Les formes de hors-champ

Même en marge de l’intrigue, il y a de la vie dans un roman…

Dans le premier article de la série, j’ai postulé qu’il existait une notion que j’ai choisi d’appeler le « champ narratif », qui regroupe les événements et les actes qui constituent l’histoire et que la narration nous fait vivre directement et place au premier plan. En plus de ça, il y a également le hors-champ littéraire, c’est-à-dire tout ce qui se produit également dans l’histoire, mais qui n’est pas dans le champ narratif.

Ça n’est pas super clair quand on le formule comme ça, donc je vous le dis autrement : dans un bouquin, il y a tout ce qui est filmé par la « caméra » de la narration, et puis il y a tout le reste. Et ce reste, on peut le cataloguer en différentes catégories, que je vous propose de passer en revue. Ça va nous permettre de mieux comprendre l’étendue du phénomène, du plus éloigné jusqu’au plus proche du champ narratif.

Informations

« En ce qui concerne un petit cachalot, sa cervelle est considérée comme un plat fin. La boîte crânienne est ouverte à la hache et l’on en retire les deux lobes dodus et blanchâtres (ressemblant très exactement à deux gros puddings), on les mélange alors à de la farine, on les cuit et c’est un mets tout à fait délicieux, dont le goût rappelle celui de la tête de veau appréciée de certains gastronomes. »

Hermann Melville – « Moby Dick »

Cet extrait permet de bien saisir l’étendue du hors-champ. Dans un roman, il peut y avoir des informations qui sont intégrées dans le texte, mais qui n’ont aucun rapport avec l’intrigue et ne racontent aucune action. De fait, elles pourraient très bien se trouver dans n’importe quel autre livre, de fiction ou documentaire.

Il s’agit de données pures, sans aucune attache avec le contenu de l’histoire : il est impossible de se situer plus au large dans ce vaste océan qu’est le hors-champ. Ici, on n’a même pas affaire à des événements qui se produisent en-dehors du champ narratif : il n’y a même pas d’événements. On pourrait dire qu’il s’agit d’exposition, mais même pas : l’idée est plutôt de profiter de l’attention du lecteur pour lui délivrer des informations qui se situent plus ou moins dans le contexte de l’œuvre.

Contexte

« Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat de passionner à nouveau l’opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes qui n’avaient pas de cause déterminée furent mis sur le compte du monstre. Ce fantastique animal endossa la responsabilité de tous ces naufrages, dont le nombre est malheureusement considérable ; car sur trois mille navires dont la perte est annuellement relevée au Bureau-Veritas, le chiffre des navires à vapeur ou à voiles, supposés perdus corps et biens par suite d’absence de nouvelles, ne s’élève pas à moins de deux cents ! »

Jules Verne – « 20’000 lieues au-dessous des mers »

On progresse d’un cran en direction du champ narratif, pour trouver des informations tout aussi didactiques que les précédentes, qui ne contiennent pour ainsi dire ni personnage, ni élément d’intrigue, mais juste de la pure exposition.

La différence avec la catégorie différente, c’est qu’ici, les informations délivrées existent dans le cadre de l’univers fictif du roman, et permettent d’en étoffer le contexte. On ne se contente pas de citer quelques anecdotes random, on inclut des infos qui vont donner de l’épaisseur au récit. Cela dit, elles ne concernent pas directement les protagonistes ou le cœur de l’intrigue, dont elles sont le plus souvent totalement déconnectée. Ce type d’élément hors champ parait aujourd’hui un peu vieillot et on ne le rencontre plus guère dans la littérature contemporaine (comme d’ailleurs l’expression « plus guère »).

Une sous-catégorie de ce type de hors-champ, ce sont les inserts explicatifs qui fonctionnent comme des flashbacks rapides. Ainsi « L’horloge ne sonna pas, elle ne l’avait jamais fait », commence par du champ et se termine par du hors-champ, puisque le lecteur n’a pas assisté à ces nombreuses années où l’horloge est restée muette, il le sait uniquement parce qu’on le mentionne au passage, comme un rapide coup d’œil en arrière. À l’inverse, un flashback proprement dit, au cours duquel on suivrait une séquence complète avec de l’action, des enjeux et des personnages, serait considérée comme étant dans le champ.

