
Je ne parle pas comme vous, vous ne parlez pas comme moi, et pourtant, nous parvenons à communiquer. C’est une inépuisable source d’émerveillement que le langage soit quelque chose qui nous relie, qui nous permette de communiquer les uns avec les autres, et qu’en même temps, l’usage qu’on en fait nous caractérise en tant qu’individus. Ce miracle du quotidien, il serait dommage qu’il n’en reste aucune trace dans nos romans.
Car en effet, la manière dont on parle, la singularité de notre rapport à la langue, fait de nous qui nous sommes, tout autant que les empreintes digitales. C’est juste plus dur de l’imprimer sur un procès-verbal de gendarmerie.
Bien sûr, cela touche au registre vocal : chacun de nous a un timbre, un rythme, un niveau d’élocution et d’articulation, un accent hérité de notre trajectoire personnelle, éventuellement quelques défauts de prononciation. Tout cela n’est pas directement exploitable dans le registre romanesque – encore que rien n’est à négliger – mais d’autres éléments moins tangibles peuvent être exploités par un romancier, pour venir nourrir son œuvre.
Un personnage se définit par ses actes, et agir, parfois, c’est parler
Dans un billet précédent, je vous suggérais d’écouter comment les gens parlent. On peut, comme j’en faisais l’observation, en tirer des conclusions générales sur la construction d’un dialogue. Mais il est tout aussi possible d’en profiter pour constater que lorsque deux individus discutent, ils ne parlent pas tout à fait la même langue.
Même si on ne peut pas se contenter de décalquer la réalité du langage parlé dans une œuvre littéraire, il y a malgré tout des enseignements à en tirer. Nous avons déjà vu de quelle manière un auteur peut définir le tempérament de ses personnages : il peut en faire de même avec leur manière de s’exprimer. Cette voix propre au personnage va à la fois représenter un élément constitutif de sa personnalité, mais aussi être un des principaux moyens à travers lesquels le lecteur va apprendre à le connaître. Un personnage se définit par ses actes, et agir, parfois, c’est parler.
La voix peut être définie par toute une série de facteurs, sans doute trop nombreux pour qu’on puisse les énumérer ici, mais vous trouverez les principaux ci-dessous.
Tout d’abord, il y a des gens qui parlent, et il y a des gens qui ne parlent pas. Parmi toutes les réglettes, tous les indicateurs qui caractérisent la voix d’un personnage, c’est sans doute la plus basique. Au fond, c’est comme le débit d’une rivière : on évoque ici simplement la quantité de mots qui sort de la bouche d’un individu. C’est donc la première question à se poser lorsque l’on souhaite caractériser la voix d’un personnage : est-il bavard ou taciturne ?
Personne n’est bavard tout le temps, en toute situation
C’est simple, et en même temps c’est plus subtil qu’il n’y paraît. Ainsi, il est aisé pour un romancier de créer un personnage extrêmement bavard, qui va systématiquement s’exprimer très longuement, tant et si bien que cela va apparaître au lecteur comme sa caractéristique principale. Cela dit, ce n’est pas très réaliste : personne n’est bavard tout le temps, en toute situation. Qui plus est, cela peut rapidement venir à bout de la patience du lecteur. Il est donc plus intéressant de réfléchir à des conditions spécifiques qui rendent un personnage bavard : est-ce que c’est une manière de déjouer la peur ? Cherche-t-il à impressionner les gens ? Est-ce qu’il a les idées confuses et se perd dans ses explications ? Là, en se posant ce genre de questions, vous apportez quelque chose au personnage et au roman.
Il est tout à fait possible aussi de situer le réglage près du point milieu, et de décider qu’un personnage est « plutôt bavard » ou « plutôt taciturne. » Le lecteur ne va pas nécessairement le remarquer, mais cela va s’ajouter aux autres caractéristiques de son usage du langage pour composer sa voix.
Il y a également des personnages qui parlent peu, voire pas du tout, qui choisissent la plupart du temps de se taire. Le silence est un outil du langage parmi d’autres. Associé ou non à des éléments de langage non-verbal, il peut forger une personnalité remarquable pour un personnage de roman.
Et puis – c’est une extension de cette réflexion sur le flux de langage – il est intéressant de constater que, lorsque nous parlons, nous ne construisons pas tous nos phrases de la même manière. Certains vont droit au but, d’autres louvoient, hésitent, plantent le décor avant d’arriver au fait. Ainsi, il est tout à fait possible d’être bavard avant d’en arriver à évoquer l’essentiel, puis de devenir mutique, ou l’inverse.
