
Maintenant que nous avons compris ce que c’est que le suspense, comment le construire, à quoi il sert et comment on peut l’utiliser, par exemple, dans le thriller, il est temps de se consacrer à quelques techniques qui peuvent donner du relief supplémentaire à ce dispositif narratif. Mettons qu’il s’agit de quelques épices à rajouter dans la recette pour lui donner encore plus de saveur.
Jouer avec la montre
Comme nous avons eu l’occasion d’en discuter, le succès du suspense est, en partie en tout cas, une question de temps. Expédié trop rapidement, il ne fonctionne pas, alors que, prolongé trop longuement, il finit par ennuyer le lecteur. Il s’agit donc, entre les deux, de trouver le bon réglage.
Cela dit, la maîtrise du temps peut également augmenter le suspense et l’intensité dramatique qui va avec. Un bon exemple, c’est celui du compte à rebours : une limite de temps, connue du lecteur, et qui peut être connue du protagoniste ou non, est établie. Une fois le décompte terminé, quelque chose de fâcheux se produit (le fameux scénario négatif dont nous avons parlé dans le dernier billet).
L’exemple le plus simple de ce dispositif, c’est la bombe à retardement, destinée à exploser lorsque le décompte arrive sur « zéro » et on peut l’utiliser de toutes sortes de manières différentes : en la plaçant dans un endroit connu du protagoniste ; connu du lecteur mais pas du protagoniste ; dans un endroit inconnu des deux, qui doit donc être découvert ; dans des endroits multiples ; sur le protagoniste lui-même ou sur l’un de ses proches, etc…
Mais la bombe n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de compte à rebours. Le cas, dans une romance, de l’être aimé qui va prendre son avion pour s’éloigner à tout jamais fonctionne selon le même principe, pour autant que le roman prenne la peine de mentionner l’heure de départ et les minutes qui s’égrènent avant le moment fatidique. Dans un roman où les personnages sont perdus en pleine nature, l’arrivée de la nuit peut fonctionner comme un compte à rebours, si, dans cette région, les bêtes sauvages chassent à la nuit tombée. La réserve d’oxygène dans une combinaison spatiale (ou dans une tenue de plongée) fonctionne elle aussi selon le même principe.
Et puisque l’on parle de temps, un autre principe à garder en tête pour établir un suspense efficace est celui de la compression de l’échelle de temps. L’histoire que vous avez prévu de raconter s’étend sur une semaine ? Pourquoi ne pas tenter de la ramener à trois jours ? Ou à 24 heures ? Réduire la durée de votre histoire, sans pour autant diminuer le nombre de péripéties, peut sembler être une manière artificielle d’augmenter la tension, mais c’est efficace : moins il y a de temps morts, moins vos personnages auront de temps pour se reposer ou rassembler leurs esprits, plus le suspense sera poignant.
La complication
Pour doper la tension dans une histoire, en-dehors des mécanismes de base du suspense que nous avons déjà examiné, il ne faut pas craindre d’ajouter des incidents. Chacun d’entre eux va compliquer la vie du protagoniste du roman, et de ce faire, va éloigner la possibilité que le scénario positif qui se situe à la base du suspense se réalise. Chaque incident ajoute ainsi un niveau d’anticipation supplémentaire, jusqu’à ce que le suspense soit intenable.
Suzanne n’a plus qu’une heure (compte à rebours) pour apporter au notaire les documents qui vont établir sa filiation et lui permettre d’hériter du château familial (scénario positif). Si elle ne le fait pas dans les temps, elle va tout perdre (scénario négatif) : le fichier en main, elle sort de chez elle, rentre dans sa voiture, pousse sur l’accélérateur… et se fait arrêter par un policier qui la sermonne longuement (complication). Elle a perdu beaucoup de temps, mais continue sa route, mais en voulant éviter un chat qui traverse la rue, elle emboutit un lampadaire, rendant sa voiture inutilisable (complication). Ne se décourageant pas, elle tente d’arrêter un taxi sur une grande artère, mais ceux-ci ne la remarquent même pas (complication), jusqu’à ce qu’un chauffeur la prenne en charge, mais celui-ci ne parle pas sa langue et a toutes les peines du monde à comprendre où elle veut aller (complication), etc…
On le voit bien, on peut rajouter des incidents comme cela à l’infini. Une telle accumulation de déboires est toutefois à réserver à des scénes-clé, particulièrement cruciales pour le déroulement de l’intrigue, plutôt qu’à des scènes ordinaires, sans quoi le lecteur aura l’impression que le sort s’acharne injustement sur le protagoniste. Trop d’incidents peut également lasser ou faire basculer la scène dans le ridicule, donc tâchez de trouver le juste milieu.
