Les doigts jamais bien loin de son gobelet de café, Morgane se frotta plusieurs fois les yeux avant de s’adresser à l’équipe de tournage. Lorsqu’elle le fit, elle enfouit les bâillements au fond de sa gorge et parvint à retrouver assez d’autorité pour que tous se préparent pour le tournage.
À la place d’écrire cela, pour délivrer le même message, j’aurais pu opter pour une approche différente :
Morgane était fatiguée. Elle réalisait un film.
Dans le premier exemple, j’ai choisi de nous plonger au cœur de l’action, de décrire les états d’âme de Morgane à travers leurs manifestations visibles, bref, j’ai décidé de montrer. Dans le second exemple, je me suis contenté d’énoncer des constatations au sujet de Morgane : j’ai raconté.
Montrer plutôt que raconter, show don’t tell, c’est une règle cardinale qui sert à aiguiller le style d’un romancier. Pas toujours facile à appréhender, elle n’est pas non plus valable dans toutes les situations, comme nous allons le voir, mais elle peut donner de la vie à des scènes qui, sinon, seraient inertes, comme si l’on jetait sur elle une pincée de poudre féerique.
Mais vous n’êtes pas obligés de me croire sur parole. « Montrer plutôt que raconter », c’est, ironiquement, un principe qui se comprend mieux quand on le montre que quand on le raconte. Ainsi, tournons-nous vers ce talentueux styliste qu’est Jean-Philippe Jaworski. Dans Gagner la guerre, il écrit :
La trouille, pour moi, c’est une vieille maîtresse. Une longue sangsue visqueuse, nichée dans les replis de mon ventre et dans le canal de mes vertèbres, furtive comme un ver solitaire, mais toujours prompte à mordre quand la situation patine, quand les couteaux sont tirés, quand l’ennemi charge.
Alors qu’il aurait tout aussi bien pu préférer ceci :
J’étais habitué à avoir peur : cela me maintenait en vie.
Si la seconde phrase a le mérite de la brièveté, elle est loin d’avoir la force évocatrice de la première. C’est une chose de décréter qu’un personnage fait siennes ses craintes et les transforme en armes redoutables, c’en est une autre de nous faire sentir l’effet de l’effroi dans ses tripes et la manière dont il s’en empare pour triompher dans des situations de vie ou de mort. En nous le montrant, Jaworski nous fait partager cette sensation, il la fait naître en nous, il s’adresse à notre cœur et à nos entrailles plutôt que de se contenter de parler à notre tête. Bref, il nous touche, et peu de choses sont plus précieuses en littérature.
Comme l’a écrit Anton Tchekhov, « Ne me dites pas que la lune brille, montrez-moi le reflet de la lumière sur un éclat de verre. » La règle du « Show don’t tell » transforme un texte de fiction en un univers de sensations, où l’auteur fait circuler les émotions des personnages jusqu’au lecteur. Plutôt que de se contenter de prendre note d’une série d’événements, celui-ci est à même de les imaginer, de les sentir.
Un auteur zélé ira chercher l’universalité dans les détails et les cas particuliers
Afin de montrer davantage et de raconter moins, un écrivain doit être constamment en train d’interroger son histoire : que se passe-t-il ? Comment cela se manifeste-t-il ? Comment est-ce perçu par les personnages ? Comment ceux-ci expriment-ils ce qu’ils ressentent ?
En étant spécifique, en répondant à ces questions, en leur donnant du corps à travers des mots et des images bien trouvées, en faisant un usage inventif des métaphores, vous parviendrez à inviter le lecteur dans votre univers plutôt que de vous contenter de le laisser entrevoir à travers la porte entrebâillée d’un langage trop superficiel. À la place d’étaler des principes généraux et des abstractions, un auteur zélé ira chercher l’universalité dans les détails et les cas particuliers. Cela peut faire la différence entre un roman médiocre et quelque chose qui remue les tripes.
Cela dit, je sens poindre au bord de vos lèvres tremblantes une question qui trahit l’angoisse qui vous anime : mais Julien, tentez-vous de me dire, raconter, n’est-ce pas l’essence même de la fiction ? Nous aurait-on menti pendant toutes ces années ? Est-ce que le noble apostolat du conteur que nous embrassâmes avec la naïveté de nos cœurs d’enfants n’était en fait qu’un sinistre miroir aux alouettes ?
