Écrire « Le Bastion des dégradés »

Comme j’ai eu l’occasion de le mentionner, la sortie romanesque à laquelle je suis attaché en cette fin d’année est le roman-événement « Le Bastion des dégradés« , sorti chez PVH Éditions.

Un roman, cinq autrices et auteurs. Comme on peut s’en apercevoir en jetant un coup d’oeil à la couverture, ce livre est signé de cinq plumes : Aquilegia Nox, Pascal Lovis, Sara Schneider, Stéphane Paccaud et moi. Comment tout cela s’est mis en place ? Pourquoi rédiger une histoire à plusieurs ? Quelles ont été les difficultés rencontrées ? Comment nous sommes-nous organisés ? Quels sont les écueils et les avantages d’une telle approche ? Tout cela mérite bien un petit article.

Si ce sont des conseils généraux sur l’écriture collective qui vous intéressent, j’ai déjà rédigé un article à ce sujet, qui reste d’actualité. Mais disons qu’ici, on examine un cas très concret et qu’il y a aussi des enseignements pratiques à en tirer.

Un peu à la manière des Spice Girls, l’équipe de rédaction de ce projet a été assemblée par un producteur visionnaire – ici un éditeur, Lionel Jeannerat – qui a choisi quatre, puis finalement, cinq plumes avec comme mandat de participer à un projet créatif collectif. Les cinq auteurs choisis ont comme points communs d’être actifs dans la scène littéraire de Suisse romande, dont on ne répétera jamais assez qu’elle est à la fantasy ce que la Scandinavie est au polar. Toutes et tous ont également d’autres romans qui figurent au catalogue de PVH.

Allumer un brasier

Le mandat était clair : écrire ensemble, dans un délai donné, un livre de fantasy en hommage au projet de Tour du fantastique, illustré par John Howe, et qui allait pouvoir servir de base à d’éventulles suites, inspirations, excroissances et autre protubérances. Notons que nulle part, dans la mission de départ, ne figurait l’impératif de signer un roman, mais parmi les premières décisions collectives prises par cette joyeuse bande d’autrices et d’auteurs, celle de rédiger un texte romanesque s’est imposé presque sans débat. À quoi bon rassembler ces talents et ces personnalités pour se contenter d’une collection de nouvelles ? Nous souhaitions créer l’événement, inspirer, allumer un brasier : nous n’aurions pas pu le faire avec un simple alignement d’histoires courtes.

C’est plus facile à dire qu’à faire : signer un roman, c’est déjà compliqué avec un seul cerveau, ça ne devient pas plus simple, au contraire, quand on en a cinq, avec autant de styles, d’imaginaires, de priorités, d’emplois du temps et de toutes ces autres choses qui sont à la fois stimulantes et embarrassantes. Les auteurs sont comme les chats : il est notoirement difficile de leur apprendre à marcher au pas.

Pour s’en sortir, la solution que nous avons choisi a consisté à écrire une histoire avec cinq points de vue, cinq focales, cinq personnages à travers les yeux desquels nous avons composé le récit, et de confier l’un d’eux à chacune des plumes de l’équipe. C’est probablement l’approche la plus évidente pour signer une histoire de ce type, mais ça n’a pas été la seule que nous avons considérée. Si les contraintes avaient été différentes, nous aurions pu adopter une organisation d’un autre type, comme celle qui aurait consisté à toutes et tous travailler le même corps de texte en parallèle. Mais comme je l’ai expliqué, le calendrier de parution était une donnée de base et il nous a semblé qu’assumer chacun le rôle de berger d’un personnage et du cinquième d’histoire qui l’accompagnait nous offrait la flexibilité dont nous avions besoin. L’histoire était commune, mais de cette manière, l’un-e d’entre nous pouvait prendre de l’avance – ou du retard – sans gêner les autres.

Mais je prends trop d’avance. S’organiser, c’est bien joli, mais c’est relativement simple. Écrire à cinq, en effet, c’est multiplier l’angoisse de la page blanche par le même facteur. Lorsque vous partez de zéro et que vous devez créer une histoire, un univers, une démarche, un thème, qui convienne à toutes et à tous, comment est-ce que vous pouvez procéder ? J’avoue que cette question a constitué ma première angoisse. En présence d’imaginaires fertiles et de caractères bien trempés, j’étais terrifié à l’idée que nous allions perdre un temps précieux à tourner en rond, sans parvenir à trouver l’impulsion de départ. Or, il était crucial que nous ne tergiversions pas trop, si nous voulions disposer de suffisamment de temps pour rédiger et corriger notre texte…

Très postmoderne

Confronté à cette situation, l’expression de mon anxiété a pris la forme d’un document où j’ai proposé quelques idées de directions que notre récit pouvait prendre. Elles étaient toutes assez médiocres, mais l’idée était que peut-être que, dans le tas, une idée, ou un fragment d’idée, allait générer l’impulsion de départ dont nous avions besoin. Si je retrouve ce texte, peut-être que je le partagerai ici : il a remarquablement peu à voir avec le résultat final.

