Les quatre espèces d’auteurs

Il n’y a pas deux types d’auteurs, comme j’ai eu l’occasion de le clamer ici. Il n’y a pas non plus trois types d’auteurs, malgré ce que j’ai pu moi-même prétendre. Même si la volonté d’établir une typologie de celles et ceux qui prennent la plume est compréhensible et même utile, cela doit se faire au nom d’une meilleur compréhension de l’acte créatif, et pas dans le but d’établir des repères identitaires vides de sens.

Comme je l’ai argumenté dans un billet précédent, certains romanciers ont tendance à prendre les catégories de « Jardinier » et d’« Architecte » au pied de la lettre, et à les traiter comme les classes de personnages de Donjons & Dragons. On serait Jardinier comme on est Barde ou Druide, avec les possibilités et les limitations que cela suppose. Ces classifications seraient des panoplies prêtes à l’emploi, qu’il nous suffit d’endosser. Rien n’est plus éloigné de la vérité, pourtant. La réalité est plus complexe et plus raffinée, et ce n’est pas en la réduisant jusqu’à l’absurde que l’on s’en approchera.

D’ailleurs, qui a décrété que la manière d’écrire était le critère à utiliser pour ranger les auteurs dans diverses catégories ? Et si, à la place, on avait choisi de s’intéresser aux raisons qui poussent les romanciers à écrire, plutôt qu’à leur approche de l’acte d’écriture ? Au « pourquoi » plutôt qu’au « comment » ? On aurait accouché d’une autre typologie, ni plus, ni moins pratique. D’un côté, on aurait donc des « types » ou des « classes » d’auteurs, d’un autre, pour pousser jusqu’au bout la métaphore rôlistique, on aurait des « espèces » ou des « races » d’auteurs.

Tout cela n’est pas très subtil. Mais peut-être qu’en superposant ces deux grilles de lectures, on pourrait commencer à porter sur la caractérisation des auteurs un regard plus nuancé, et donc plus affuté. Après tout, si vous prenez, d’un côté, les trois types d’auteurs que j’ai eu l’occasion de décrire, et que vous les croisez avec les quatre espèces d’auteurs que je passe en revue ici, vous obtenez déjà douze catégories distinctes, et vous entrevoyez à quel point la réalité est plus complexe et plus intéressante que cela.

Un Bricoleur Viscéral (comme je le suis la plupart du temps) a la même légitimité à prendre la plume qu’un Architecte Spirituel, mais ce qui se passe dans sa tête lorsqu’il accouche d’une histoire peut être complètement différent. En prenant note de ces distinctions, et des dégradés qui se situent entre elles, cette typologie apparaît pour ce qu’elle est : une béquille pour la pensée, plutôt qu’un substitut à celle-ci. En cherchant à se caractériser, un auteur va en apprendre un peu sur lui-même, mais également, du moins je l’espère, prendre conscience que la singularité de sa démarche n’est pas facile à enfermer derrière une paire d’adjectifs.

Qu’est-ce qui distingue les quatre espèces d’auteurs, tels que je vous propose de les répertorier ? Tout simplement le point d’origine de leur élan vers l’écriture : la tête, le cœur, les tripes, ou rien de tout cela. Cela constitue donc quatre familles, que je détaille ci-dessous. À laquelle appartenez-vous ? À vous de lancer le débat, ci-dessous.

Les Cérébraux

« Mon but de romancier est de rendre cette épouvantable réalité intelligible », a expliqué John le Carré. Pour un auteur Cérébral, pour commencer, l’écriture a un but, et celui-ci est exprimable et quantifiable, en plus d’avoir des effets tangibles dans le monde réel.

Ce que les auteurs qui appartiennent à cette espèce tirent de l’écriture, c’est de la satisfaction : celle d’avoir, patiemment, au prix d’efforts, obtenu un effet délibéré. C’est le sentiment que l’on obtient lorsque l’on assemble un énorme puzzle ou que l’on résout un problème mathématique.

Les Cérébraux sont des alchimistes, qui apprécient de transmuter un concept en réalité, une idée en roman. Pour eux, écrire est un défi intellectuel. C’est quelque chose d’utile, de pratique, une mécanique qui peut être perfectionnée à l’infini, grâce à énormément de travail, mais également d’une démarche qui consiste à chercher à comprendre comment on écrit, et de quelle manière on pourrait améliorer ce processus. Ils font la grimace quand on essaye de les convaincre que la vérité objective n’a que rarement sa place en art.

Au fond, on peut diviser cette espèce d’auteur en deux sous-embranchements, dont les finalités sont différentes. Les premiers, à l’image de John le Carré, voient dans l’écriture un outil de compréhension du réel. Pour eux, la fiction est la loupe qui rend visible le fonctionnement du monde qui nous entoure. En l’améliorant, on s’approche toujours plus près de la substance véritable de la condition humaine, dans une démarche qui rappelle celle des scientifiques, des naturalistes.

Le second type d’auteurs Cérébraux rassemble de grands formalistes. Ils voient l’écriture comme une mécanique d’horlogerie, qui peut être analysée objectivement, comprise et améliorée jusqu’à la perfection. Ils écrivent donc pour apprendre à mieux écrire, et pour améliorer constamment leur maîtrise technique de leur art, dans un cycle sans fin.

Les Émotionnels

« Pourquoi est-ce que j’écris ? Parce que j’aime ça », a répondu Christine Angot, interrogée par la revue « Papiers. » Les auteurs Émotionnels peuvent différer sur bien des aspects, mais ils se rejoignent sur un plan : ils écrivent par goût, par passion, parce que cela leur procure des sensations agréables, qu’il s’agit de leur passe-temps préféré.

Pour un Émotionnel, la conséquence de l’acte d’écrire, c’est le plaisir, c’est cela qu’ils recherchent et qui les pousse en avant. Écrire les rend joyeux, leur change les idées, leur permet d’échapper à leur quotidien, les divertit, les amuse. La récompense est immédiate et instantanément satisfaisante. Ils écrivent pour la même raison que certains jouent au tennis, se bronzent sur les plages ou jouent de la clarinette : parce que ça leur plaît.