Raconté

« Il avait plu la veille, le sol était détrempé, la charrette s’enfonçait dans la terre à chaque instant et comprimait de plus en plus la poitrine du vieux charretier. »

Victor Hugo – « Les Misérables »

Ici, on touche à une des principales catégories du hors-champ littéraire : des éléments qui frôlent l’action et son champ narratif, mais qui restent du domaine de l’exposition. Ici, un narrateur, généralement omniscient, nous raconte que certaines choses se sont produites, ou sont en train de se produire. Ces choses peuvent avoir un lien avec les événements qui constituent le roman, mais le lecteur n’aura pas le privilège de les vivre, il se contentera d’être notifié de leur existence.

Le bon vieux principe du « montrer plutôt que raconter » permet d’opérer la distinction. Dans l’exemple de Hugo, ci-dessus, « Il avait plu la veille » est du pur hors-champ raconté : quelque chose s’est produit, on en fait mention, mais on ne le fera pas partager aux lecteurs de manière vivante.

On aurait pu, à la place, choisir de le montrer, en décrivant les tracas d’un personnage forcé d’évoluer sous une vigoureuse averse, ou au moins on aurait pu amener l’information de manière subtile, en l’approchant un tout petit peu plus près du champ narratif, par exemple en mentionnant les souliers boueux de ceux qui passent la porte. Mais si le hors-champ raconté est un peu rigide et manque de relief, il permet de communiquer un grand nombre d’informations au lecteur sans trop se casser la tête.

Rapporté

« Il y a tout juste un an que le mari de Mrs Ferrars est mort et depuis, sans la moindre preuve, Caroline soutient que sa femme l’a empoisonné. J’ai beau lui répéter, inlassablement, que Mr Ferrars a succombé à une gastrite aiguë, aggravée par un penchant un peu trop prononcé pour la boisson, rien n’y fait. Elle ignore superbement mon opinion. »

Agatha Christie – « Le meurtre de Roger Ackroyd »

Ici, une variante amusante du précédent : les événements ne nous sont pas montrés, on ne les vit pas, et oui, on nous les raconte, mais plutôt que le narrateur s’en charge directement, c’est un des personnages qui s’en charge, à travers les dialogues. C’est l’astuce préférée des dramaturges œuvrant dans le théâtre classique français. Alors que Shakespeare nous amenait au cœur de la bataille, le respect de l’unité de lieu obligeait Corneille à en faire revenir un survivant, qui racontait, à un autre personnage ainsi qu’au public, tout ce qui s’y était passé.

Cette technique est plus proche du champ narratif que la précédente, puisque, même si les événements eux-mêmes ne sont pas directement vécus par le lecteur, leur récit, lui, l’est, et celle ou celui qui en dresse le récit est un des personnages de l’histoire. Ainsi, quand on examine cette catégorie, on réalise qu’on a affaire à une scène qui se situe dans le champ narratif, qui sert à en évoquer une autre qui n’y est pas, un peu comme si le hors-champ avait ouvert une ambassade dans le champ.

On peut utiliser cette technique pour créer une distance émotionnelle avec le lecteur, ce qui peut servir, par exemple, à jeter le doute sur ce qui est raconté, ou à bâtir du suspense, si le lecteur s’attend à recevoir à terme des témoignages complémentaires, ou encore, à l’inverse, à faire en sorte que l’importance de ces événements soit sous-estimée par le lecteur.

Suggéré

« Bilbo sauta à bas de son lit et, après avoir enfilé sa robe de chambre, il se rendit dans la salle à manger. Là, il ne vit personne, mais il y avait tous les signes d’un plantureux déjeuner pris à la hâte. Dans toute la pièce régnait un affreux désordre et, dans la cuisine, il constata la présence de quantité de pots sales. Il semblait que l’on eût usé de la presque totalité de ce qu’il possédait en fait de pots et de casseroles. »

JRR Tolkien – « Bilbo le Hobbit »

Ici, le hors-champ a déployé ses effets dans le passé, proche ou lointain, ou alors il est en train de le faire dans le présent, mais ceux-ci ont une influence indirecte sur le champ narratif qui permet de suggérer ce qui s’est passé. Le détective examine une scène de crime et tente de reconstituer le meurtre à partir des indices recueillis ; les croquettes éparpillées dans la cuisine font comprendre à Odette que ses chiens ont encore fait des siennes pendant son absence ; Gaspard reconnaît l’odeur du parfum de sa fiancée dans le repère de la secte qui l’a enlevée, ce qui confirme qu’elle y a bien mis les pieds… La voix d’un personnage qui en apostrophe un autre à travers l’appartement, sans être vu, qu’on a évoqué dans un article précédent, fait également partie de cette catégorie.