En parallèle, notre organisation pratique a vite pris sa forme définitive, très postmoderne, avec trois outils pour nous relier : un nuage, où mettre en commun nos écrits et nos documents de travail, une messagerie pour les discussions au quotidien (et pas mal de déconne) et des vidéoconférences périodiques pour accorder nos violons sur les grandes orientations du récit. Je suppose qu’on peut procéder autrement, mais ce système à trois piliers me semble constituer une bonne base pour toute collaboration du même type.

Heureusement, pour lancer notre histoire, nous bénéficions tout de même d’un certain nombre de points d’ancrage. Premièrement, nous avions la figure de la Tour du fantastique, qui n’est pas seulement une institution, mais également une tour bien réelle, à la silhouette emblématique. Il nous semblait important d’intégrer un tel motif dans notre récit, sous une forme ou sous une autre. Deuxièmement, John Howe était pour nous davantage que l’illustrateur de la couverture, il était le coeur du projet. Dans ces circonstances, il s’est imposé rapidement d’inclure un personnage central d’artiste, avant de décider de faire de l’art à la fois notre sujet et notre thème. Enfin, l’idée de bâtir un monde imaginaire qui devait pouvoir servir de cadre à d’autres histoires nous a imposé des contraintes spécifiques : en particulier, l’interdiction de tout faire exploser à la fin, ou de terminer l’histoire par un moment de transformation sociétale ou de renouveau, des motifs pourtant communs dans la fantasy. Le roman, c’était impératif, devait décrire le monde tel qu’il allait continuer à exister après le récit.

C’est donc en nous axant sur ces points de repère, par la discussion, que nous avons échaufaudé les grandes lignes de notre récit. Nous avons finalement pu construire relativement rapidement une intrigue générale et définir les personnages dont nous allions suivre le point de vue. À ce stade, tous les points n’étaient pas définis avec certitude, nous nous sommes gardés une marge de manoeuvre suffisamment large pour pouvoir modifier la trame au cas où l’écriture révélerait des incohérences. Ce genre de précaution est souvent utile lorsqu’on écrit un roman en solo, il l’est encore plus à plusieurs et les mois qui ont suivis nous ont prouvé que c’était bien la bonne approche.

Le petit miracle

C’est à ce moment que nous avons choisi, chacun, de quel personnage nous allions nous occuper. On peut s’imaginer à ce stade un roman alternatif où nous aurions opéré des choix différents, mais je pense que dans l’ensemble, la répartition qui a eu lieu a été assez cohérente et a favorisé nos points forts et nos inclinations naturelles d’auteurs. Peu à peu, nous avons construit un plan et chacun a pu partir de son côté avec des chapitres à écrire.

Il faut, à ce stade, que je prenne le temps d’insister sur le petit miracle qui survient lorsqu’on écrit à plusieurs. Premièrement, les autres autrices et auteurs avec qui vous allez collaborer ont cultivé leur jardin de leur côté et ils savent faire des tas de choses que vous ignorez, ou en tout cas, certaines parties de la création qui vous paraissent ardues sont au contaire aisées à leurs yeux. C’est précieux, parce que si vous avez un peu de patience, il y a énormément à apprendre. En ce qui me concerne, après ce projet, les autres projets littéraires que j’ai empoigné m’ont paru plus faciles parce que les voix de mes camarades sont toujours dans ma tête et que je peux passer mes textes au crible de leur sensibilité ou de leurs préoccupations – ou en tout cas, la partie d’entre eux que j’ai su intégrer à mon processus. Il n’y a pas meilleure école.

Deuxièmement, chaque individu avec qui on collabore à un projet de ce genre à un ou plusieurs talents propres que vous seriez incapables de copier, même en essayant très très fort. Leur vécu, leur trajectoire, leur pâte humaine leur permet d’accomplir des choses qui leur paraissent naturelles mais qui, à vous, vous donner l’impression qu’il s’agit de super-pouvoirs. Ainsi, Pascal Lovis est capable de donner des impulsions dans n’importe quelle situation, de définir une problématique de base et de commencer à la résoudre alors même qu’il est encore en train de la formuler. Il est également précieux pour organiser le travail en créant des documents communs : pour vous, c’est rébarbatifs, pour lui, c’est juste la partie fun de sa névrose. Stéphane Paccaud, pour commencer, était le seul d’entre nous qui avait une expérience de l’écriture collective au sein du collectif Polyphème, mais c’est également un poète, un modèle, refusant la facilité et nous appelant constamment à faire preuve d’ambition au niveau du style. Aquilegia Nox fonctionne de la même manière, mais au niveau du thème : alors qu’on aurait tendance à s’endormir au volant, écrivant une banale aventure, elle nous ramène encore et encore à faire preuve d’ambition et à raconter une histoire qui a de la substance. Quant à Sara Schneider, elle écoute attentivement tout ce qui se dit, tous ces points de vue tonitruants qui paraissent incompatibles et elle parvient miraculeusement à en dégager la somme, la synthèse élégante et efficace qui en contient toute la multiplicité.