La médaille a son revers, cela dit. En quête de leur dose de plaisir, certains d’entre eux fuient autant que possible tous les aspects plus rébarbatifs de l’existence de femme ou d’homme de lettres, ce qui fait qu’il peut leur arriver de manquer de motivation, parce que lors des moments difficiles de la rédaction d’un roman, le plaisir n’est pas toujours au rendez-vous.

Tous les Émotionnels ne trouvent pas le plaisir dans les mêmes aspects de l’écriture. Ils peuvent même être très spécialisés. Certains membres de cette espèce apprécient de jouer avec les mots, leur rythme et leur sonorité, et d’explorer la poétique du langage. D’autres sont passionnés par leurs personnages, aiment entrer dans leur tête, comprendre comment ils fonctionnent, les confronter les uns aux autres, jusqu’à, parfois, les considérer – presque – comme des proches. Il y a également des romanciers qui appartiennent à cette famille parce qu’ils ont tant aimé une œuvre littéraire qu’ils cherchent à reproduire à travers l’écriture leur plaisir de lecteurs. Ceux-là sont souvent auteurs de fan fiction ou de pastiches, proches de l’original ou savamment revisités.

Les Viscéraux

« J’écris parce que j’ai dès mon enfance éprouvé le besoin de m’exprimer et que je ressens un malaise quand je ne le fais pas. » À l’image de Georges Simenon, les auteurs Viscéraux expriment parce qu’ils en ressentent le besoin.

On le comprend bien, un romancier qui appartient à cette espèce obtient du soulagement en échange de ses efforts. Elle ou il a l’écriture qui la démange : c’est une compulsion, une obligation, comme le fait de respirer ou de s’alimenter. On ne peut pas dire que les auteurs Viscéraux aiment réellement écrire : plutôt, ils souffrent de ne pas le faire. Si les circonstances les privent de la possibilité de créer par ce biais, ils asphyxient, puis s’étiolent. En tout cas ils font la grimace.

Bien sûr, il s’agit d’une motivation en creux : un Viscéral, c’est quelqu’un qui ne supporte pas de ne pas écrire, mais qui peut parfois manquer d’un réel intérêt pour le faire. Au nom de la satisfaction de leur besoin, ils peuvent se contenter d’histoires imparfaites, voire bâclées, se sentant moins concernés par la qualité du résultat final que par le fait que le processus de création ait eu lieu.

Tous, bien entendu, ne ressentent pas ce besoin d’écrire pour les mêmes raisons. Certains produisent tant d’idées que celles-ci s’accumulent dans leur cerveau et finissent par sentir le moisi si elles ne trouvent pas une vie sur le papier. D’autres ressentent la nécessité de prendre la plume parce que cela leur permet de matérialiser des émotions qui sont enfouies en eux, et cela contribue donc à leur bonne santé mentale. Il y en a aussi qui voient dans le fait de donner vie à des personnages une manière de faire vivre les voix dans leur tête, les différents aspects de leur personnalité et de se réconcilier avec elles.

Les Spirituels

Charles Bukowski l’a très bien résumé : « Si je savais pourquoi j’écris, je n’en serais sûrement plus capable. » Pour un Spirituel, l’acte d’écriture est un mystère, et plus on cherche à le comprendre, plus on s’éloigne de la vérité. Dans leur cas, l’écriture est vécue soit comme une routine, soit comme une quête, en tous les cas comme un cycle sans fin, qui n’est pas destiné à connaître de dénouement. Le point d’interrogation, toujours situé à la fin de la question « Pourquoi est-ce que j’écris ? » constitue pour eux la plus essentielle des motivations.

Le point faible des Spirituels, c’est leur immobilisme. Ils peuvent produire des œuvres d’une grande beauté, mais leur démarche artistique est nécessairement statique, puisqu’ils refusent de s’interroger sur sa nature, et donc de se diriger vers tout changement ou progrès, quel qu’en soit la nature. Ils pratiquent une écriture en suspension, ni analytique, ni existentielle.

Au fond, on peut distinguer deux grandes sous-catégories d’auteurs Spirituels : les premiers sont en communication avec l’indicible. Selon eux, il y a quelque chose d’inexprimable dans la démarche d’un artiste, et chercher à le comprendre est vain, et même contreproductif. De la même manière que seule la pratique du bouddhisme permet d’en comprendre les principes, ils considèrent qu’il n’y a qu’en écrivant que l’on comprend pourquoi l’on écrit, et ce discernement disparait le plus souvent au moment où l’on pose la plume.

Pour la seconde sous-catégorie, il y a quelque chose de magique dans l’écriture, et pour cette raison, ils refusent de jeter sur elle un regard analytique. Au fond, ils ne savent pas pourquoi ils écrivent, et ils ne veulent pas le savoir. Certains peuvent même réagir avec colère lorsque l’on cherche à lever à leur place un coin du mystère. Il est tout à fait possible qu’ils appartiennent en réalité à une des trois autres catégories, mais prennent leurs distances avec toute forme de typologie, de peur de casser la machine.

Mort aux Jardiniers !

blog mort aux jardiniers

Il y a deux types d’auteurs, tout le monde sait ça. Il y a d’un côté les Jardiniers, qui créent au fil de la plume, de l’autre les Architectes, qui bâtissent des plans minutieux avant de rédiger le moindre mot. Chaque personne qui écrit est priée de se situer dans une de ces deux catégories. Et comme les autrices et auteurs sont perpétuellement en quête de bonnes occasions de dire « Je ne suis pas comme les autres », ils sont innombrables à clamer haut et fort qu’ils se situent à mi-chemin entre les deux catégories, et sont donc des « Jarchitectes » ou de « Ardiniers. »

Tout cela est parfaitement ridicule.

Lorsque, dans ce blog, je me suis attaqué à la question, j’avais fait preuve d’une certaine naïveté. Je n’avais pas encore eu l’occasion de m’entretenir de ces choses-là avec d’autres écrivains, et j’étais loin de me douter de la fascination que cette dichotomie exerçait. La jugeant imparfaite, j’ai donc décrété qu’il n’y avait pas deux, mais trois types d’auteurs, vite baptisés les Architectes, les Bricoleurs et les Explorateurs, divisés en fonction du moment qui, pour eux, représentait le principal acte créatif : respectivement avant, après ou pendant l’écriture.