Ce qui permet de suggérer qu’un événement a eu lieu ou est en train d’avoir lieu peut se ranger en deux parties : les déductions et les informations sensorielles. Dans un cas comme dans l’autre, le lecteur, ou les protagonistes, ou les deux à la fois, ne bénéficient que de données partielles, et c’est en les reconstituant qu’il peut deviner ce qui se passe, ou s’est passé, hors-champ. La déduction consiste à assembler les indices les uns avec les autres, les informations sensorielles sont des traces ou des manifestations sonores, olfactives, voire gustatives, qui offrent une trace de ce qui s’est passé, parfois suffisante à franchir la barrière poreuse entre le hors-champ et le champ narratif.

Tout cela, c’est une manière compliquée de dire ce que la plupart des écrivains ont compris d’eux-mêmes : que souvent, la meilleure manière de dire qu’il pleut, ça n’est pas de le déclarer bêtement, ni de décrire l’impact de chaque goutte sur le pardessus de notre protagoniste, mais juste de mentionner deux bottes mouillées à côté de l’entrée ou le tambourinement d’une averse sur l’appentis.

Critique : Le Train bleu

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À la retraite, Hercule Poirot souhaite passer des vacances sur la Côte d’Azur. À cet effet, il emprunte le Train bleu, sur la ligne Calais-Nice. Pendant le voyage, une riche héritière est assassinée dans le convoi, et le célèbre détective offre ses services pour résoudre cette énigme.

Titre : Le Train bleu

Autrice : Agatha Christie (traduction Etienne Lethel)

Editeur : Editions du Masque (ebook)

Un meurtre dans un train. Hercule Poirot enquête. C’est le point de départ bien connu d’un des plus célèbres romans d’Agatha Christie, « Le Crime de l’Orient Express ». Mais il ne s’agit pas de l’unique affaire de ce genre dans l’oeuvre de l’écrivaine anglaise. Écrit six ans auparavant, « Le Train bleu » propose un point de départ identique, mais ne bénéficie pas de la renommée de l’oeuvre précitée. Du reste, de tous les romans mettant en scène Hercule Poirot, celui-ci semble avoir été celui qu’Agatha Christie appréciait le moins. Rédigé dans le sillage du naufrage public et humiliant de son mariage, il est possible qu’elle n’y ait pas mis tout son coeur, ou qu’elle ait inconsciemment lié les deux événements dans la même aversion.

J’avais mes propres raisons pour m’y intéresser. Un vieux projet de roman prenait la poussière depuis quelques années dans mon esprit, parce que je pensais qu’il ne rencontrerait pas d’intérêt auprès des lectrices et des lecteurs, mais surtout parce que je butais sur un gros écueil de construction dramatique : les personnages y passaient beaucoup de temps dans un train, et il ne s’y passait pas grand chose. J’ai réalisé récemment qu’en y ajoutant un meurtre, cela épicerait cette partie du récit, et cela pourrait se connecter à d’autres éléments de l’intrigue de manière intéressante. Comme l’association de concepts « train »+ »meurtre » fait de toute manière penser à Agatha Christie, je me suis dit qu’il serait intéressant de retourner à la source, et de voir comment la Maîtresse du Suspense construisait ses intrigues. J’avais déjà lu « Le Crime de l’Orient Express », et de toute manière, j’étais en quête d’une enquête plus conventionnelle, donc je me suis tourné vers le « Train bleu ».