Un grand nombre de sacrifices

Au delà des talents spécifiques des unes et des autres, on notera que ce genre de projet ne fonctionne que si on est en présence d’auteurs bienveillants, capables d’écoute et de recul et prêts à faire un grand nombre de sacrifices au nom du projet. Régulièrement, toutes et tous, il nous a fallu renoncer à des principes, des méthodes, des règles, des idées, qui nous tenaient à coeur pour le bien du roman. Chacun d’entre nous, laissé à sa seule fantaisie, aurait emmené le texte dans des directions qui ont été déclinées par le collectif. Un auteur qui refuserait de se trouver dans ce genre de situation, pour qui céder une partie de sa créativité au nom d’un effort de groupe serait inenvisageable, ne pourrait rien se voir reprocher, mais il lui serait impossible de participer à un tel projet. Pas de place pour Jimi Hendrix dans les Beatles.

Dans mon cas, par exemple, le plus gros sacrifice est intervenu après le deuxième jet, lors de l’intervention éditoriale qui nous a poussés à réarticuler une partie de notre narratif. Plusieurs parties de mon texte n’entraient tout simplement plus dans le cadre de l’histoire telle que nous l’avions conçue. Si on s’imagine de travaux autoroutiers, certains de mes chapitres se trouvaient dans la position de la petite maison de campagne qui doit être démolie à coups de bulldozers pour laisser place à une trois-pistes. L’avantage, c’est que je dispose à présent de plusieurs chapitres inédits, qui semblent provenir d’une réalité parallèle au « Bastion des dégradés », puisqu’ils ont des personnages et des situations dramatiques en commun, mais qu’on serait désormais incapables de les réinsérer dans le texte. J’en posterai peut-être un ou deux à l’occasion.

Encore deux mots de la fin : alors que les délais de parution s’approchaient, nous n’étions pas tous aussi disponibles que nous l’aurions souhaité. Donc en gros, plus on s’approche de la fin du livre, moins le jumelage traditionnel des personnages et des auteurs est respecté. Certains chapitres ont été écrits à deux ou trois plumes et pas toujours celles qu’on imaginerait. Je me souviens avoir écrit un passage avec un roman d’un de mes camarades sous les yeux afin d’être plus ou moins raccord avec son style. Ca n’a rien d’étonnant, d’ailleurs : à la fin, toutes les trames des personnages se resserrent et il est intéressant de constater que c’est également ce qui s’est passé du côté des plumes.

Voilà quelques anecdotes issues de ces quelques mois d’écriture. Si quelqu’un a une question, j’y réponds avec plaisir.

Le hors-champ : résumé

blog le petit plus

Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai pris le temps de rédiger une série d’articles sur l’écriture, événement qui était autrefois bien plus fréquent sur ce blog. Je vous remercie chaleureusement de l’intérêt manifesté à ces billets, qui m’a agréablement surpris, en particulier dans la mesure où le sujet en question est ardu et n’a rien de très séduisant de prime abord. Cela me motive à écrire d’autres articles dans l’avenir. D’ailleurs, si vous avez des souhaits sur un thème que vous aimeriez que j’aborde, n’hésitez pas à vous manifester.

Première partie : Le hors-champ https://julienhirtauteur.com/2024/08/28/le-hors-champ/

Deuxième partie : Les formes de hors-champ https://julienhirtauteur.com/2024/09/04/les-formes-de-hors-champ/

Troisième partie : Hors-champ et narration https://julienhirtauteur.com/2024/09/11/hors-champ-et-narration/

Quatrième partie : Les effets du hors-champ https://julienhirtauteur.com/2024/09/19/les-effets-du-hors-champ/

Cinquième partie : Les n’avait https://julienhirtauteur.com/2024/09/25/les-navait/

Les n’avait

Pour conclure cette série sur le hors-champ, deux mots rapides de mise en garde sur ce que j’appelle les « n’avait ». Et oui, le fait que ce mot sonne comme le nom d’une plante potagère à la mauvaise réputation n’est pas un hasard. À l’instar du navet, le n’avait a un goût peu agréable et comme lui, il se cultive en champs.

Attention, il se peut qu’ici, je me montre un peu indélicat (et de mauvaise foi).

Un n’avait, c’est quoi ? Pour moi, ce mot décrit toutes les phrases ou un auteur, par le biais d’une narration omnisciente, insère de l’exposition (du hors-champ de contexte) alors qu’il aurait pu être plus élégant d’insérer les mêmes informations dans le champ narratif. Pourquoi est-ce que j’appelle ça des n’avait ? Parce que ça ressemble à ça :

En garant sa voiture, il réalisa que la première neige n’avait pas eu le temps de fondre. Cette fin d’hiver n’avait pas grand-chose à offrir, dans cette petite ville où le ciel était toujours gris. Chef-lieu régional, celle-ci n’avait pas beaucoup d’attrait pour les touristes, en particulier depuis la crise qui avait transformé ses vitrines en façades mortes. Avant d’entrer, il essuya ses pieds sur le paillasson qu’il avait acheté au magasin de bricolage : ses bottes avaient été mouillées par la neige.