Conservez également en tête la Loi de Murphy : « Tout ce qui est susceptible d’aller mal, ira mal. » En mettant sur pied une scène chargée de suspense, et en cherchant à compliquer la vie de votre personnage, demandez-vous tout ce qui est susceptible d’échouer et allez-y à fond. Peut-être que vous ne retiendrez pas toutes les idées, au nom du bon dosage que je viens d’évoquer, mais prendre le temps d’y réfléchir vous apportera sans doute de précieuses idées pour épicer la scène.
Le dilemme
Un excellent générateur de suspense est le dilemme, c’est-à-dire un choix moral soumis au personnage principal de votre roman, dont il ne peut pas s’abstraire, et dont chaque option lui fait perdre quelque chose. L’exemple classique de cette technique est la situation – un peu artificielle – ou le méchant demande au héros lequel de ses proches il choisit de sacrifier, mais la même formule peut être appliquée à d’autres situations, où un personnage doit choisir entre perdre un ami ou perdre son boulot, sacrifier sa vie ou sacrifier ses principes moraux, renoncer à l’amour ou renoncer au succès.
Non seulement ce type de scène permet de tester la nature profonde du protagoniste et son envergure morale, mais elle crée une situation où deux scénarios négatifs s’offrent à lui, et où la voie vers une éventuelle issue positive n’est pas claire, ce qui peut amener un niveau de tension extraordinaire.
La manière habituelle de résoudre ce type de scène consiste à faire en sorte que votre personnage principal parvienne à trouver une troisième voie, une manière de refuser de choisir et de forger son propre scénario positif, ce qui permet d’achever la scène de suspense sur une note très héroïque, qui convient bien à certains types de romans. Mais il est tout aussi possible de décider que le protagoniste va effectivement devoir choisir une des deux options et vivre avec les conséquences de son choix, ou pire encore, rejeter les deux options et voir les deux scénarios négatifs se réaliser. Ce degré de noirceur ne convient pas à toutes les histoires, cela dit, et en choisissant cette voie vous courez le risque que les lecteurs, dégoûtés, ne souhaitent plus embarquer dans votre prochaine scène chargée de suspense, pensant que celle-ci aussi va se terminer de manière désastreuse, ruinant avec méchanceté tous leurs espoirs.
Le suspense suspendu
Ce que j’appelle ici « suspense suspendu », c’est l’expression très mignonne que j’ai inventé pour désigner ce que le reste de l’espèce humaine appelle un « cliffhanger. »
Cette expression anglaise, difficile à traduire si ce n’est par l’approximation « qui s’accroche à une falaise », est une référence directe aux anciens serials, feuilletons cinématographiques qui ont développé une bonne partie des ficelles contemporaines destinées à fidéliser le public, appelé à revenir de semaine en semaine. À cet effet, de nombreux épisodes se terminaient par une scène où le personnage principal était soumis à un péril mortel (par exemple, accroché du bout des doigts à une falaise vertigineuse, ce qui explique le nom), et il fallait attendre l’épisode suivant pour savoir comment il parvenait à y survivre.
Le suspense suspendu est une forme de suspense généré par la forme narrative ou le mode de publication. On crée une situation qui présente un tandem de scénarios positif/négatif, comme n’importe quelle scène de suspense, mais qui gagne en intensité grâce au fait que l’on laisse le lecteur au paroxysme de la tension, et qu’il n’a pas accès à la suite immédiatement. En théorie, il sera donc très tenté de lire la suite.
Un auteur peut se servir de la technique du suspense suspendu pour tout ce qui est feuilleton ou série, soit un roman publié en plusieurs tranches, soit un livre qui s’insère dans une saga plus vaste et dont les prochains volumes ne sont pas encore publiés.