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Ce roman, comme la plupart de ceux de l’autrice, est une merveille de minimalisme. Agatha Christie n’utilise pas un seul mot qui ne soit indispensable, et renonce à tous les autres. L’essentiel du texte est constitué de dialogues, vivants et savoureux, pour la plupart, et souvent très drôles. Pour le reste, les descriptions sont limitées au strictement indispensable, et on ne perd pas de temps à expliquer ce qui est évident : si Poirot explique qu’il doit rentrer chez lui, on le retrouve en train de discuter avec son majordome à la ligne suivante, sans s’attarder à souligner qu’il a dû s’y rendre ou par quel moyen. On ne change même pas de paragraphe ! Tout auteur serait bien avisé de se pencher sur la prose d’Agatha Christie et en tirer des leçons.

Comme je l’ai laissé entendre, ce roman est assez conventionnel, et on n’y trouvera pas le coup de théâtre renversant du « Crime de l’Orient Express ». Il s’agit d’une enquête policière assez académique, où l’on suit différents personnages assez longuement avant que le moindre crime soit commis, sans trop nous fournir de contexte. Puis il y a meurtre, et Hercule Poirot rentre presque dans l’intrigue par la porte dérobée. L’intrigue est sans génie mais construite de manière assez habile, afin que nos doutes se portent sur différents suspects au fil de la lecture, en modifiant plusieurs fois le contexte de l’affaire. Ce qu’on peut en retenir, c’est que ce type de roman repose sur plusieurs personnages attachants et bien dessinés, dont plusieurs peuvent faire des meurtriers potentiels, et que l’enquête les innocente les uns après les autres alors que l’on découvre que le contexte de l’affaire est différent de ce que l’on imaginait.

Le roman souffre de quelques longueurs, s’abîme dans certains clichés un peu paresseux, et dans l’ensemble, est un peu mollasson – il n’y a pas la tension que l’on peut ressentir dans les romans les plus célèbres d’Agatha Christie. La fin, par ailleurs, est un peu expédiée. C’est un livre que personne ne va considérer comme le pinnacle du genre, mais même dans cette oeuvre mineure, le génie de l’autrice est apparent.

Écrire le mystère

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Quelque chose se produit de soudain et inattendu. Quelqu’un cherche à comprendre ce qui s’est passé, qui en est responsable et quelles ont été ses motivations et les moyens dont il s’est servi. Voilà, en quelques mots, ce qui caractérise le mystère, ce point d’interrogation qui forme le moteur d’un nombre hallucinant de romans.

Quelque chose n’est pas su et quelqu’un déploie des efforts pour révéler la vérité : il suffit de rajouter quelques détails et on débouche sur des genres littéraires très populaires. Ainsi, cette proposition de base, on peut la formuler ainsi : quelqu’un meurt dans des circonstances violentes et mystérieuses ; un enquêteur cherche à découvrir qui l’a tué et pourquoi. Et voilà qu’on obtient le whodunit, ou roman à énigme, cette déclinaison populaire du roman policier à laquelle Agatha Christie a si richement contribué.

On le comprend bien, tous les romans policiers ne sont pas des mystères. Certains sont des romans à suspense, des thrillers, des études psychologiques sur des flics au bord de la crise de nerfs. Il y en a qui s’intéressent davantage à l’effet que la proximité du crime produit sur ceux qui le côtoient qu’à la manière dont ils résolvent des enquêtes.

L’événement mystérieux n’est pas nécessairement un crime

À l’inverse, tous les mystères ne sont pas des romans policiers. Pour commencer, ce ne sont pas tous des histoires d’assassinat, puisqu’on peut très bien se passer du motif du crime de sang : et si l’événement déclencheur n’était pas un meurtre mais un vol, un viol, un enlèvement, un coup d’État ? Il suffit qu’il y ait un instigateur qui ne souhaite pas que la vérité soit révélée et un enquêteur qui travaille activement à ce qu’elle le soit pour que les mécaniques de l’intrigue soient en place. D’ailleurs, l’enquête ne constitue pas forcément l’intrigue principale du roman : elle peut très bien n’être qu’un à-côté, alors que le cœur du narratif est d’une toute autre teneur.