Certains, lorsqu’ils parlent, ont accès à une plus grande gamme de mots que d’autres
Le niveau de langage est sans doute l’autre grande caractéristique qui forme la voix d’un personnage. Certains, lorsqu’ils parlent, ont accès à une plus grande gamme de mots que d’autres : leur dictionnaire est plus épais, leur vocabulaire plus riche, leurs propos plus nuancés. En tant qu’auteur, pour commencer, on peut opérer cette distinction de manière purement quantitative, en décrétant qu’un personnage qui possède un niveau de langage bas a simplement à sa disposition moins de mots que les autres, et qu’il dira « Livre » là où d’autres parleront de « Romans », « Ouvrages », « Brochures », « Bloc-notes » ou « Magazine. »
Cette distinction-là peut caractériser un personnage qui, pour une raison ou pour une autre, n’a pas beaucoup de goût pour les mots, a un faible niveau d’éducation, s’exprime dans une langue qui lui est étrangère ou manque de curiosité. Elle ne dit rien, cependant, de son extraction sociale.
On peut aussi comprendre la question du niveau de langage comme une opposition entre, d’un côté, une langue relevée, raffinée, académique, et de l’autre, une langue populaire, vulgaire, informelle. Là, c’est une distinction de classe et d’origine géographique que l’on va chercher à mettre en avant, en prenant pour acquis que notre trajectoire de vie va influencer notre choix de vocabulaire et que celles et ceux qui disent « Wesh wesh » ne sont pas les mêmes que ceux qui s’écrient « Palsambleu. »
Il peut être amusant, d’ailleurs, de mélanger ces deux définitions du niveau de langage pour créer des mélanges paradoxaux. Ainsi, un personnage pourra très bien s’exprimer dans une langue raffinée mais ne pas avoir beaucoup de mots à sa disposition ; à l’inverse, un individu pourra choisir de pratiquer une langue populaire, tout en ayant un vocabulaire riche et varié.
Très peu de gens parlent comme ils écrivent
Prenez garde, cela dit, de ne pas tomber dans la caricature. Très peu de gens parlent comme ils écrivent, et certaines tournures de phrases ou choix de mots très sophistiqués risquent de sembler factices lorsqu’on les utilise dans un dialogue. Bannissez l’imparfait du subjonctif et les mots les plus alambiqués : tout cela risque de donner envie au lecteur, peu convaincu, de reposer le bouquin. De même, si vous ne connaissez pas bien les différents langages populaires, prenez garde de ne pas en offrir une imitation caricaturale et peu convaincante : la langue urbaine évolue sans cesse et il est facile d’avoir un train de retard ou d’utiliser des tournures de phrase dont personne ne se sert réellement. Bref, quoi qu’il en soit, n’en faites pas trop, et pour éviter de sombrer dans le ridicule, relisez vos dialogues à haute voix.
Au-delà de la simple question du niveau de langage, il faudrait aussi évoquer le registre du langage utilisé par les personnages. Autrement dit : dans quel univers sémantique vont-ils puiser leurs mots. Un personnage d’ingénieur pourra ainsi pratiquer une langue très analytique, précise et factuelle, émaillée de termes techniques inaccessibles au commun des mortels, mais n’aura pas de mots à sa disposition pour décrire un coucher de soleil ; à l’inverse, un poète se montrera lyrique et fleuri, mais ne comprendra rien aux termes les plus basiques issus de la science ou des technologies.
Un autre aspect de cette dimension-là, c’est la quantité d’images utilisées par les personnages. Certains, dans la vie quotidienne, ont tendance à s’exprimer de manière très imagée, en multipliant les métaphores et les comparaisons, qu’elles soient issues d’expressions courantes ou inventées de toute pièce ; d’autres préfèrent un discours factuel, descriptif, qui ne s’aventure que très rarement sur le terrain de l’imaginaire. Là encore, nous nous situons tous quelque part entre un langage dépourvu d’images et un langage exclusivement métaphorique : à vous de trouver le bon dosage pour vos personnages.
On s’aventure là sur un terrain glissant
Trouver la voix d’un personnage de fiction, cela passe également par un outil moins naturaliste, que l’on pourra juger plus artificiel ou forcé : l’usage de phrases emblématiques, de mots récurrents et autres tics de langage. On s’aventure là sur un terrain glissant : si le recours à ce genre de choses peut être très efficace lorsqu’il s’agit de distinguer un personnage d’un autre et de les rendre mémorables, il est facile de verser dans l’excès. Ça peut même tourner au grotesque. Si le protagoniste de votre roman s’écrie « Saperlipopette ! » chaque fois qu’il exprime sa surprise, cela va devenir très vite très fatigant.
Pourtant, dans la vie réelle, les gens ont bel et bien des expressions fétiches, des mots dont ils font usage plus que les autres, des habitudes. C’est donc bien que, dans ce domaine comme dans les autres, tout est affaire de dosage. À moins que vous ne vous situiez dans un registre comique, où les excès du Capitaine Haddock sont les bienvenus, épargnez à vos lecteurs les phrases récurrentes.