Il est également possible d’offrir au lecteur une bonne approximation de cette technique en plaçant le cliffhanger à la fin d’un chapitre, à plus forte raison si le chapitre suivant, plutôt que commencer par la résolution de la scène périlleuse, s’intéresse à d’autres personnages ou à une intrigue différente. Même si la suite de la scène à suspense est disponible immédiatement en tournant quelques pages, un lecteur consciencieux, qui lit le roman dans l’ordre prévu, devra en passer par une phase d’incertitude, où il ne sait pas de quelle manière celle-ci est résolue.
Attention cependant, le suspense est une chose puissante. Si vous faites suivre un suspense suspendu par une scène complètement différente, il est possible que le lecteur, dévoré par l’envie de connaître le dénouement, ne parvienne pas à se concentrer sur ce qu’il lit et rate des éléments importants de votre histoire.
Le suspense emmêlé
Réservé aux auteurs qui jugent que l’estomac de leurs lecteurs est bien accroché, le suspense emmêlé est la technique suprême d’un thriller particulièrement vachard. En théorie, c’est tout simple : au beau milieu d’une scène à suspense particulièrement tendue, alors que son dénouement n’est pas encore connu, on introduit un nouvel élément générateur de suspense d’une autre nature.
Le chevalier Skölj demande la main de la Princesse Ikyria. Troublée, celle-ci refuse de répondre immédiatement et lui demande de patienter jusqu’à demain (départ de suspense 1), témoin de la scène, la guerrière barbare Kruuk, qui voit la Princesse pour la première fois, s’exclame « Mais enfin cette demoiselle n’est pas une Princesse de sang royal, je suis bien placée pour savoir que… », mais le jet d’un dard empoisonné la réduit au silence (départ de suspense 2). Les brigands qui viennent de l’assassiner ricanent en disant : « Tu ne connaitras jamais la vérité, quant à la princesse, nous venons de l’enlever ! Mwahaha ! » Skölj défait les malandrins et jure de retrouver la Princesse (départ de suspense 3). Il lui reste donc à la sauver, à apprendre la vérité sur ses mystérieuses origines et à savoir si elle accepte sa proposition de mariage pour refermer toutes les entames de suspense qui ont été ouvertes.
Comme la complication, la technique du suspense emmêlé est une question de dosage. Trop d’intrigues qui se croisent peut vite devenir risible, et c’est peut-être pire, cela devient vite incompréhensible. À moins de fournir un effort particulier pour se montrer aussi clair que possible au sujet des enjeux et de l’évolution des intrigues parallèles, le lecteur va vite perdre le fil et se désintéresser de son histoire. C’est pourquoi je vous suggère de ne pas emmêler plus de trois intrigues génératrices de suspense, et en tous les cas, de ne mélanger que des intrigues de nature différente (un danger de mort, une révélation, un compte à rebours, un aveu, etc…)
Le flashback
Parfois, le suspense n’obéit pas à une construction linéaire. Il existe différentes techniques narratives qui permettent de jeter un coup d’œil dans le passé (flashback) et dans l’avenir (flash forward) des protagonistes, afin de s’en servir pour ancrer des scènes génératrices de suspense.
Ainsi, le flashback peut informer le lecteur que la situation qui lui avait été décrite jusqu’ici ne correspond pas à ce qu’il en pensait, ce qui implique que le lecteur est au courant d’un scénario négatif dont le protagoniste n’a pas conscience.
Jasmine et Bruno projettent de créer une entreprise agronomique ensemble. Mais un flashback nous enseigne que Bruno travaille en fait pour un grand groupe international, et n’est intéressé à cet investissement que pour acquérir des terrains pour ses employeurs réels. Notre protagoniste Jasmine, qui pense que Bruno est un allié, se trompe, et le lecteur sait que le moment de la trahison va survenir tôt ou tard.
Le flash forward montre une situation qui ne s’est pas encore produite, et engendre du suspense en créant une incertitude au sujet de la manière dont l’intrigue va mener à ce point.
Von Bruhlart, l’ambassadeur cosmique de Ksi, est témoin d’une scène de son propre avenir lorsqu’il touche par mégarde la main du Protoplasme de Tétratech, qui existe indépendamment de la trame linéaire du temps. Son excellence se voit en train d’étrangler à mort l’Impératrice de Ksi, qu’il a pourtant juré de servir jusqu’à la mort. Quel enchaînement d’événements a bien pu le mener à commettre un acte aussi odieux ?
⏩ La semaine prochaine: Le pacte qualité