OK, j’admets que c’est peut-être un peu caricatural, mais des bouquins entièrement écrits comme ça, j’en ai lu pas mal, et c’est horripilant. Dans chaque phrase, des verbes en « n’avait », en « était » en « faisaient » viennent s’attacher à l’action, comme une foule d’infobulles chargées d’expliquer au lecteur d’innombrables détails dont il n’a rien à faire. Le résultat est pesant, stérile et rasoir.

Les n’avait, surtout quand il y en a beaucoup, c’est un peu comme si le hors-champ était en lutte ouverte contre le champ, comme si une partie du texte voulait aller de l’avant et que le reste l’en empêchait. Alors que le lecteur souhaite juste qu’on lui raconte une histoire, chaque phrase ou presque est vérolée par de l’exposition, sans fin, des détails à n’en plus finir, qui neuf fois sur dix n’ont aucun impact sur l’intrigue. Je vous en supplie : n’écrivez pas comme ça. Un n’avait de temps en temps, pourquoi pas, mais des champs entiers, c’est indigeste.

J’ai déjà eu l’occasion de le dire : les lecteurs veulent qu’on leur raconte une histoire, ils ne souhaitent pas participer passivement à une visite guidée de votre univers de fiction. J’ai tendance à penser qu’un élément d’exposition hors-champ qui n’est pas indispensable à l’intrigue est superflu, et ne devrait pas survivre à une relecture critique du premier jet. Quant à celles et ceux qui plombent leurs textes de pages entières de n’avait, je ne peux que lever les mains au ciel et leur demander : pourquoi ?

Surtout qu’il ne s’agit pas d’une fatalité. Si, vraiment, vous tenez tant que ça à mentionner cette foule de détails barbants à vos lecteurs, il est tout à fait possible d’en intégrer un certain nombre de manière plus subtile dans l’action, par exemple sous la forme de hors-champ suggéré. Le ton de votre histoire sera plus actif et moins rébarbatif, cela prendra moins de place de dire la même chose et vos lectrices et lecteurs n’auront pas l’impression de participer à une balade touristique. Si on devait réécrire l’extrait ci-dessus avec ces enseignements en tête, ça ressemblerait à ça :

Lorsqu’il gara sa voiture, ses pneus tracèrent des sillons dans la neige mouillée. Une raison de déprimer supplémentaire, après toutes les vitrines condamnées croisées en route, sous cet éternel ciel gris : même la météo était en crise. En entrant, il laissa ses bottes à côté du paillasson, afin de laisser la neige fondre.

Les lecteurs ne sont pas stupides : un seul élément de description suffit à leur faire comprendre qu’une ville est en crise, ou que la neige, ça mouille. Il n’y a pas besoin d’en faire état explicitement. Quant à la provenance des bottes, c’est un détail aussitôt oublié, qui n’a aucune raison d’être à part de faire enfler le texte.

De manière générale, la narration omnisciente est un peu démodée, et si c’est le cas, c’est parce qu’elle sert trop souvent de prétexte à ces romans truffés de n’avait, qui ressemblent davantage à un tuto de jeu vidéo qu’à une histoire susceptible d’intéresser les lecteurs.

Les effets du hors-champ

Être conscient de l’existence du hors-champ en littérature permet à un auteur de produire des effets intéressants. Certains argumenteront que c’est enfin l’article qu’on souhaitait lire depuis le début de la série, mais il était nécessaire d’établir tout le reste avant d’en arriver à ce stade. Dans cet article, je détaille quelques unes de ces techniques, mais n’hésitez pas à en mentionner d’autres en commentaire, si vous en avez fait l’expérience ou que vous avez la conviction que ça peut fonctionner.

Le hors-champ et la phase de tri

Dans mon article intitulé « Écrire un roman accueillant », (que d’ailleurs je n’ai écrit que pour pouvoir y faire référence ici), j’ai mentionné ce que j’ai appelé « la phase de tri », cette période qui intervient lors des premières dizaines de pages d’un roman, où une lectrice ou un lecteur cherche à déterminer de quels personnages, éléments d’intrigue et de décor il va avoir besoin de se rappeler pour suivre l’histoire que vous lui racontez, et lesquels sont juste là pour mettre un peu de couleur, et peuvent plus ou moins être oubliés immédiatement. Doser correctement la limite entre les deux n’est pas facile.

Pour y parvenir, être conscient que cette phase de tri existe représente un bon début, et comprendre que le hors-champ peut y jouer un rôle est précieux. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’inconsciemment, le lecteur va le plus souvent ranger sur la pile « pas important » ce qui est hors champ, pour se concentrer sur le reste. Cela signifie que si vous souhaitez mettre toutes les chances de votre côté pour qu’il se souvienne d’un aspect de votre livre, il vaut mieux éviter de le présenter hors champ.