Nombreux sont les romanciers qui se sont beaucoup trop enthousiasmés pour ces classifications

Sauf qu’en disant cela, il était clair dans ma tête que ce que je proposais n’était qu’un outil supplémentaire : une typologie qui permettait à chacun de mieux comprendre le processus de création et la manière singulière dont il ou elle l’abordait. Il me paraissait évident que, en-dehors des tendances particulières des uns et des autres, nous étions tous parfois Architecte, parfois Jardinier, et oui, parfois Bricoleur ou Explorateur. En d’autres termes, il ne s’agissait pas d’enfermer des individus, qui plus est des artistes, dans des panoplies étriquées, mais au contraire de leur permettre d’étendre leurs perspective en s’interrogeant sur des aspects de leur travail qui, pour certains, restent non-dits.

Malheureusement, nombreux sont les romanciers qui se sont, à mon avis, beaucoup trop enthousiasmés pour ces classifications d’auteurs (ou même de lecteurs) : ceux-ci ne les voient pas comme des outils, mais comme des classes de personnages, des descriptifs auxquels se rallier, des bannières qui représentent à elles seules toute notre identité d’écrivain. Baladez-vous en ligne sur les sites d’auteurs ou sur les réseaux, et vous en croiserez vite qui se décrivent comme « Jardinier » et pour qui ce simple mot suffit à clore la discussion sur leur démarche créative.

On est « Architecte » ou « Jardinier » comme, dans d’autres contextes, on est « Guerrier » ou « Magicien » ; « Beatles » ou « Stones » ; « Gryffondor » ou « Serpentard » : c’est tout l’un ou tout l’autre, on n’a qu’à choisir son camp, en adopter le langage, en porter les couleurs et s’en réclamer et cela tranche la question à tout jamais. On le voit bien : ce qui est conçu au départ comme un outil d’exploration de l’acte créatif est devenu tout le contraire. C’est, dans certains cas en tout cas, un carcan, une limitation artificielle que l’on s’impose, avec parfois un enthousiasme qui confine au fétichisme. Je suis Architecte, d’ailleurs j’ai la casquette logotée, le badge et l’emoji qui va avec.

Je ne veux pas réellement la mort des Architectes et des Jardiniers

Peut-être par paresse, peut-être par confort, peut-être par peur de briser la magie de l’écriture en adoptant une posture trop cérébrale, certains auteurs ont utilisé un instrument destiné à affranchir leurs démarches créatrices de la rouille de l’habitude et en ont fait une prison. Comme il est démoralisant de croiser la route d’auteurs qui se décrivent comme de « purs Architectes », ou des « Jardiniers convaincus », pensant avoir élucidé le mystère de leur imaginaire, alors qu’ils n’ont fait que remplacer un point d’interrogation par un point final, stérile et sans appel.

Donc mort aux Jardiniers ! Et mort aux Architectes ! Point d’exclamation ! Et en disant cela, soyons tout à fait clair, je n’exprime aucune hostilité vis-à-vis de qui que ce soit, je ne veux pas réellement la mort des Architectes et des Jardiniers. Je suis uniquement animé par le désir que nous prenions toutes et tous nos distances par rapport à des étiquettes qui ne sont ni très efficaces pour nous définir, ni très intéressantes pour générer un débat sur la littérature.

Bien sûr qu’il est confortable de se situer dans une catégorie. Ça peut même être pratique : nombreux sont les auteurs qui se servent de cette nomenclature comme un code, imparfait mais largement connu, afin de communiquer simplement autour des idées complexes qui ont trait au travail d’écriture. Mais pour d’autres, une minorité, souhaitons-le, le mot est la chose toute entière, et ces catégories se substituent à tout le débat, à toute l’introspection très féconde qui peut naître de ce genre de questions.

Ce qu’on aime chez un artiste, c’est sa singularité

Disons-le tout net : ce qu’on aime chez un artiste, c’est sa singularité. L’art est l’émanation d’un individu, occupant une place unique au confluent de toutes les influences culturelles et existentielles, en interaction avec un médium à travers lequel il s’exprime. On ne saurait enfermer les auteurs dans des cases, ou en tout cas pas dans des catégories aussi larges et aussi grossières. Le seul intérêt de le faire, c’est que cela permet de prendre du recul et de mieux comprendre pourquoi on crée d’une certaine manière plutôt que d’une autre.

Il y a un ennemi de Batman qui s’appelle Two-Face. Il prend toutes ses décisions en tirant à pile-ou-face. En 1989, dans la bande dessinée « Arkham Asylum » de Grant Morrison et Dave McKean, un psychologue avait eu l’idée de le soigner en lui offrant de plus en plus de choix : plutôt qu’une pièce, il lui avait confié un dé, et projetait de le pousser ensuite à prendre ses décisions à travers le Yi-King, pour multiplier ses possibilités. Même si, dans l’histoire, cette approche s’est révélée être un échec complet pour ce pauvre Two-Face, peut-être que c’est la bonne solution pour les auteurs.

Plutôt que deux catégories, j’en ai déjà proposé trois. Dans un prochain billet, je tenterai d’établir que l’on pourrait très bien caractériser les auteurs selon des critères complètement différents. Qui sait ? Peut-être qu’à terme, les auteurs renonceront à faire appel à des étiquettes simplistes pour décrire leur démarche, et s’ouvriront à leur étrangeté et à leur individualité.

Le premier jet

blog premier jet

Tout est prêt. Vous avez une idée pour votre roman, vous avez réfléchi à un thème, vous avez échafaudé une structure, construit des personnages et choisi une orientation stylistique qui vous convient. Vous avez une bonne idée pour votre première phrase. Vous avez même pris la peine de vous entraîner. Bref, ça y est, vous n’avez désormais plus qu’une chose à faire : vous mettre à écrire.

Vous la sentez, la pression, là ?