Non, mon bon ami, n’aie crainte. Cela dit, il faut prendre conscience que « Montrer plutôt que raconter » n’est pas une règle absolue, à appliquer en toutes situations, mais plutôt une invitation constante aux écrivains du monde entier de mettre les mains dans le cambouis et de déployer tous les efforts imaginables pour nous inviter dans leurs univers, plutôt que de nous présenter une succession d’événements sans relief. La fiction est l’art du drame, et il faut donc insuffler du souffle dramatique dans l’écriture, pas se contenter d’énoncer des faits.
Cela ne signifie pas qu’il faut renoncer à raconter
Mais cela ne signifie pas qu’il faut renoncer à raconter. Oui, vous êtes tout à fait en droit de dire qu’un personnage est fâché sans avoir à décrire dans le détail la manière dont ses sourcils se froncent et ses mâchoires se crispent. Oui, parfois un chien est féroce, une mélodie entraînante ou un train rapide et il n’est pas nécessaire de consacrer des pages et des pages à faire ressentir au lecteur la moindre implication de ces constats.
En réalité, lorsqu’on se met en tête de montrer une situation, on peut l’étirer à l’infini comme un ressort. Imaginez combien de pages Jean-Philippe Jaworski aurait pu consacrer aux relations que son personnage entretenait avec sa peur, aux changements physiologiques que cela impliquait pour lui, à son ressenti et à la manière dont celui-ci se manifestait. Il est possible de se montrer de plus en plus spécifique, à l’infini, mais cela implique d’y consacrer de la place.
Parfois, un auteur souhaitera prendre le temps de montrer, en se rapprochant de l’action tel un naturaliste qui capture l’image des antennes d’un insecte ; parfois, il préférera raconter, laisser la bestiole passer son chemin et privilégier ce qui sert l’histoire.
Et pour savoir comment trouver le juste dosage, il convient de s’interroger sur la raison d’être de chaque scène : qu’est-ce qui est important ? Que dois-je transmettre ? Est-ce le moment de faire ressentir au lecteur l’intériorité de mes personnages, de le laisser marcher quelques instants à leurs côtés, de lui faire humer les causes profondes de leurs actes, ou dois-je plutôt privilégier l’action, l’immédiateté, les conséquences, les faits ? C’est aussi dans la réponse qu’un romancier choisira de donner à cette question qu’ira se nicher son style.
En d’autres termes, plutôt que ce « Show don’t tell » trop unilatéral, on pourrait reformuler ce conseil sous une forme moins catégorique : « Plongez le lecteur au cœur de votre univers, mais par pitié ne l’ennuyez pas. »
Whaou. Comme toujours scotché par l’intelligence et la pertinence de ton article. Que rajouter après ça ? La conclusion est juste parfaite.
C’est marrant que le principe du Show don’t tell ait été le sujet de ton article de la semaine, car il y a quelques jours, plongé dans la réécriture d’un texte, je pensais justement à ce principe en me disant qu’il était de bon conseil la plupart du temps, mais qu’il y avait tout de même des situations où il pouvait rendre la prose superficielle. Typiquement, c’est l’exemple du chien féroce. Les babines retroussées et les yeux jetant des éclats sauvages, c’est bien beau, mais dans ce cas là, les mots « chien féroce » auraient sans doute suffit pour invoquer la même image dans l’esprit des lecteurs•trices. Le Show don’t tell est donc un conseil excellent à suivre, mais il est à nuancer comme tu l’as fait.
Merci de nous rappeler que parfois, nous sommes aussi autorisés à l’oublier si cela sert le texte !
J’aimeAimé par 2 personnes
Merci beaucoup! Mon point de vue, c’est qu’aucune « règle » de l’écriture n’en est une, et qu’on peut toujours les ignorer, les trafiquer, tricher ou les réinterpréter.
J’aimeAimé par 1 personne
Rien à ajouter (tant qu’on cite du Jaworski, tout article sur ce sujet est parfait 😉).
J’aimeAimé par 1 personne
Oui, l’exemple n’était pas très difficile à trouver!
Cela dit, le Jaworski de Gagner la guerre n’est pas tout à fait le Jaworski des Rois du monde, un brin plus sobre, ni celui du Sentiment du fer, que j’ai trouvé un peu trop maniéré.
J’aimeAimé par 1 personne
J’adore cet article ! J’ajouterais que le « Show, don’t tell », personnellement je vais l’appliquer quand l’émotion ou la sensation appartient au personnage, lui est propre. Un chien féroce l’est probablement aux yeux de tout le monde, mais une belle femme ou un magnifique décor le sera plus probablement de manière différente pour chaque observateur. Et si je veux quand même garder la brièveté de la phrase, je ne vais pas dire « elle était belle » mais « il la trouvait belle ». ^^
J’aimeAimé par 2 personnes
Merci!