L’événement mystérieux n’est même pas nécessairement un crime au sens où on l’entend généralement : dans sa « Trilogie new-yorkaise », Paul Auster propose trois variantes d’une enquête dans laquelle un individu cherche à comprendre pour quelle raison une personne a décidé de disparaître et de s’abstraire soudainement des règles de la société. Dans ses romans de fantasy « Mémoires du Grand Automne » Stéphane Arnier met en scène plusieurs personnages qui cherchent à comprendre comment et pour quelles raisons les mécanismes de la reproduction au sein d’une communauté vivant dans un arbre géant ont été altérés. Ici, on se situe loin d’Hercule Poirot, mais on est malgré tout dans un mystère qui fonctionne de manière très similaire à ceux des histoires d’enquêtes criminelles.

Pour constituer un roman à énigme, celui-ci doit comporter un certain nombre d’éléments qui constituent l’intrigue. Il faut un élément déclencheur, le fameux mystère, qu’il va falloir résoudre ; il faut un enquêteur, la personne qui est chargée ou qui prend sur elle d’établir la vérité ; un instigateur, soit celui qui se trouve à l’origine de toute l’affaire et qui a intérêt à ce que la vérité n’éclate pas. Tous les autres personnages sont là pour compliquer l’affaire, soit parce qu’ils viennent rappeler l’impératif du respect de la loi, soit parce qu’ils cherchent à faire échouer l’enquêteur, soit parce qu’ils lui fournissent des fausses pistes.

Fournir les mêmes indices à l’enquêteur et au lecteur

Traditionnellement, un récit centré sur une enquête commence par l’irruption du mystère dans le quotidien. Quelqu’un, par métier ou en raison des circonstances, se met en tête de l’élucider. Afin d’y parvenir, il collecte des indices et des témoignages qu’il tente d’assembler les uns aux autres en faisant preuve de déduction, jusqu’à parvenir à la vérité. Le contrat entre l’auteur et le lecteur dans ce genre de littérature consiste généralement à fournir les mêmes indices à l’enquêteur et au lecteur : le mystère obéit à la logique et il est possible de l’élucider en se servant uniquement des informations contenues dans le roman. Un bon whodunit, c’est un livre où le lecteur doit bien admettre que la conclusion était parfaitement logique une fois que celle-ci lui est révélée, mais où il n’arrive pas à la trouver lui-même.

Pour y parvenir, cela réclame une intrigue bien charpentée et une mise en scène des informations digne des meilleurs prestidigitateurs.

Davantage que dans la plupart des autres genres romanesques, le mystère doit être doté d’une structure narrative très solide. La meilleur manière de se la représenter, et celle qui va vous faciliter considérablement la vie si vous vous mettez en tête d’écrire ce genre d’histoire, c’est de comprendre que l’intrigue d’un roman à énigme constitue un double narratif : il y a l’histoire du crime et l’histoire de l’enquête. La raison d’être de la seconde (l’enquête) constitue à reconstituer la première (le crime). Le crime ne nous est raconté qu’indirectement, comme une histoire fantôme dont on ne fait que deviner les contours, qui nous sont révélés progressivement, pièce par pièce, afin de maximiser le suspense : le monde dans lequel s’est inscrit le meurtre, les lieux, les circonstances, les objets utilisés, les témoins, la victime, se transforment en indices qui permettent d’élucider le mystère.

Un double narratif dédoublé

On le comprend bien, ce double narratif est lui-même dédoublé : il y a l’enquête menée par l’enquêteur à l’intérieur du roman, et celle que mène le lecteur, le livre en main. La différence entre les deux, c’est que le romancier va tout faire pour que ce dernier, bien qu’il ait toutes les clés, soit incapable de percevoir lesquelles vont le mener à la vérité avant la conclusion du roman.

Des coups de théâtre viennent ruiner les hypothèses les plus vraisemblables ; la crédibilité d’un témoin ou d’un indice est remise en question ; l’état émotionnel de l’enquêteur ou ses biais cognitifs lui font négliger des aspects significatifs de l’enquête ; un détail qui semblait sans importance était, en réalité, crucial ; le mystère se révèle être inscrit dans un contexte plus large qui en modifie le sens (par exemple, ce que l’on pensait être un crime passionnel n’était en réalité qu’une mise en scène dans le cadre d’une affaire d’espionnage ; ou un meurtre domestique s’avère être un acte de l’œuvre d’un tueur en série) ; la nature même du crime initial peut même, à la fin, se révéler être différente de ce que l’on pensait depuis le début (le meurtre était un suicide, ou il n’a jamais eu lieu, ou il s’agit des conséquences accidentelles d’un autre crime).