Eh oui. Pour certains auteurs en herbe, entamer la rédaction d’un roman, c’est intimidant. Il y en a même qui auraient tendance à voir ça comme un premier saut à l’élastique, un de ces moments où on se jette dans le vide sans être sûr que, derrière, il y a bien un truc qui nous retient et nous empêche de nous aplatir par terre comme une petite crotte.

Parce qu’on a beau ressentir de l’inspiration, avoir envie d’écrire, chérir l’acte créatif et se réjouir de coucher sur le papier tous ces mots qui dorment en nous depuis tellement longtemps, lorsque vient le moment de s’y mettre, il n’est pas rare de ressentir une appréhension. Oui, on a envie de nager, mais l’eau sera-t-elle trop fraîche ? Si c’était si facile, tout le monde le ferait. Qui tu serais pour réussir là où tous les autres ont échoué ?

Se confronter à la possibilité très réelle d’être nul

Cette inquiétude est enracinée dans des soucis rationnels. D’abord, aborder l’écriture d’un premier roman, c’est se confronter à la possibilité très réelle d’être nul. Si ça se trouve, on a envie d’être un auteur mais le résultat sera loin d’être à la hauteur de nos attentes. C’est très possible, et hélas, il n’y a qu’en le faisant qu’on peut s’en rendre compte.

Cela dit, il existe des moyens d’atténuer le choc. Ne vous lancez pas immédiatement dans un roman : rédigez quelques nouvelles auparavant, des contes, des petites histoires. Vous aurez ainsi apprivoisé votre écriture et vous saurez si vous êtes fait pour ça ou non. Mieux vaut s’exposer à une déception que vivre sa vie dans l’incertitude.

L’autre raison d’être intimidé par le début d’une aventure littéraire est encore plus compréhensible : lorsque l’on écrit la première phrase d’un roman, forcément, on n’a jamais été aussi éloigné de la fin. Se mettre à écrire, c’est s’astreindre à un travail monumental, qui, lorsqu’il n’en est qu’au début, peut ressembler à un objectif impossible à atteindre. Ça file le tournis.

Rassurez-vous, tous les romans du monde ont été écrits de la même manière : un mot après l’autre. D’autres que vous y sont parvenus, y compris des pas malins et des pas doués, donc il n’y a pas de raison pour que vous échouiez.

Quand vous écrivez le premier jet d’un roman, vous n’êtes pas en train d’écrire le roman

Cela dit, on le voit bien, la principale difficulté lorsque l’on rédige le premier jet d’un roman, c’est la tentation de l’abandon. Pourquoi consacrer tant de temps, verser tant de sueur pour quelque chose qui, vous le pressentez, sera de toute manière raté ? À chaque instant, dans ce travail de mineur, on risque de se décourager, de se laisser distraire, d’entendre le chant des sirènes qui nous murmurent qu’il y a tellement de choses plus divertissantes à faire ailleurs.

Ne les écoutez pas et tenez bon, tenez bon, tenez bon. C’est le seul conseil qu’on puisse donner. Écrire un roman, c’est un effort qui se joue sur la longueur : des heures à la fois, qui se prolongent pendant des jours, des semaines, des mois. Parfois vous resterez assis comme une tanche devant votre clavier et au bout de deux heures, vous n’aurez écrit que huit mots très moches. Pas grave : persévérez, vous ferez mieux la fois d’après, et la fois d’après, les choses deviendront plus faciles, une routine finira par s’installer. L’important, c’est de s’accrocher et surtout de ne pas se retourner sur son chemin, de ne pas jeter un regard critique sur ce que vous êtes en train d’écrire, sans quoi tout va se figer et votre roman va se transformer en statue de sel.

Parce que ce qu’il faut comprendre, et c’est très important de garder ça en tête, c’est que quand vous écrivez le premier jet d’un roman, vous n’êtes pas en train d’écrire le roman. Quand vous aurez terminé, le travail sera loin d’être fini avant que vous puissiez vous considérer comme satisfait. Il ne s’agit que d’une étape, certes importante, mais probablement pas aussi décisive que vous le pensez.

Vous devez commencer par écrire un roman imparfait, bancal, insatisfaisant

Vous ne faites, en réalité, qu’accumuler un gros morceau de terre glaise que vous allez sculpter par la suite pour lui donner sa forme définitive. Si tout n’est pas parfait, ça n’est pas grave ; s’il y a des passages franchement ratés, vous les réécrirez plus tard ; si certains personnages ne fonctionnent pas, vous les changerez. Mais pour que vous puissiez y parvenir, pour que vous soyez capable de produire l’histoire que vous avez en tête, vous devez commencer par écrire un roman imparfait, bancal, insatisfaisant.

En disant ça, soyons clairs, je parle en tant qu’auteur Bricoleur. D’autres vivent des expériences différentes. Si vous êtes un Architecte et que vous avez tout planifié au préalable, l’étape d’écriture sera sans doute moins décourageante, mais elle sera plus ennuyeuse, et votre combat consistera alors à parvenir à arriver jusqu’au bout sans vous endormir, en maintenant intact l’intérêt que vous avez pour cette histoire malgré le fait qu’elle n’avait déjà plus aucun secret pour vous avant d’écrire le premier mot.

Si vous êtes un Explorateur, cette phase sera plus décisive. Votre premier jet va beaucoup plus ressembler à votre roman terminé, puisque vous créez votre narratif en l’écrivant. Cela dit, les Explorateurs sont bien souvent des auteurs qui apprécient l’acte d’écriture en lui-même, donc le plaisir qu’ils éprouvent à coucher des phrases sur le papier doit normalement suffire à maintenir leur intérêt jusqu’au bout.

On parle beaucoup de l’imagination des auteurs, de leur sensibilité, de leur amour des mots. On devrait davantage parler de leur courage, de leur endurance et de leur patience : voilà les qualités qui font qu’un écrivain parvient à sortir du néant une histoire, à force d’efforts et d’obstination, là où auparavant il n’y avait rien du tout.