À ce sujet, j’ai une anecdote. Dans mon roman « Révolution dans le Monde Hurlant », dans un des premiers chapitres, j’introduis une femme énigmatique qui se fait appeler Briselâme, et qui devient ensuite un des personnages majeurs de l’histoire. Dans la première version de la scène dans laquelle elle fait son apparition, elle mentionnait en passant le fait qu’elle avait deux sœurs. Sachant que celles-ci allaient jouer un rôle crucial plus tard dans le roman, j’espérait que cette indication allait suffire pour que le lecteur s’en souvienne…

Mais ça ne fonctionnait pas du tout : le fait que cette information soit présentée hors-champ avait pour conséquence que les lecteurs-tests ne la retenaient pas. J’ai remanié la scène pour que les deux sœurs en question y soient physiquement présentes (dans le champ, donc). Même si elles n’y avaient qu’un rôle minime, les lecteurs retenaient qu’ils avaient affaire à trois sœurs, et ils les triaient sur la pile « à retenir ».

C’est loin d’être une science exacte, tout ça. Mais pensez à la plupart des romans et des films que vous connaissez et vous constaterez que les éléments qui comptent vraiment sont rarement présentés hors-champ. On peut très bien imaginer que le premier « Star Wars » s’ouvre avec les pérégrinations des deux droïdes sur la planète désertique : il ne manquerait pas vraiment d’information. Par contre, le fait d’avoir inclus Vador et Leia à l’écran dans les premières scènes a laissé une impression qui persiste pendant tout le reste du film. À garder en mémoire lorsque vous rédigez les premiers chapitres de votre prochain livre.

Agrandir l’univers

Quelle que soit la forme qu’il prend, le hors-champ existe en-dehors de l’espace sur lequel l’auteur inscrit l’essentiel de son action. Cela signifie qu’on peut s’en servir pour donner de l’envergure, de l’ampleur à une histoire, lui conférer des dimensions supplémentaires. Imaginez une scène où votre protagoniste se balade dans un souk magnifique, bruyant et envahi par une foule immense. Pour décrire cette balade, vous pouvez choisir de privilégier exclusivement ce qui est dans le champ, en alignant une série d’éléments descriptifs et de rencontres. Ça serait déjà pas mal. Mais pensez que vous pouvez agrémenter tout cela de hors-champ suggéré : des odeurs capiteuses, brièvement senties, qu’on ne parvient pas à identifier, les pleurs d’un enfant qu’on n’aperçoit pas, des percussionnistes qu’on entend avant de les voir, les vibrations dans le sol d’un gros camion de livraison.

La même approche fait merveille, par exemple, dans la description d’une bataille, ou le pauvre soldat est entouré d’explosions dont il ignore l’origine, qu’il entend des ordres braillés de derrière les collines, en les comprenant à moitié, qu’il sent des odeurs dont il ignore si elles sont liées à un gaz de combat… Et si le champ de bataille était l’ancien village natal du soldat, et que vous incluiez hors-champ des informations sur ce qu’étaient les bâtiments traversés avant d’être réduits à l’état de ruines ?

Utilisé avec imagination et parcimonie, le hors-champ peut conférer à vos scènes-clé l’équivalent d’une dimension supplémentaire.

Le suspense

C’est en quelque sorte une extension de la catégorie précédente : le hors-champ, cet assemblage d’informations mineures, ou qui ne sont pas entièrement perceptibles dans l’immédiat, peut faire merveille pour générer du suspense. Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire dans un article précédent, le suspense, c’est une technique grâce à laquelle l’auteur installe dans l’esprit du lecteur deux scénarios : un positif, souhaitable, heureux, attendu, et un scénario négatif, dangereux, craint, catastrophique. Si c’est bien fait, cela suscite une forte envie de rapidement découvrir de quelle manière cette tension se dénoue.

Pour mettre en place cette technique, le hors-champ est un allié précieux. Tout ce qui est du registre du hors-champ suggéré fournit au lecteur des informations partielles qui suscitent une incertitude, génératrice de suspense. Ce hurlement venu du bout du couloir, était-ce un cri de douleur, le râle d’une bête blessée ou quelque chose de bien plus sinistre encore ? Quelle est cette odeur fétide qui vient de la salle de bain ? Pourquoi entend-on des pas au grenier, alors qu’il devrait être vide ? Cette méthode fonctionne très bien dans le domaine de l’horreur.

Le hors-champ raconté ou rapporté peut également être utilisé pour générer du suspense, par exemple en fournissant des informations qui semblent être en porte-à-faux avec la réalité telle qu’on la perçoit dans le champ narratif. Comment s’expliquer ces différences ? Qui a raison ? N’hésitez pas, par ailleurs, à vous servir du fait que le lecteur a généralement tendance à accorder moins de poids au hors-champ qu’au champ. Les informations que vous avez communiquées à travers du hors-champ de contexte, sont-elles dignes de foi ? Avez-vous essayé de les cacher, de faire croire qu’elles ne sont pas importantes alors que c’est tout le contraire ? Oui, on peut rendre un lecteur parano avec cette approche.

