Critique : Mon nom est Personne

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Dans l’engrenage des lâchetés et des alliances, les Grecs en viennent à livrer contre Troie une guerre que personne ne souhaite, mais qui va broyer toutes celles et ceux qui s’en approchent, et faire d’Ulysse, le plus fûté des meneurs grecs, un héros… à moins qu’il ne soit qu’un menteur, que les horreurs du conflit finissent par confronter à ses contradictions.

Titre : Mon nom est Personne

Auteur : Lucien Vuille

Éditeur : Hélice Hélas

Disculpeur : Lucien est un ami

On a tant lu de romans, et, pour certains d’entre nous, tant écrit, qu’on en est venus à penser à tort qu’ils représentent à eux seuls toute la littérature. « Mon nom est Personne » n’est pas un roman. Au milieu des rayons d’une librairie du 21e siècle, il ne ressemble, comme son titre l’indique, à rien ni personne. C’est un récit en vers dodécasyllabiques, césure à l’hémistiche, qui égrène sa tragédie le long de 3’000 pieds, et en profite pour raconter à sa manière une histoire qu’on croit connaître, celle d’Ulysse, des Chants cypriens jusqu’à la Télégonie. Il ressuscite une forme qu’on croyait morte avec les dramaturges et les poètes d’antan et à laquelle, de nos jours, on n’est plus guère confronté qu’à l’école, et encore, pas toujours.

Et on pourrait en rester à ce constat, applaudir la performance technique, s’émerveiller du choix de l’auteur de s’inscrire délibérément dans une forme si rétro qu’elle avait déjà disparue quand le mot « rétro » est entré dans le dictionnaire, et considérer que « Mon nom est Personne » est une curiosité, une chimère, quelque chose d’un peu comique, dont on évoque l’existence à la manière d’une anecdote. « Tu as vu le bouquin écrit tout en vers ? Trop délire. »

Tout cela est vrai, du reste. Ce livre est une curiosité, rien ne lui ressemble, et il est impossible de ne pas être saisi d’admiration et de vertige devant l’audace conjuguée de l’auteur et de l’éditeur d’avoir osé commettre un oeuvre si brutalement en porte-à-faux avec son époque que sa simple existence peut être considérée comme un acte artistique à part entière. On pense, en le découvrant, au « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » de Borgès, cette nouvelle qui raconte la démarche d’un auteur qui réécrit le « Don Quichotte » de Cervantès mot à mot, mais parce qu’il n’est pas Cervantès et qu’il vit au 20e siècle, son oeuvre a beau être scrupuleusement identique à l’originale, elle est aussi radicalement différente.

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S’arrêter à cet aspect, cependant, serait un peu court. Déjà parce que « Mon nom est Personne » a beau être rédigé en alexandrins, ce n’est pas une copie conforme des tragédies classiques. L’auteur a beau s’être imposé un carcan formel, il s’autorise toutes les audaces de vocabulaire, et nous emmène le long des vers dans un voyage où les mots les plus sublimes côtoient « wesh » et « cunni », en fonction des besoins du récit. Juste après l’amusement que ces mélanges suscitent intervient un questionnement : pourquoi ce choix ? Pourquoi du langage de la rue enfermé dans la trame d’antiques alexandrins ? Pourquoi faire de cet Ulysse menteur le protagoniste ?

« Mon nom est Personne » est, en réalité, un bouleversant récit de guerre, un livre qui s’attelle à démontrer que celle-ci est une boucherie absurde qui envoie des jeunes gens à leur mort pour des prétextes futiles et broie de l’intérieur chacun des survivants, qui se rit des lois des corps comme des âmes, à la manière de ces mots-intrus marrants que choisit l’auteur et qui semblent se moquer des alexandrins dans lesquels on a voulu les enfermer. C’est un anti-roman, déterminé à démontrer que certaines histoires sont si abominables qu’elles ne peuvent pas être racontées et qu’on est obligé, à la place, d’en inventer d’autres, moins cruelles.

Rien de tout cela n’aurait été possible si Lucien Vuille avait choisi une narration plus ordinaire. Seuls ses 3’000 alexandrins, ce défi sublime et absurde qu’il s’est imposé, permettent à de construire à la fois un récit qui mène directement des cieux jusqu’à la fange, et qui se rit des entreprises humaines  grandioses. Grâce à cette forme qui paraît désuette, les illusions et l’apparât volent en éclats et les personnages se retrouvent nus avec leurs souffrances.

« Mon nom est Personne » est un chef-d’oeuvre qui vous emmène au coeur des ténèbres et vous envenime bien après la lecture. C’est un livre unique, du point de vue de la forme comme du fond, mais qui parvient à sa manière singulière à toucher à l’universel. Perdu au milieu d’un monde littéraire qui ne jure que par les « formats » et les « contenus », on tient ici un exemplaire si rare et si précieux de ce que chaque lectrice ou lecteur souhaite rencontrer, de temps en temps : un prodige.

3 réflexions sur “Critique : Mon nom est Personne

    • J’ai été terriblement occupé ces dernières semaines et je te demande pardon d’avoir négligé tes oeuvres. Je vais faire amende honorable.

      En ce qui concerne ce site, cela dit, le fait que je fasse davantage de clics quand je ne poste rien que quand je poste quelque chose n’engage pas à la productivité.

      Aimé par 1 personne

      • Oh, je sais bien qu’on peut être actif et heureux hors-ligne, mais ça me fait plaisir de te revoir par ici. J’ai presque cru que tu avais été avalé par un immeuble berlinois… Le livre dont tu parles a l’air très curieux, je vais essayer d’y jeter un oeil.
        J’ai assez peu écrit en ton absence (sans lien de cause à effet !), et mes petites histoires savent attendre paisiblement le bon lecteur. Tu es donc le bienvenu, sans bousculade 🦤

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