Deux mots encore d’une variante populaire: inversion du schéma traditionnel du roman à énigme, ce que les amateurs du genre ont surnommé le howcatchem, par opposition au whodunit, est une histoire dans laquelle l’identité du coupable est connue du lecteur depuis le début, et où l’intérêt consiste à voir de quelle manière l’enquêteur parvient à la découvrir. Inventé par l’auteur anglais R. Austin Freeman, le howcatchem a été popularisé par la série télévisée « Columbo. »

⏩ La semaine prochaine: Éléments du mystère

Éléments de décor : les transports

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Se rendre d’un endroit à un autre, ça peut paraître tout bête, mais qu’est-ce que ça fait fonctionner l’imagination ! Lorsqu’un écrivain construit son décor, il n’est pas exclu qu’il consacre une partie de son intérêt à réfléchir à la place que vont y tenir les différents moyens de transport, ne serait-ce que parce que ceux-ci lui permettent de faire bouger ses personnages d’un endroit à un autre.

Alors qu’on pourrait concevoir les moyens de transport comme de simples outils qui aident les êtres humains à se déplacer plus vite qu’ils ne pourraient le faire à pied, la vérité, c’est que toute une mythologie s’est construite autour d’eux, tout un imaginaire que nous avons en commun et sur lequel des auteurs ont construit des œuvres entières.

Il suffit de penser au cheval pour réaliser que son rôle est loin de se cantonner à celui d’un véhicule sur pattes. Le cheval, c’est un moyen de transport, mais c’est surtout un compagnon, un personnage au sens propre du terme, mais aussi un symbole de liberté et d’évasion. D’une certaine manière, la voiture a hérité d’une part de sa mystique : autour d’elle se sont construits toutes sortes de mythes modernes à base d’individus au volant, qui font face à leur destin. Le road movie, c’est un genre cinématographique, oui, mais c’est aussi un genre littéraire.

Le taxi mérite une mention particulière, parce qu’il permet la confrontation instantanée de deux types de personnages : le chauffeur (qui connaît la ville comme sa poche) et le passager (qui, bien souvent, vient d’ailleurs). C’est un outil idéal pour faire se confronter deux points de vue, et peut-même être utilisé par un auteur comme support pour l’exposition, lorsqu’un personnage débarque dans une ville qui lui est inconnue.

Les trains méritent une mention spéciale : il y a des romans ferroviaires, qui d’ailleurs ne sont pas tous des romans de gare. Le premier qui vient à l’esprit, c’est « Le Crime de l’Orient-Express. » La particularité du train en fiction, par opposition à la voiture, c’est son aspect communautaire : c’est comme une ville qui se déplace dans le décor. C’est aussi un moyen simple de faire en sorte que des inconnus se retrouvent piégés ensemble.

Le bateau de croisière peut être substitué au train pour la plupart des usages romanesques. En revanche, les autres types de bateau sont plutôt associés à l’idée de l’être humain confronté aux rudes aspérités de Dame Nature, que ce soit dans « L’Odyssée » d’Homère ou dans « Le Vieil homme et la mer » d’Ernest Hemingway.

En ce qui concerne l’avion, l’imagerie populaire aura surtout retenu de lui un aspect : il tombe. Voyager en avion, c’est abandonner délibérément presque tout contrôle sur son destin à un pilote et à une machine, et nombre d’histoires peuvent être racontées autour de cette tension particulière.

Enfin, tram, bus, funiculaire, ascenseur, rickshaw ou bicyclette : chaque moyen de transport a sa propre ambiance, son propre rythme narratif, sa propre poésie, et peut donner lieu, pour peu qu’on sache en tirer le meilleur parti, à des romans très différents.

Les transports et le décor

Comme souvent, on peut se servir d’un élément de décor de manière littérale pour servir de toile de fond à une histoire. Ainsi, toute l’intrigue d’un roman peut avoir lieu intégralement lors d’un voyage en train. C’est le cas de « L’Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet », de Reif Larsen, dans lequel un jeune garçon traverse les États-Unis dans un wagon de marchandise. L’avantage du train, si vous souhaitez en faire le principal décor de votre histoire, c’est qu’il procure à vos personnages un environnement stable, avec toujours les mêmes contrôleurs, les mêmes compagnons de voyage, le même encadrement, mais tout cela, serti dans un paysage qui ne cesse de changer. C’est un îlot d’immobilité au cœur d’une terre mouvante.