Casser le rythme

Un usage possible du hors-champ est stylistique : être capable de l’identifier et l’utiliser avec économie dans un texte peut permettre de casser le rythme de la lecture. On ne réagit pas de la même manière à des scènes d’action ou de tension dans le champ qu’à de l’exposition hors-champ. Vous pouvez utiliser des éléments hors champ insérés dans le texte à la manière des barres de bore dans le réacteur d’une centrale nucléaire : pour faire baisser la pression. Vous pouvez aussi utiliser un insert hors-champ après une révélation ou un autre moment significatif sur lequel vous souhaitez que le lecteur médite un petit peu. Pour le dire autrement : champ et hors-champ n’ont pas la même viscosité et passer de l’un à l’autre modifie le rythme de narration et la manière dont la lecture est perçue.

Rien n’est hors champ / tout est hors champ

Est-il possible de se passer complètement de hors-champ ? Cela peut, en tout cas, représenter un intéressant parti-pris esthétique, ainsi qu’une manière de réaliser à quel point le hors-champ va se loger un peu partout, dans un texte littéraire. On pourrait tenter cette approche, par exemple, dans un roman où le personnage principal (et focal) est quelqu’un de centré sur lui-même, et peu attentif à ce qui l’entoure. Son narcissisme se manifeste subtilement par le fait qu’absolument aucun élément n’est inclus s’il n’est pas dans le champ, ce qui pourrait créer un sentiment d’isolement, voire d’asphyxie, à la lecture.

Quant au pari inverse, celui qui consiste à ne constituer une histoire qu’avec du hors-champ, il paraît bien plus difficile à tenir. Ce type d’expérience pourrait être tenté dans le cadre d’une nouvelle, probablement pas d’un roman. Il pourrait s’agir d’un portrait un creux, un individu dont le narrateur ne s’approche jamais et dont on ne découvre pas les agissements est décrit par ce qui l’entoure, charge au lecteur d’assembler ces informations lui-même.

Hors-champ et narration

Depuis le début de cette série consacrée au hors-champ littéraire, j’ai mentionné avec insolence une notion que je n’ai fait qu’esquisser, alors qu’elle est pourtant centrale : le champ narratif. Si je suis resté aussi évasif, c’est que ce concept, qui est un peu l’équivalent, dans la littérature, du cadre dans le cinéma, dépend énormément des choix de narration de l’œuvre en question. Dans cet article, je vous propose de nous intéresser plus étroitement à la manière dont les choix de temps et de focalisation influent sur le hors-champ.

Si vous avez besoin d’une référence, j’ai écrit quelques articles sur la narration, mais ils ne sont pas très bons et j’ai la flemme de les réécrire, donc allez plutôt relire ceux de Stéphane Arnier. Cela dit, je reviens sur les fondamentaux ci-dessous, donc vous devriez retrouver une bonne partie des bases en lisant cet article.

La narration au passé

« Il était une fois » : comme cette entame classique l’indique, depuis que l’on s’est mis à s’asseoir au coin du feu pour raconter des histoires, on a généralement choisi de les raconter au passé. Ce n’est pas très étonnant : pour commencer, le passé est l’option la plus naturelle pour le récit, dans la mesure où, quand on raconte, on revient sur des faits qui se sont déroulés dans le passé et qui sont donc terminés de la perspective d’un narrateur qui vit dans le présent.

La seconde raison pour laquelle il s’agit d’une bonne option pour raconter des histoires, c’est que le français offre une plus vaste palette de temps de verbe, qui permet de situer les actions les unes par rapport aux autres dans le récit. Le passé simple n’est pas le passé composé, qui n’est pas le plus-que-parfait, et chacun a des nuances qui permettent une large palette de possibilités. Comme tous ces temps sont malgré tout des variantes du passé, ils sont perçus comme un tout homogène par le lecteur : d’une certaine manière, le passé est le présent de la narration, le temps vivant, celui qui correspond à l’expérience humaine.

Qu’est-ce que cela signifie du point de vue du hors-champ ? Pas grand-chose, à dire vrai. La narration au passé est une toile neutre qui est ouverte à toutes les variations, et elle ne limite pas les options en ce qui concerne ce qui est hors champ et ce qui ne l’est pas. Tous les types de hors-champs décrit dans l’article précédent y sont possibles, sans limites.

La narration au présent

Décider de raconter une histoire au présent, c’est faire le choix de renoncer à la large gamme de temps de verbes qu’offre le passé dans la langue française. La narration au présent consiste moins à raconter qu’à se situer dans la tête du narrateur (qu’il soit à la troisième ou à la première personne), et à suivre le fil de ses pensées en direct, au même rythme que l’action, comme dans un reportage télévisé.