⏩ La semaine prochaine: Les corrections

Les trois types d’auteurs

blog trois auteurs

Tout le monde le sait désormais : il y a deux types d’auteurs, les architectes et les jardiniers. Depuis quelques années, c’est devenu un fait acquis, un raccourci mental bien pratique, et chaque auteur est prié de se situer dans une de ces deux familles, comme s’il optait pour une des quatre maisons de Poudlard. Et si tout le monde le sait, c’est parce que c’est le grand G.R.R. Martin lui-même qui l’a écrit :

« J’ai toujours clamé haut et fort qu’il existe deux sortes d’auteurs. En simplifiant, il y a les architectes et les jardiniers. Les architectes créent des plans avant même d’enfoncer le premier clou, ils conçoivent toute la maison : l’emplacement des tuyaux et le nombre de chambres, la hauteur du toit. Ils ont tout prévu, contrairement aux jardiniers, lesquels estiment qu’il suffit de creuser un trou et semer la graine pour voir ce qui arrive. »

G.R.R. Martin

Trois observations me semblent nécessaires. Premièrement : G.R.R. Martin ne connaît rien au jardinage. Certes, les plantes poussent toutes seules sans que l’on soit obligé de sortir les briques et le mortier, mais pour le reste, un jardin est le fruit d’une planification détaillée, dans le temps et l’espace, obéissant à des contraintes de calendrier, d’essences incompatibles, de place disponible, de météo, de saisons, de matériel et de milliers d’autres facteurs. Ce que l’auteur de Game of Thrones décrit dans son exemple, ça n’est pas du jardinage : c’est regarder pousser les mauvaises herbes. Et ça, ça n’est pas un métier.

Deuxièmement, on peut s’étonner du retentissement qu’a reçu cette nomenclature. Il suffit de lire la citation ci-dessus pour réaliser que G.R.R. Martin ne cherche pas du tout à décrire deux approches différentes de l’écriture romanesque : il nous explique avec son goût habituel pour le sarcasme que sa méthode de travail est la bonne et que celles et ceux qui ne font pas comme lui sont des amateurs, ou pire, des paresseux. Loin de chercher à établir une norme qui soit utile à la profession, Martin fait juste preuve de mauvaise foi. Je l’aime bien mais enfin soyons honnêtes, George.

En réalité, il n’y a pas deux mais trois types d’auteurs

Enfin troisièmement, cette classification ne résiste pas à l’épreuve des faits. Quand les auteurs sont priés de se situer dans l’une des deux familles, comme on m’a récemment demandé de le faire, une bonne partie d’entre eux se décrivent comme ne faisant partie d’aucune des deux, ou se situer à cheval entre les deux. Ce que ça m’indique, c’est que, malgré toute la sympathie que j’ai pour cette formule qui a le mérite de lancer le débat, elle ne fonctionne pas du tout lorsqu’on la confronte au monde réel. Notons bien que sa théorie, Martin l’a « toujours clamée haut et fort » : il ne prétend pas qu’il s’agit du fruit de l’observation.

En réalité, il n’y a pas deux, mais trois types d’auteurs.

Oui, je réalise qu’en écrivant cela, en l’affirmant sans prendre de précautions, je m’expose à ce qu’on vienne à mon tour contester ma théorie et me traiter d’imposteur : ça me convient très bien. Débattons de tout ça, c’est intéressant. Cela dit, en ce qui me concerne, je trouve que ma classification est plus convaincante que celle de George Martin, malgré les innombrables qualités qu’il possède par ailleurs, ne serait-ce que le fait qu’il porte admirablement la casquette.

La preuve du pudding est dans la dégustation

Il y a un proverbe anglais qui dit (je traduis à peu près) : « La preuve du pudding est dans la dégustation. » En d’autres termes, on ne peut affirmer qu’une théorie est valable que lorsqu’on la met à l’épreuve des faits. Cela dit, d’autres déforment cet adage et préfèrent dire que « La preuve du pudding est dans la recette » : c’est la version platonicienne de ce proverbe, celle qui statue qu’il existe un idéal théorique dont toute concrétisation pratique ne sera qu’une approximation, inférieure à l’originale. Enfin, on peut également postuler que « La preuve du pudding est dans le pudding », autrement dit, de manière existentialiste, c’est la chose elle-même qui illustre le mieux sa réalité, avec bien plus d’acuité que ses effets (« La dégustation ») ou la théorie qui y mène (« La recette »).

Je m’égare. Où en étais-je ? Pourquoi est-ce que je vous parle de pudding ?

Ah oui. Les trois catégories d’auteurs, telles que je les envisage, correspondent plus ou moins aux différentes théories sur le pudding.

Honneur au pionnier : appelons la première catégorie « Les Architectes. » Oui, je colle une majuscule parce que c’est plus raffiné, et que comme ça, vous pouvez vous imaginer que vous allez inscrire ça sous « Classe » sur votre fiche de personnage d’auteur. Donc. Les Architectes. Et bien ils sont exactement tels que George R.R. Martin les a décrits : ils planifient tout, prévoient chaque détail avant d’entamer la rédaction de leur manuscrit.

Pour un Architecte, l’acte créatif majeur du romancier survient avant l’écriture

Un Architecte va créer un plan très détaillé, qui dresse une liste exhaustive de tous les éléments narratifs du roman ; il va rédiger des fiches pour chacun de ses personnages ; il va réfléchir à un thème et à la manière dont celui-ci s’applique à chacune de ses décisions créatives ; il va tenter de créer une voix distinctive pour chacun des personnages ; il va opter pour un style et s’y tenir tout au long de son œuvre ; il va faire son choix parmi les modes narratifs et les temps du récit, etc…

En deux mots : pour un Architecte, l’acte créatif majeur du romancier survient avant l’écriture, pendant la phase de planification. L’écriture proprement dite n’est pour lui qu’une mise en forme de ses idées, un prolongement, mais ce n’est pas là que la magie opère. En clair : la preuve du pudding est dans la recette.

Les auteurs de la deuxième catégorie ne voient pas du tout les choses comme ça. Appelons-les « les Explorateurs », parce que, comme nous l’avons vu, le jardinage ne fonctionne pas du tout en tant que métaphore.