La voiture offre un décor différent. Oui, il est possible d’y situer toute l’action d’un livre, mais considéré en tant que lieu à proprement parler, l’automobile est moins intéressante que le train. Ce sont donc les rencontres qui se produisent lors des arrêts, les détours impromptus, les imprévus, qui vont faire le sel d’un bouquin centré sur la voiture. On citera « Une odyssée américaine » de Jim Harrison pour se rappeler que le road movie est un genre enraciné dans l’histoire des États-Unis, mais après tout, « Le lièvre de Vatanen » d’Arto Paasalinna nous prouve qu’on peut raconter le même genre de périple en Europe.

On comprend bien à travers ces exemples qu’à vouloir placer toute l’intrigue d’un roman autour d’un moyen de transport, on change fondamentalement la nature même du roman. À chaque moyen de se déplacer, un résultat différent. Un auteur fou furieux qui déciderait d’écrire un roman qui a lieu intégralement dans un funiculaire enfanterait, à n’en pas douter, une histoire à la tonalité singulière.

Mais les moyens de transport peuvent également être utilisés en tant que décor de manière plus oblique. Pourquoi ne pas décider de situer toute l’action d’un roman dans une gare ou dans un aéroport ? Là, ce ne sont plus les protagonistes qui se déplacent, ce sont les personnages secondaires qui viennent à eux. « The Signal-Man », la nouvelle de Charles Dickens, choisit une option similaire en situant son action à un embranchement d’un réseau ferroviaire. Une approche du même genre consisterait à choisir comme toile de fonds une tour de contrôle où travaillent des aiguilleurs du ciel.

Une autre idée, c’est de s’intéresser non pas à un moyen de transport ou à un lieu, mais à une liaison en train de se faire : une voie ferrée ou une route en cours de construction, un canal en train d’être creusé constituent des décors intéressants qui peuvent servir de cadre à de nombreuses histoires différentes.

Les transports et le thème

Dans les romans, les voyages sont toujours initiatiques. Entre le moment où on embarque dans un train et le moment où on en descend, on n’est plus tout à fait la même personne. Métaphoriquement, un voyage représente presque toujours le cheminement intérieur que font les personnages qui l’entreprennent, et donc un roman qui laisse une large place aux transports va probablement choisir cela comme thème central.

À l’inverse, plutôt qu’une progression, on peut choisir de représenter le voyage comme l’inexorable passage du temps, qui nous mène, chacun de nous, vers notre mort. En se basant sur une métaphore proche, on aboutit donc à un traitement thématique opposé. En fait, la lecture des romans de voyage nous enseigne qu’on se déplace essentiellement pour deux raisons : pour se trouver ou pour se perdre. Certains voyages sont initiatiques, d’autres ne mènent qu’à l’anéantissement.

Mais parler des transports, c’est davantage que de parler de voyages. Ainsi, évoquer les transports en commun dans un cadre romanesque, ça peut aussi être l’occasion de parler de ponctualité, et de ceux qui, par exemple, sont obsédés par les horaires des trains. Enfin, les transports en commun sont des lieux de mixité sociale et culturelle : c’est quelque chose qui peut être thématisé en forçant, dans un roman, des personnages qui n’ont rien en commun à trouver des raisons de dialoguer, juste parce qu’ils voyagent à bord du même train, du même avion ou de la même caravane.

Les transports et l’intrigue

C’est assez élémentaire. Les différentes phases d’un voyage peuvent être détournées pour obtenir les différentes étapes de l’intrigue d’un roman. En commençant par les préparatifs, en poursuivant avec l’embarquement, puis avec les différentes haltes ou étapes, jusqu’à la fin du voyage, on a un parcours qui ressemble à celui d’un moyen de transport, et qui s’applique également très bien au découpage d’un roman.