C’est très vrai, et en même temps c’est rigolo que tu dises ça, parce qu’à force d’écrire du récit à la première personne, j’ai fini par réaliser que les « je trouve », « je sens », « j’ai l’impression », ce sont de précieux marqueurs de subjectivité, mais ce sont aussi des éléments de description d’un personnage. A force d’écrire de cette manière, on finit par dépeindre un personnage qui est dans la contemplation, dans l’observation, dans la modestie, alors qu’un personnage qui sera davantage dans l’action, dans l’ego, dans le concret, sera porté par des verbes de constatation plutôt que par des verbes d’opinion.
J’aimeAimé par 2 personnes
Ah quand tu écris en je, en effet, ça prend une autre dimension. ^^ L’important c’est d’avoir conscience de l’impact de chacun de ces choix de mots et de formulations, au final.
J’aimeAimé par 1 personne
Absolument 😉
J’aimeJ’aime
Comme d’habitude, c’est un très bon article ! J’apprécie particulièrement les nuances de ta pensée. C’est top de rappeler qu’il ne s’agit pas d’une règle absolue. Je pense que si on commence à suivre toutes les soi-disant règles, on s’englue dans une écriture rouillée, peu spontanée.
C’est d’autant plus intéressant quand je vois ton angle d’analyse. Je n’aurais jamais pensé à ces exemples-là car pour moi, le « Show, don’t tell » s’appliquait plutôt à un niveau macro de l’histoire. Or, ici, tu descends vraiment dans le détail de chaque phrase. Perso’, comme ma vision était très macro, j’avais tendance à utiliser ce conseil comme repère. En Fantasy, je trouve qu’il devient quasiment une règle absolue, notamment pour ce qui est de l’exposition du contexte. Par exemple, beaucoup d’auteurs tombent dans le piège de l’article Wikipédia, type « c’était un royaume divisé en 4 régions, avec une monnaie commune et plusieurs races qui cohabitaient ». Bien souvent, cela donne un côté figé et ennuyeux à l’histoire. Il est beaucoup plus intéressant de diffuser ces informations au fil de l’intrigue, via les dialogues entre les personnages, leurs actions… Faire comme si le lecteur était avec nous, au cœur de la scène, et non sur le côté à écouter un narrateur.
Bref, passionnant.
J’aimeAimé par 3 personnes
Merci beaucoup! Oui, ce billet s’insère toujours dans ma série sur le style, ce qui explique pourquoi je me situe plutôt au niveau de la phrase. Par contre tes remarques sont parfaitement valides, et j’ai prévu d’examiner les questions que tu soulèves dans deux articles à écrire, sur le worldbuilding et ce que j’ai choisi de baptiser « le piège du jeu de rôle. »
J’aimeAimé par 1 personne
Pingback: À quoi servent les dialogues | Le Fictiologue
Pingback: Le style: résumé | Le Fictiologue
Pingback: Problèmes d’auteur #2 : de l’art d’être un assassin professionnel – Chris Bellabas
Pingback: Tue tes chouchous | Le Fictiologue
Personnellement je suis d’accord avec le principe de « show don’t tell » surtout pour introduire l’histoire, par ex j’ai détesté le 1er ep de reboot de charmed car justement l’être des lumières dit aux filles directement « vous êtes des sorcières, votre mère l’était aussi, toi tu as le pouvoir de lire dans les pensées parce que tu es sensitive, toi tu as tel pouvoir etc » en gros comme un prof qui raconte presque tout donc il enlève carrément de l’intérêt! Contrairement au 1er ep de charmed la série originelle, on découvre d’abord les soeurs, leur réunion, leurs disputes, des meurtres se produisent, un tonnerre éclate, elles retrouvent une planche ouija familiale, elles jouent avec puis la flèche se met à bouger toute seule et indique le grenier, phoebe va voir le grenier dont on apprend qu’elles avaient jamais réussi à ouvrir la porte et pourtant la porte s’ouvre, on voit une lumière qui éclaire un coffre ce qui intrigue phoebe et nous téléspectateurs et elle ouvre le coffre et y voit un vieux livre, l’ouvre et dit une formule magique et c’est bien après qu’elles comprennent qu’elles sont des sorcières et phoebe le comprend direct en ayant récité la formule, elles le comprennent toutes seules et nous aussi on le voit et on le comprend sans que quelqu’un nous dise toi tu as le pouvoir de je ne sais pas quoi parce que tu as tel qualité, que tu es sensitive, toi parce que etc!