Il serait faux de prétendre qu’ils s’interdisent toute réflexion préalable à la rédaction de leurs romans : ils auront à coup sûr une idée du point de départ, du ton, des thèmes qu’ils souhaitent aborder, peut-être même des ébauches de personnages et une esquisse de structure. Mais dans les grandes lignes, ils n’ont aucune idée de ce qu’ils vont rencontrer au cours de l’écriture. Alors que pour les Architectes, tout est planifié d’avance, les Explorateurs entament leur œuvre alors qu’elle est majoritairement constituée de points d’interrogation. Il s’agit pour eux d’un continent obscur à défricher, à explorer.

Pour un Explorateur, la construction d’un texte et sa rédaction forment une seule et même démarche

Ces auteurs s’exposent à des déconvenues de toutes sortes : ils bravent la possibilité que leur texte s’enlise, ne rime à rien, butte sur des difficultés de construction majeure. Mais s’ils le font, c’est parce que, en ce qui les concerne, cette démarche leur permet de tirer le meilleur de leur imagination, de libérer sur la page les monstres de leur subconscient, sans filtre ni distance. Ce qu’ils perdent en structure, ils le gagnent en spontanéité.

Pour un Explorateur, la construction d’un texte et sa rédaction ne constituent pas deux phases séparées : il s’agit d’une seule et même démarche. Le roman s’élabore alors qu’il s’écrit. On le comprend bien, en ce qui les concerne, l’acte créatif majeur, c’est la phase d’écriture en elle-même. Pour eux, la preuve du pudding est dans le pudding.

Je viens de couvrir les deux grandes catégories évoquées par George Martin. Il est temps de passer à la troisième, celle qu’il n’a pas mentionnée parce que, en tout cas je le présume, il ne croît pas à son existence. Pourtant, à mes yeux, il s’agit vraisemblablement du type d’auteur le plus répandu. C’est sans nul doute celui auquel j’appartiens.

Appelons-les les Bricoleurs. À leurs yeux, l’écriture d’un roman n’est pas quelque chose qui se planifie dans les moindres détails, au risque d’assécher leur imagination et de saper leur motivation en privant la phase de rédaction de toute surprise. Ils ne croient pas non plus qu’un roman digne de ce nom puisse jaillir spontanément de la plume, terminé ou presque. La phase préparatoire constitue pour eux un désagréable passage obligé, la phase d’écriture, une corvée.

Pour un Bricoleur, le plus important acte créatif, c’est la correction

Oui, ils auront prévu un plan avant de se mettre à écrire, même s’il ne sera sans doute pas aussi détaillé que celui des Architectes ; et oui, ils s’autorisent à sortir des rails, à expérimenter, à libérer leur imaginaire lors de l’écriture, mais pas aussi souvent que les Explorateurs. Car pour eux, un roman ne naît pas vraiment avant la phase de relecture, de correction et de réécriture. Au fond, le premier jet d’un roman écrit par un Bricoleur n’est qu’une ébauche, une approximation qui doit être reprise, remodelée, modifiée, rafistolée, au cours de vagues de réécriture successives, jusqu’à parvenir à un résultat qui leur parait satisfaisant.

En clair : pour un Bricoleur, le plus important acte créatif lors de l’écriture d’une œuvre littéraire, celui où le texte prend forme, c’est la correction. Pour eux, la preuve du pudding est dans la dégustation, et ils ne considèrent sa préparation achevée que lorsque le pudding a enfin le goût qu’ils espèrent.

Oh, je sais bien ce que vous êtes en train de vous dire. Je peux presque vous entendre. Vous, vous n’êtes pas comme ça. Vous, vous ne rentrez pas exactement dans une de ces catégories, vous vous situez hors des cases, empruntant un peu à l’une, un peu à l’autre. Oui, forcément, tous les écrivains sont persuadés qu’ils sont des modèles uniques, qu’on ne saurait comparer à personne d’autre. Moi aussi, je suis comme ça.

En comprenant ce qui nous anime, on parvient à identifier nos points forts

Cette envie de se démarquer, de proclamer la complexité de son identité, cette soif d’appartenir à plusieurs classes à la fois, n’empêche pas que chaque personne qui écrit concentre son énergie créative plutôt sur l’une de ces trois phases : avant, pendant ou après l’écriture. Même si vous avez la conviction d’être un auteur multiclassé, vous êtes vraisemblablement plutôt un Architecte, plutôt un Explorateur ou plutôt un Bricoleur.

À quoi est-ce que ça sert, au fond, de parvenir à se situer dans l’une de ces trois catégories ? Et bien ça peut faciliter un peu le travail d’écriture. En comprenant ce qui nous anime, en mettant le doigt sur nos préférences et sur nos inclinations, on parvient, déjà, à identifier nos points forts.

Peut-être que vos plans sont minables et ne vous aident pas du tout ? À partir du moment où vous réalisez que vous êtes plutôt un Bricoleur, vous pourrez vous rassurer en vous disant que vous pourrez en gommer les aspérités lors de la réécriture. Les corrections vous ennuient et ne changent rien de significatif à la nature de votre roman ? Peut-être que tout était déjà bien emmanché lors de la planification, parce que vous êtes un Architecte.

Savoir qui on est et comment on fonctionne en tant qu’auteur, c’est précieux pour dénicher de la motivation lors de cette course de fond qu’est l’écriture d’un roman, et de savourer les phases qui nous correspondent le mieux. C’est aussi une source de joie, alors que l’on cesse de se tracasser au sujet des étapes rébarbatives et que l’on apprend à se réjouir des moments où notre créativité pourra pleinement s’exprimer.

⏩ La semaine prochaine: La ludification

L’interview: Stéphane Arnier

Auteur primé de la série de fantasy « Mémoires du Grand-Automne » (dont j’ai publié une critique du premier tome), Stéphane Arnier est établi dans le sud de la France. Autoédité, Stéphane est un auteur indépendant dont vous pouvez soutenir la démarche sur tipeee-logo-com

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Tu es l’auteur des « Mémoires du Grand Automne », cycle-univers dont le premier roman est « Le déni du Maître-sève. » Depuis quand ce monde te trotte dans la tête ? Pourquoi les arbres ?