Tordons également le cou à certains clichés qui méritent de disparaître : dans les romans de genre, finissons-en avec ces personnages qui ont l’habitude de jurer de manière caricaturale, du genre « Par les Trois Lunes Rougeoyantes de Gozgamar ! » Personne ne parle comme ça. Il y a aussi cette étrange habitude qu’ont certains écrivains de montrer de manière ostentatoire qu’un personnage est étranger en ponctuant ses dialogues d’expressions idiomatiques : « Mein Gott ! » ou « Bloody Hell ! » C’est une manière bien pauvre de caractériser un personnage étranger, qui montre surtout le manque de recherche de l’auteur.
Nous ne nous exprimons pas toujours de la même manière dans toutes les situations
Par contre, certains plis de langage peuvent caractériser un personnage sans que cela soit trop voyant. Nous avons tous nos habitudes, nos tournures de phrases préférées, certains mots désuets que nous aimons utiliser de temps en temps. Le tout, c’est de faire preuve de nuance et de ne pas en faire des tonnes. Dans un de mes romans, un personnage a par exemple tendance à formuler ses phrases comme des questions, ce que le lecteur ne détecte pas forcément, mais qui donne à ses dialogues un ton distinctif.
À propos des personnages étrangers, un conseil, c’est de résister à la tentation de retranscrire leur accent en modifiant la graphie de certains mots dans les dialogues. Si la pratique est courante dans certaines langues – Stephen King l’observe dans certains de ses romans en V.O. – elle paraît toujours déplacée en français, et risque de donner une impression laborieuse et artificielle aux dialogues. Ainsi, si un de vos personnages a un accent portugais, plutôt que de tenter d’en proposer une approximation en rajoutant des « -ch » à la fin des voyelles, rédigez les dialogues normalement et indiquez par une description que ce personnage a cette particularité, cela sera plus agréable pour tout le monde.
Jusqu’ici, j’ai indiqué comment chaque personnage, à travers certaines caractéristiques, pouvait finir par trouver sa voix singulière. C’est un constat qu’il convient toutefois de mettre en perspective : nous ne sommes pas des automates, et même si nous avons des habitudes, nous ne nous exprimons pas toujours de la même manière dans toutes les situations. Ainsi, lorsqu’un personnage parle, vous, en tant qu’auteur, ne pouvez pas faire abstraction du contexte.
Le lieu ou l’occasion dans lesquels le dialogue se déroule en influencent le contenu
L’usage que je fais du langage dépend de la personne avec qui je parle : est-ce un amant ? quelqu’un de proche ? Les mots seront alors plus intimes que s’il s’agit d’une connaissance, voire de quelqu’un dont je me méfie. Le lieu ou l’occasion dans lesquels le dialogue se déroule en influencent également le contenu. Je ne m’exprime pas de la même manière à la fin d’une soirée arrosée avec mes potes ou lors d’une réunion de travail avec le directeur de ma boîte. La voix, c’est une réalité, mais il ne s’agit pas d’une constante inaltérable et il faut savoir la moduler en fonction des événements qui se déroulent dans le roman.
Et puis, j’ai parlé de « voix » jusqu’ici, mais ce terme bien pratique ne couvre pas toutes les situations. La gestuelle, le langage corporel d’un personnage fait partie de sa voix tout autant que ses tournures de phrases. C’est une dimension dont il ne faut pas faire abstraction : certaines personnes parlent avec les mains, certains font des bruits de bouche quand ils sont nerveux, clignent des yeux quand ils se concentrent, hochent la tête plutôt que de dire « oui. » En intégrant cette dimension non-verbale dans votre réflexion, vous rajouterez beaucoup de naturel à la manière dont vos personnages s’expriment.
Cette question du « naturel », d’ailleurs, est cruciale sur un autre plan. J’ai eu l’occasion de le dire : les dialogues ne sont qu’une approximation du vrai langage parlé, une abstraction qui fait écho au réel sans le reproduire exactement. Cela laisse une grande marge de manœuvre à l’auteur, entre une tendance naturaliste qui se préoccupe principalement d’écrire des dialogues qui « sonnent vrai » et une tendance dramatiste qui préfère les dialogues qui « sonnent bien. »
Certains personnages n’auront pas l’esprit aussi affûté que le vôtre
De nombreux auteurs, charmés par les belles plumes du cinéma et de la télévision, ont tendance à vouloir écrire des dialogues qui fusent, plein de bons mots, de rythme, de rebondissements. S’il s’agit d’une option tout à fait viable, gardez tout de même à l’esprit qu’elle s’oppose frontalement au souci de trouver la voix de chaque personnage. À partir du moment où tout le monde est un rhéteur redoutable, spirituel, sarcastique et raffiné, cela va peut-être rendre vos dialogues plus percutants, mais l’individualité de vos personnages va en souffrir, et le risque, c’est d’aboutir à une uniformité ennuyeuse à lire.
En d’autres termes, pour trouver la voix de vos personnages, et donc pour qu’ils existent à travers leurs mots, il faut accepter que certains d’entre eux n’auront pas l’esprit aussi affûté que le vôtre, et que certaines de leurs répliques sembleront ternes. Si cela peut sembler être un sacrifice, le résultat d’ensemble sera plus distinctif et plus agréable à lire.
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