Il est possible, au sein de ce mode, d’insérer des séquences de narration au passé, en particulier quand le narrateur se remémore des événements antérieurs à l’action. Seulement voilà : premièrement, c’est de la triche, et deuxièmement, même si cette astuce permet d’ajouter de la profondeur au côté « commentaire en live » de la narration au présent, elle ne représente aucune véritable rupture. On peut se représenter la narration au présent comme un fil ininterrompu de pensées, alignées les unes après les autres, la plupart détaillant ce qui se déroule dans le présent, d’autres se remémorant le passé. Vous pouvez vous imaginer ça comme le commentateur d’un match de football qui décrit ce qui se passe sous ses yeux, et ponctue parfois son monologue d’anecdote sur la carrière des joueurs.

Tout cela rend plus nettes certaines frontières entre le champ et le hors-champ. Par définition, tout ce qui est écrit au passé dans une narration au présent fait partie de la catégorie du hors-champ raconté, sauf s’il s’agit d’un rappel d’une scène qui a été écrite auparavant. Quant à ce qui est écrit au présent, toutes les options sont formellement possibles. Cela dit, comme le présent est, par excellence, le choix narratif qui consiste à décrire ce qui se trouve sous le nez du narrateur, de manière concrète et palpable, il ne se prête pas naturellement à inclure des éléments hors champ.

Le narrateur omniscient

Dans la narration omnisciente, le narrateur en sait plus que le lecteur ou que les personnages. En règle générale, il a accès, comme le mot « omniscient » l’indique, à toutes les informations, sans limites : il peut se balader sans bornes dans le temps et l’espace, et nous révéler à tout moment ce qui se passe dans la tête de tous les personnages. La narration omnisciente permet à un écrivain d’examiner les situations dramatiques sous tous les angles à la fois. Elle est également plus facile à écrire, puisque l’auteur choisit, pour l’essentiel, de ne se fixer aucune limite.

Cela dit, le choix du narrateur omniscient réduit considérablement les possibilités de ménager des surprises au lecteur et, plus encore, de construire du suspense. Pour y arriver, l’auteur, à travers son narrateur omniscient, doit sciemment cacher des informations au lecteur, c’est-à-dire qu’il doit choisir de ne pas jouer franc jeu. À moins d’avoir affaire à un écrivain très habile, il y a, au cœur de ce choix narratif, un artifice qui peut rendre la lecture désagréable : celui qui consiste à suivre un guide qui sait tout mais se contente de distiller ce qu’il sait au compte-gouttes.

On l’a compris, la narration omnisciente est un phare qui éclaire tout le narratif d’une lumière perçante. Rien ne lui échappe. Cela rend tout usage du hors-champ peu naturel pour le lecteur. En deux mots, pour un narrateur omniscient, le hors-champ n’existe pas, ou plutôt, il n’existe que parce qu’il en a arbitrairement décidé ainsi : les événements lointains ne sont lointains que parce que le narrateur ne nous a pas emmené les voir, les événements suggérés ou incomplets ne le sont que parce que le narrateur nous cache des informations, etc… Il n’y a guère que les hors-champs d’exposition qui peuvent s’insérer dans ce mode de narration avec naturel. Pour le reste, mieux vaut y renoncer, ou s’attirer les foudres de lecteurs qui risquent de se sentir manipulés par de déloyaux tours de passe-passe.

Le narrateur focalisé

On dit qu’un narrateur est « focalisé » quand il adopte le point de vue d’un protagoniste : il nous donne accès à ses pensées, et uniquement aux siennes, décrit toute situation de sa perspective et ne nous donne accès qu’aux informations accessibles au personnage en question. Ou pour le dire plus justement : le narrateur focalisé ne nous présente les choses que sous un seul angle à la fois. Une approche aujourd’hui très populaire de nos jours consiste à changer de personnage focal à chaque chapitre, ce qui permet de varier les points de vue, sans toutefois basculer dans l’approche un peu brouillonne qui caractérise le narrateur omniscient.

Reste qu’opter pour un narrateur focalisé, c’est choisir de mettre des œillères à son récit, et de renoncer à examiner une situation dramatique sous tous les angles. Si vous décrivez une bataille du point de vue d’un troufion ou de celui d’un général, l’un comme l’autre offrira des perspectives limitées et nécessairement incomplètes de la situation. L’auteur doit donc choisir avec soin de quelle manière il souhaite focaliser sa narration et vivre avec les conséquences de son choix, ce que permet celui-ci et ce qu’il ne permet pas. C’est plus élégant, mais plus délicat à mener à bien avec succès.

Avec un narrateur focalisé, la définition du hors-champ est limpide. Tout ce qui fait partie de l’expérience du personnage focal constitue le champ narratif, et tout ce qui n’en fait pas partie est hors champ. Pour revenir à notre expérience du soldat au combat, sa trajectoire sur le champ de bataille, les différents dangers auquel il s’expose, les ennemis qu’il croise, les décisions qu’il prend, tout cela est dans le champ narratif. Quand on lui rapporte les ordres d’un supérieur, quand il entend des détonations ou les voix des ennemis au loin, tout cela est hors-champ. La claire délimitation entre les deux offre une grande précision dans la construction narrative et permet de profiter au maximum de toutes les options qu’offre le hors-champ.