J’aimeJ’aime
Le piège de raconter c’est de raconter toute l’histoire de façon trop détaillé en perdant de l’intérêt pour le lecteur et lectrice! Encore si un des personnages racontent vite fait à un autre personnage ce qui s’est passé, là ça passe mais si le personnage raconte tout en détail ce qui s’est passé là ça perd de l’intérêt! C’est comme spoiler toute une histoire en le résumant du début à la fin, on perd tout l’intérêt de le voir ou de le lire si on sait du début à la fin ce qui va se passer en détails!
J’aimeJ’aime
Pingback: Tous les articles | Le Fictiologue
Eh bien tu vois, longtemps après je relis cet article et ne suis plus bien sûr d’être d’accord avec ce fameux exemple Jaworski. À mon sens, l’extrait issu de Gagner la Guerre est du pur raconté (du très bien raconté, mais du raconté quand même). Ce n’est pas quelque chose qu’on puisse mettre en image, ce sont des idées et des métaphores. Elles sont bien trouvées, et oui c’est très évocateur. Mais est-ce du « montré » pour autant ? Je ne crois pas (et je ne crois pas qu’on puisse « montrer » ça : c’est un récit à la première personne, et pour parler de son sentiment le personnage n’a pas d’autre choix que de nous raconter comment il le ressent). L’exemple distingue juste le « bien raconté » du « mauvais raconté ».
L’autre exemple, celui qui ouvre l’article, commence en étant bien plus dans le montré… mais dérive finalement dans le raconté (dernière ligne). Si on voulait montrer jusqu’au bout, cela pourrait être du genre :
« Les doigts jouant avec son gobelet de café, Morgane se frotta plusieurs fois les yeux avant de s’adresser à l’équipe de tournage. Elle enfouit un bâillement au fond de sa gorge et força sur sa voix.
– Allez, tout le monde en place !
Les acteurs se redressèrent, la perche micro se releva et sortit du cadre, la diode rouge de la caméra se mit à clignoter. »
Du moins, c’est comme ça que je ressens les choses désormais (mais cela ne reste que mon avis ;))
J’aimeAimé par 1 personne
Ah, brillante remarque!
J’en déduis deux choses qui me semblent intéressantes. Premièrement, les règles du raconter/montrer ne fonctionnent pas tout à fait de la même manière lorsque l’on touche à l’univers physique et lorsqu’on évoque l’intériorité des personnages.
Deuxièmement, essayer de montrer, dans un roman, a le potentiel de fractaliser le récit à l’infini, puisqu’il est possible, pour éviter des résumé ou des raccourcis qui feraient trop « raconter », d’aller de plus en plus loin dans les détails, en quête d’une objectivité optimale.
J’aimeAimé par 1 personne
Sur le premier point, oui, tout à fait (il y aura un exemple dans l’article que je publie demain sur ce sujet). Montrer les pensées du personnage peut être piégeux, difficile voire parfois impossible, et on peut vite basculer dans le raconter. Je crois que le type de narration choisie joue aussi un grand rôle dans l’histoire (par définition la première personne est dans la représentation, et la troisième personne focalisée dans la présentation). Je crois que *raconter* est encore plus un pêché capital dans une narration à la troisième personne, *justement* car ce type de narration n’est pas censée raconter. Alors que par définition, un récit à la première personne *est* du raconté.
(Je ne sais pas si je suis clair ;))
Quant au second point, oui, tout à fait, et c’est le conseil de prudence de Stephen King : oui, il faut montrer, mais de façon succincte. Le talent consiste à trouver les deux ou trois détails assez évocateurs pour permettre au lecteur de compléter le tableau (comme j’ai tenté de le faire dans mon commentaire précédent avec ma phrase « Les acteurs se redressèrent, la perche micro se releva et sortit du cadre, la diode rouge de la caméra se mit à clignoter. »). Evidemment, si on veut, on peut passer des pages à *montrer* dans le détail la réaction de chaque membre de l’équipe de tournage. Ce ne serait pas forcément pertinent. Le but est de ne montrer que les éléments les plus marquants, ceux qui véhiculent le mieux « ce qu’on veut raconter », et de laisser le lecteur faire le reste.
Vaste programme.
J’aimeAimé par 1 personne
C’est très clair!
Cela dit, si je devais modifier cet article aujourd’hui, pour inclure ces notions subtiles, je crois que je ne saurais pas par où commencer. Il s’agit d’un équilibre très délicat.
J’aimeAimé par 1 personne
Pingback: Apprends à écrire | Le Fictiologue
Pingback: Décrire la douleur | Le Fictiologue
Pingback: Décrire la peur | Le Fictiologue
Pingback: Décrire le toucher | Le Fictiologue
Pingback: Critique : Babylon Babies | Le Fictiologue