Les premières idées et notes datent de plus de 10 ans. Ce n’était qu’une graine, alors, et ça a bien poussé depuis. Les arbres ? Ce n’était pas le point de départ. Au début, je savais juste que je voulais écrire une série sur le cycle de la vie. Confronter un personnage à la fin de son existence ou à celle d’un proche n’était pas assez « fort », et l’intérêt des littératures de l’imaginaire est justement d’aller plus loin. J’ai donc eu envie de confronter carrément tout un peuple à sa « fin ». Et comme je voulais parler de mort naturelle (et non d’une mort violente et anticipée, par la guerre ou la maladie), il me fallait concevoir un univers où des peuples entiers naissaient puis mourraient. D’autres inspirations m’ont ainsi guidé vers la création d’un peuple en symbiose avec un arbre géant. Et si l’Arbre mourait ?

Tu proposes un univers riche et très éloigné des clichés de la fantasy. S’agit-il d’une volonté de se démarquer ?

Non, pas vraiment. Je pense que l’originalité ne doit pas être un objectif en soi : ce doit être la conséquence d’une manière de faire, et non une volonté de départ. J’ai été marqué par des approches méthodistes telles que celle de Truby : il propose de définir un thème qu’on a envie de traiter, et de développer toutes les composantes (univers, personnages, intrigue) à partir de cela. En travaillant ainsi, l’œuvre est forcément personnelle. En m’imposant de créer un univers lié à mon thème, je ne pouvais déjà plus copier Tolkien. Cette façon de faire oblige à faire du « sur-mesure ».

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Une fois que le cycle sera clos, te diriges-tu vers un autre univers ? Et quitter les littératures de l’imaginaire, tu y penses ?

En 2018 j’écrirai en effet le dernier tome de la série, et je pense déjà à la suite (car je sais qu’il faut beaucoup de temps pour mûrir un univers). Deux mondes bataillent dans mon esprit pour avoir la primeur du projet suivant, mais on restera résolument en fantasy. D’abord parce que c’est ce que j’aime. Ensuite parce qu’il n’est pas aisé de se constituer un lectorat, et que changer de genre revient quasiment à tout reprendre de zéro. Et puis, tout le monde milite pour les littératures de l’imaginaire ces derniers temps, non ? Bientôt nous aurons le vent en poupe, il n’est pas temps d’abandonner le navire, bien au contraire ! (rire)

Tu te définis comme un « architecte » : pour toi, la construction du récit est une étape cruciale de l’écriture d’un roman ? Reste-t-il une place pour la spontanéité ?

Oui, pour moi la structure est capitale, et fait partie intégrante du récit. Je trouve toujours étrange qu’on l’oppose aux notions de créativité et spontanéité. Premièrement, bâtir ce fameux plan nécessite déjà beaucoup de créativité et de spontanéité ! C’est comme considérer que seuls les ouvriers du BTP ou les décorateurs d’intérieurs « créent » quelque chose quand ils font une maison. Et l’architecte qui dessine les plans et conçoit la structure, n’a-t-il pas besoin de créativité et de spontanéité ? À mon sens, toute l’âme du bâtiment vient même de là !

Secondement, mon plan est mon fil d’Ariane pour ne pas me perdre, ma ligne de vie pour ne pas tomber. Il m’apporte une grande sécurité, et quand on se sent en sécurité dans son histoire, on est bien plus à l’aise pour prendre des risques et tenter des trucs. Sur mon roman en cours, j’ai changé au pied levé l’emplacement d’un affrontement, ai subitement supprimé le premier chapitre dans son intégralité, ou changé le sexe d’un personnage majeur en cours de route. Un plan, c’est juste un guide, un repère mûrement réfléchi pour ne pas être pris au dépourvu. Ce n’est pas une prison, puisque c’est vous qui le créez.

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Comment parviens-tu à concilier la fantaisie nécessaire aux littératures de l’imaginaire avec cette rigueur d’architecte ?

Croire que les deux s’opposent serait confondre fond et forme. Je suis très classique dans mes structures narratives, quasi scolaire dans ma construction des récits et ma gestion des rythmes, et pourtant tout le monde salue l’originalité de mes histoires… tout simplement parce que l’originalité réside plus souvent dans le fond que dans la forme. De plus, j’applique simplement ce qu’on appelle la contrainte créative : s’imposer des contraintes de fond (un thème à traiter) et de forme (une structure de récit) est un véritable tremplin pour l’imaginaire, un moteur à la créativité.

De Pixar à Stephen King en passant par Orson Scott Card, beaucoup de conseils d’écriture mettent en garde les auteurs contre les clichés, conseillent de jeter systématiquement ses premières idées. C’est le plus gros risque des auteurs jardiniers : si vous n’avez aucune contrainte et que vous vous laissez juste guider par votre inspiration du moment, neuf fois sur dix, vous ne faites que copier un truc que vous avez vu ailleurs (consciemment ou pas). De mon côté, les méthodes que j’utilise me poussent à être personnel, à produire un récit qui me ressemble et auquel je crois. Je bâtis selon des méthodes éprouvées, afin que le bâtiment soit bien solide, mais je ne me suis jamais senti bridé.

« La maturité de l’homme est d’avoir retrouvé le sérieux qu’on avait au jeu quand on était enfant », a écrit Alain Damasio. Quelle est la part de jeu dans ton écriture ?

Oh, c’est marrant que tu parles de ça, je n’ai jamais eu l’opportunité d’en parler jusqu’ici ! Le jeu est omniprésent. Comme beaucoup d’auteurs SFFF, je suis un ancien rôliste. J’ai été meneur de jeu et scénariste pour mes amis pendant plus de quinze ans, j’ai été joueur, j’ai été actif dans une association et rédacteur dans un fanzine, j’ai arpenté les conventions. La création d’univers ou l’interprétation des personnages a, pour moi, tout à voir avec le jeu. Écrire un livre, c’est un peu comme jouer à un grand jeu de rôle avec moi-même : une vaste campagne où je suis à la fois le scénariste, le meneur de jeu ainsi que tous les personnages. Je m’amuse beaucoup, et mes anciens camarades de jeu de rôle sont mes plus grands fans !