Le narrateur externe

Troisième type de narrateur, beaucoup moins courante que les deux autres : le narrateur externe en sait moins que ce que les personnages savent eux-mêmes. Il se contente de décrire ce qui se passe, sans permettre au lecteur d’accéder aux pensées ou aux émotions des personnages, et sans colorer les descriptions en fonction des valeurs et des représentations des protagonistes. C’est un narrateur qui non seulement n’a pas d’informations particulières à nous offrir, mais il n’a pas non plus de regard. Il est émotionnellement neutre, clinique, scientifique.

Cette option est rarement la meilleure, et pour le dire clairement elle n’est pas très populaire. Cela dit, la froideur de cette approche peut favoriser un certain type de narratif, ceux, par exemple, où il est nécessaire de montrer que le protagoniste est détaché de son environnement, ou manque d’empathie ou d’engagement émotionnel. Comme tous les choix narratifs, c’est un outil, reste à l’utiliser à bon escient, pour produire un effet délibéré.

Avec un narrateur externe, tout le narratif est tenu à bonne distance émotionnelle du lecteur. Cela a presque pour effet de catapulter tout le texte dans le hors-champ. Si dans les faits, toutes les variantes de hors-champ sont parfaitement praticables dans le cadre de ce choix narratif, cela ne fait au final pas une grande différence. Champ et hors-champ semblent tous deux être tenus à l’écart du lecteur, et il est difficile de produire des effets de contraste entre les deux.

La narration à la troisième personne

On termine avec l’ultime grande option narrative : est-ce qu’on choisit une narration en « elle/il » ou une narration en « je ». Entre troisième et première personne, je commence par l’option la plus classique et la plus populaire, celle qui consiste à découpler le narrateur du protagoniste, soit la narration à la troisième personne. Il s’agit d’abord d’un choix grammatical, puisqu’il dicte le type de pronom qui sera utilisé tout au long du texte pour évoquer les actes du/des protagonistes. C’est aussi une option qui se marie mieux avec certains types de narration qu’avec d’autres. S’il n’est pas complètement impossible d’imaginer un narrateur externe en « je », ce sera probablement moins facile à justifier que la troisième personne. La situation est la même pour le narrateur omniscient. Il en ressort donc que c’est dans la narration focalisée que l’usage du « je » semble le plus naturel.

Il n’y a presque rien qui distingue réellement la narration focalisée à la troisième et à la première personne. Si elle est bien faite, il doit presque toujours être possible de simplement troquer un pronom contre l’autre, sans rien avoir à changer d’autre. La manière dont les deux options sont perçues par le lecteur, cela dit, est très différente. Avec le choix de la troisième personne, le narrateur est désincarné, absent, mais il nous présente tout de même un point de vue distinct. On a donc affaire à un narrateur qu’on ne peut pas réellement identifier, mais qui est émotionnellement très présent : tout se met en place comme si c’était le lecteur qui était plongé dans l’action, sans intermédiaire pour faire obstacle entre lui et l’univers de fiction.

Ici, chaque chose est à sa place. On a un champ narratif qui est au cœur de l’action, et un hors-champ, en partie ou totalement invisible, qui l’influence à distance. Il s’agit d’un choix « neutre », qui ne chamboule par la hiérarchie entre champ et hors-champ et qui permet à chacun d’être utilisé sans restriction.

La narration à la première personne

On l’a dit : même si en termes de narration, tout est possible, y compris plusieurs options qui ne sont même pas mentionnées dans cet article, la narration en « je » est principalement une option à marier avec un narrateur focalisé. Pour le dire simplement : à la troisième personne, le narrateur n’est pas seulement focalisé, il est incarné. Le protagoniste, généralement unique, se confond entièrement avec le narrateur.

Faire ce choix, même si, on l’a vu, il n’est pas fondamentalement différent de la narration focalisée à la première personne, c’est placer un obstacle supplémentaire entre le lecteur et l’histoire : le narrateur est ici pleinement identifiable, et pour le lecteur, découvrir le texte va s’apparenter à se voir raconter une histoire par celle ou celui qui l’a vécue. Même si, dans les deux cas, la focalisation est la même, dans la narration en « je », une complicité implicite se noue entre le lecteur et le narrateur, ainsi qu’un sentiment d’authenticité, qui est celui des carnets de route et autres témoignages.

C’est peut-être ce choix qui met le plus de distance entre champ et hors-champ : quand le narrateur est incarné à ce point à travers le texte, tout ce qu’il rencontre sur son chemin représente une péripétie mémorable, alors que tous les autres éléments de l’intrigue, ceux qui sont mentionnés mais pas vécus directement par le protagoniste-narrateur, semblent particulièrement mineurs. Parce que le lecteur a de l’attachement pour cette figure centrale, il se focalise sur les péripéties qui le touchent directement, et se désintéresse du hors-champ, rangé au simple rang d’anecdote. L’auteur serait donc bien avisé d’en tenir compte quand il opte pour ce type de narration, et d’éviter de ranger des informations importantes hors-champ.