporter avec humanité.

On n’aurait guère qu’à changer une vingtaine de phrases dans le roman pour se retrouver face à une saison de « The Walking Dead. »

Faut-il s’en étonner ? Si le genre de l’invasion de zombies ne nait réellement qu’en 1968 avec le film « La Nuit des morts-vivants » de George Romero, il prend racine dans des récits plus anciens, en particulier le roman « Je suis une légende » de Richard Matheson, dans lequel le dernier homme sur terre tente de survivre au milieu d’une civilisation dévastée par des hordes de morts-vivants.

Ils avaient été témoin de la dégradation morale qui guette une population qui a peur de mourir

Le roman de Matheson est paru en 1954, celui de Giono en 1951. Tous les deux expriment à leur manière une préoccupation de leur époque : juste après la seconde guerre mondiale, ces deux auteurs avaient été confrontés à la mort de la manière la plus brutale et la plus pernicieuse ; ils avaient été témoin de la dégradation morale qui guette une population qui a peur de mourir, et des dégâts que peut produire cette terreur sur les liens qui unissent les êtres ; enfin, ils avaient pu constater que malgré tout, dans ces conditions épouvantables, certains parviennent à conserver leur humanité.

Richard Matheson a servi dans l’armée américaine et s’est battu sur le front européen. Jean Giono a écrit son roman comme une métaphore, lui qui, au sortir de la guerre, aura été accusé d’une trop grande sympathie pour le régime de Vichy alors qu’il aura en parallèle hébergé des juifs, des réfractaires, des communistes.

Avec de telles racines, personne ne s’étonnera qu’ensuite, c’est en pleine guerre du Vietnam que s’épanouira réellement le genre de l’invasion de zombies, et qu’aujourd’hui, dans une époque apocalyptique qui ne cesse de rêver à la chute de la civilisation, les morts-vivants soient partout dans l’imagerie populaire.

Dans « Le Hussard », la mort est une force palpable

Ils sont là, aussi, chez Giono. Dans « Le Hussard », la mort est une force palpable, que l’on devine poindre derrière les visages des malades. C’est aussi un enjeu moral, puisque le choléra imaginaire rêvé par l’auteur, comme les contagions dans les histoires de zombies, agit comme un révélateur moral, s’attaquant en priorité aux lâches et à celles et ceux qui ont baissé les bras.

Derrière cette fragilité des humains, on sent également poindre une fragilité de la civilisation, qui s’effondre comme un château d’allumettes dès que survient la catastrophe. C’est un des constats du livre : non seulement nos institutions ne nous protègent pas contre l’horreur, mais l’omniprésence de la mort ne fait que souligner à quel point le quotidien des vivants est vide de sens, obsédé par les habitudes, par les certitudes et par l’amour des objets – autant d’idées qui sont familières aux amateurs de littérature de morts-vivants.

Tout ce qui va faire résonner ce genre à nos consciences modernes est déjà exprimé chez Giono, avec une grande clarté :

La mélancolie fait d’une certaine société une assemblée de morts-vivants, un cimetière de surface si on peut dire ; elle enlève l’appétit, le goût, noue les aiguillettes, éteint les lampes et même le soleil et donne au surplus ce qu’on pourrait appeler un délire de l’inutilité qui s’accorde parfaitement d’ailleurs avec toutes les carences sus-indiquées et qui, s’il n’est pas directement contagieux, dans le sens que nous donnons inconsciemment à ce mot, pousse toutefois les mélancoliques à des démesures de néant qui peuvent fort bien empuantir, désœuvrer et, par conséquent, faire périr tout un pays.

Soyons honnêtes : « Le Hussard sur le toit » n’est pas un roman de zombies. Pour commencer, on n’y croise pas à proprement parler de morts-vivants. De plus, même si elle est douce-amère, la conclusion du livre est teintée d’espoir, et même si le protagoniste traverse des phases de découragement, il ne baisse jamais les bras : malgré la noirceur de ses thèmes, le livre ne partage pas la fascination pour le néant qui est symptomatique de la littérature de zombies.

Malgré tout, par la construction de son intrigue, le cheminement de ses personnages et les interrogations qu’il soulève, ce roman peut être considéré sans faux semblant comme un précurseur du genre, et tout amateur d’histoires de morts-vivants serait bien inspiré d’y jeter un œil.