Tu es très présent et suivi sur les réseaux sociaux. Est-ce indispensable pour un auteur à notre époque ? Comment t’y prends-tu pour cultiver une audience en ligne ?

En vérité, je suis surtout présent et suivi… sur twitter. Parce que j’aime bien ce réseau et qu’il me prend peu de temps à animer (c’est du temps masqué, je peux twitter vite fait un peu n’importe quand, « vite tapé vite envoyé »). Parce que sinon, mon facebook sert très peu, et je n’envoie des newsletters que quand il y a des infos à partager. Le blog, c’est encore autre chose (on en reparle plus tard).

Est-ce indispensable ? Je ne crois pas (beaucoup d’auteurs « qui marchent » sont peu actifs sur le web), et il faut même faire attention (c’est un piège chronophage, les réseaux sociaux). Néanmoins, il me semble important que les gens trouvent facilement des informations sur un auteur ou un livre s’ils les cherchent. C’est pour cela que j’ai créé le site web, le facebook, le twitter : on me cherche, on me trouve. Cela ne va pas plus loin, et je n’ai aucune stratégie de com particulière. Ma seule « règle » est de ne pas m’éparpiller : je ne m’exprime que sur les livres, l’écriture, l’imaginaire (ce sont des comptes « auteur », pas personnels).

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Les auteurs édités de manière traditionnelle ont souvent plus de facilité à rencontrer leurs lecteurs en salon. Cela pèse dans la balance lorsqu’on fait le choix de l’autoédition ?

Ce sont des « on-dit » que je n’ai jamais pu vérifier. Je n’ai jamais eu de mal à aller sur des salons régionaux ou organiser des dédicaces en librairie près de chez moi. Peut-être est-ce plus compliqué pour les très gros salons ? Et encore : via Bookelis, j’ai dédicacé deux fois au Salon du livre de Paris. En plus, la situation évolue d’année en année, et la plupart des salons officialisent désormais des stands autoédition qui étaient avant plus ou moins officieux. Je connais des autoédités qui font 10 à 15 salons ou dédicaces par an. Moi, j’ai arrêté (trop d’heures perdues pour l’écriture).

Sur ton blog, tu dispenses de nombreux conseils d’écriture très utiles. À quel point est-ce important, de transmettre ton savoir-faire, pour toi ?

J’ai un peu honte de répondre ça, mais… ce n’est pas l’objectif du blog. Ce blog, je le tiens plus pour moi que pour ceux qui me lisent : c’est une façon de m’obliger à poursuivre mon apprentissage technique. Devoir régulièrement rédiger des articles sur la dramaturgie et la narration m’impose de faire des recherches, de lire des articles ou livres sur le sujet, d’y réfléchir pour savoir ce que j’en pense vraiment. Sans le blog, j’aurais la flemme et ne le ferais sans doute pas.

Par expérience (parce que j’ai été formateur, et même intervenant en master) je sais que la meilleure façon de maîtriser un sujet est de devoir l’enseigner à d’autres : il y a plein de choses que l’on croit savoir, et quand on cherche à les transmettre, on réalise que… eh bien en fait, non. Alors, j’ai monté ce blog, où je fais semblant de vous parler à vous, mais où je me parle surtout à moi-même : je me pose des questions, et j’essaie d’y répondre le mieux possible (c’est le côté un peu schizo de mes intros et conclusions d’articles). Avoir un lectorat externe m’oblige à la régularité, et les commentaires viennent me compléter ou me remettre en question. En plus, c’est aussi un exercice d’écriture : de l’écriture non romanesque, certes, mais de l’écriture quand même.

Bref : si j’accepte d’y passer autant de temps, c’est surtout parce que ça me fait progresser, moi. Idem pour les bêta-lectures que je réalise pour des comparses auteurs : je ne le fais pas « que » par bonté d’âme. C’est surtout parce qu’étudier les manuscrits des autres et rédiger les conclusions de mes analyses est un exercice fantastique pour progresser, et le premier pas pour réussir à prendre du recul sur ses propres textes. Je ne suis qu’un profond égoïste narcissique, j’en ai peur : tout ce qui me prend du temps doit être bénéfique à mon écriture, sinon je ne le fais pas.

Un conseil, une suggestion à ceux qui te lisent et qui ont envie d’écrire ?

Faites-le (rire).

Non, sérieusement : beaucoup de gens se prennent la tête, surtout en ce qui concerne les activités créatives ou artistiques. On parle d’angoisses, de syndrome de l’imposteur. Je ne me pose pas autant de questions : j’ai envie d’écrire, j’écris. Demain si l’envie s’en va, j’arrêterai. Vous avez envie d’écrire ? Écrivez. Si vous n’arrivez pas à vous y mettre, que vous angoissez, que c’est une souffrance d’une façon ou d’une autre, arrêtez. Mais ne culpabilisez pas : c’est OK. Faites autre chose. La vie est pleine de chouettes possibilités : faites ce que vous voulez, quand vous le voulez.

C’est une « crise de la trentaine » qui t’a amené vers l’écriture. Tu fêtes tes quarante ans cette année : un nouveau virage en perspective ?

On était obligés de parler de mon âge ? Et dire que je te trouvais sympa jusqu’ici… (rire). Nouveau virage, non : je n’étais pas heureux à 29 ans, et j’ai donc radicalement changé ma vie du jour au lendemain. En quelques années je me suis bâti une nouvelle existence, bien plus chouette, et n’ai pas l’intention d’en changer. En revanche, j’en profite pour faire un petit pèlerinage : il y a dix ans j’ai tout plaqué pour partir en Nouvelle-Zélande. J’y retourne cette année brièvement, comme un clin d’œil. J’avais déjà la graine du Grand Automne en moi avant de partir, mais c’est là-bas qu’elle a vraiment germé. De quoi se reprendre une bonne dose d’inspiration avant de clore ce cycle.