Par essence, lorsque l’on décide de décalquer les rythmes du voyage à un projet de fiction, on obtient quelque chose qui va beaucoup ressembler à ce qu’on surnomme le « schéma crocodile », soit le style d’intrigue des romans picaresque, constitués d’épisodes enchâssés les uns dans les autres. Les étapes de départ et d’arrivées donnent une petite originalité à ce type de récit, en cela qu’ils permettent de poser les enjeux au départ, puis de proposer une conclusion, ne serait-ce que thématique, lorsque les personnages arrivent à destination.

Les transports et les personnages

Nous sommes ce que nous conduisons. On peut en apprendre beaucoup sur la personnalité d’un individu en fonction de la voiture qu’il conduit. Un détective qui conduit un vieux tacot et un chef de ventes au volant d’un coupé sport renforcent les clichés avec leur automobile.

Inversez les véhicules et vous aurez déjà apporté un peu d’ambiguïté supplémentaire dans le portrait : pourquoi ce chef des ventes s’attache-t-il à une voiture ancienne ? Est-il collectionneur ? Nostalgique ? Traverse-t-il des difficultés financières ? En croquant le portrait d’un personnage et de sa voiture, vous parviendrez à compléter le portrait avec davantage de profondeur qu’en vous contentant de vous intéresser au premier.

Ce qui ne veut pas dire qu’un piéton n’aura pas de personnalité, au contraire. Refuser la dictature de la bagnole et choisir la marche, le vélo ou le train, par exemple, cela caractérise un personnage plus sûrement qu’un signe du zodiaque.

Et il n’y a pas que le choix de véhicule qui permet de cerner une personnalité, mais aussi la manière dont on s’en sert. Est-il bon conducteur ou mauvais ? Respectueux du code de la route ou prêt à prendre toutes sortes de risques pour arriver à destination ? L’usager du train est-il ponctuel ou toujours en retard ? En vous posant ces questions toutes simples, vous allez brosser un portrait de votre personnage qui l’ancre résolument dans le concret.

Variantes autour des transports

Dans la littérature de genre, tout, absolument tout peut servir de moyens de transport. Dans mon roman «Merveilles du Monde Hurlant», des crabes géants font office de calèche, il y a un navire pirate dont les voiles sont tissées par des araignées géantes ainsi qu’un véhicule amphibie monté sur six pattes mécaniques, à la manière d’un insecte.

Que l’on parle de fantasy ou de science-fiction, les moyens de transport sont un des domaines où l’imagination est la plus débridée, sans doute parce que les littératures de genre sont une invitation au voyage et que les auteurs s’en donnent à cœur joie dans ce domaine. On ne s’étonnera pas, dès lors, de croiser autant de véhicules originaux dans la littérature d’essence fantastique, comme les trains de Harry Potter qui font halte au quai 9 ¾ de King’s Cross Station, les villes mouvantes de « Mécaniques fatales » de Peter Reeve, en passant par le Chat-bus de « Mon voisin Totoro » ou encore Armada, la cité propulsée par un kraken dans « Les Scarifiés » de China Mièville.

En science-fiction, ce sont les vaisseaux spatiaux qui concentrent une bonne partie de l’imagination des auteurs. Dans « Dune » de Frank Herbert, ceux-ci voyagent grâce aux efforts des Navigateurs, dont l’abus de drogue les a fait muter jusqu’à ce qu’ils soient capables de plier l’espace-temps ; dans « Le guide du routard galactique » de Douglas Adams, le Cœur en Or est propulsé par un Générateur d’improbabilité infinie qui l’amène simultanément dans tous les endroits du cosmos ; dans le film « Event Horizon » de Paul W.S. Anderson, le vaisseau-titre, pour se déplacer plus vite que la lumière, est passé par l’Enfer ; dans la série Farscape, le vaisseau Moya est un animal réduit en esclavage pour être utilisé comme un véhicule.

Les possibilités sont infinies. Si vous œuvrez dans les littératures de l’imaginaire, vous pouvez pratiquement combiner un moyen de transport traditionnel, un adjectif aléatoire pour le définir et un mot pour représenter son système de propulsion, et ça devrait donner des résultats intéressants. Après, ne venez pas vous plaindre si le véhicule de votre héros est une bicyclette végétale propulsée par l’énergie de la grammaire : j’ai dit « intéressants », pas « parfaits », il faut faire un peu le tri.

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