Il y a deux types d’auteurs, tout le monde sait ça. Il y a d’un côté les Jardiniers, qui créent au fil de la plume, de l’autre les Architectes, qui bâtissent des plans minutieux avant de rédiger le moindre mot. Chaque personne qui écrit est priée de se situer dans une de ces deux catégories. Et comme les autrices et auteurs sont perpétuellement en quête de bonnes occasions de dire « Je ne suis pas comme les autres », ils sont innombrables à clamer haut et fort qu’ils se situent à mi-chemin entre les deux catégories, et sont donc des « Jarchitectes » ou de « Ardiniers. »
Tout cela est parfaitement ridicule.
Lorsque, dans ce blog, je me suis attaqué à la question, j’avais fait preuve d’une certaine naïveté. Je n’avais pas encore eu l’occasion de m’entretenir de ces choses-là avec d’autres écrivains, et j’étais loin de me douter de la fascination que cette dichotomie exerçait. La jugeant imparfaite, j’ai donc décrété qu’il n’y avait pas deux, mais trois types d’auteurs, vite baptisés les Architectes, les Bricoleurs et les Explorateurs, divisés en fonction du moment qui, pour eux, représentait le principal acte créatif : respectivement avant, après ou pendant l’écriture.
Nombreux sont les romanciers qui se sont beaucoup trop enthousiasmés pour ces classifications
Sauf qu’en disant cela, il était clair dans ma tête que ce que je proposais n’était qu’un outil supplémentaire : une typologie qui permettait à chacun de mieux comprendre le processus de création et la manière singulière dont il ou elle l’abordait. Il me paraissait évident que, en-dehors des tendances particulières des uns et des autres, nous étions tous parfois Architecte, parfois Jardinier, et oui, parfois Bricoleur ou Explorateur. En d’autres termes, il ne s’agissait pas d’enfermer des individus, qui plus est des artistes, dans des panoplies étriquées, mais au contraire de leur permettre d’étendre leurs perspective en s’interrogeant sur des aspects de leur travail qui, pour certains, restent non-dits.
Malheureusement, nombreux sont les romanciers qui se sont, à mon avis, beaucoup trop enthousiasmés pour ces classifications d’auteurs (ou même de lecteurs) : ceux-ci ne les voient pas comme des outils, mais comme des classes de personnages, des descriptifs auxquels se rallier, des bannières qui représentent à elles seules toute notre identité d’écrivain. Baladez-vous en ligne sur les sites d’auteurs ou sur les réseaux, et vous en croiserez vite qui se décrivent comme « Jardinier » et pour qui ce simple mot suffit à clore la discussion sur leur démarche créative.
On est « Architecte » ou « Jardinier » comme, dans d’autres contextes, on est « Guerrier » ou « Magicien » ; « Beatles » ou « Stones » ; « Gryffondor » ou « Serpentard » : c’est tout l’un ou tout l’autre, on n’a qu’à choisir son camp, en adopter le langage, en porter les couleurs et s’en réclamer et cela tranche la question à tout jamais. On le voit bien : ce qui est conçu au départ comme un outil d’exploration de l’acte créatif est devenu tout le contraire. C’est, dans certains cas en tout cas, un carcan, une limitation artificielle que l’on s’impose, avec parfois un enthousiasme qui confine au fétichisme. Je suis Architecte, d’ailleurs j’ai la casquette logotée, le badge et l’emoji qui va avec.
Je ne veux pas réellement la mort des Architectes et des Jardiniers
Peut-être par paresse, peut-être par confort, peut-être par peur de briser la magie de l’écriture en adoptant une posture trop cérébrale, certains auteurs ont utilisé un instrument destiné à affranchir leurs démarches créatrices de la rouille de l’habitude et en ont fait une prison. Comme il est démoralisant de croiser la route d’auteurs qui se décrivent comme de « purs Architectes », ou des « Jardiniers convaincus », pensant avoir élucidé le mystère de leur imaginaire, alors qu’ils n’ont fait que remplacer un point d’interrogation par un point final, stérile et sans appel.
Donc mort aux Jardiniers ! Et mort aux Architectes ! Point d’exclamation ! Et en disant cela, soyons tout à fait clair, je n’exprime aucune hostilité vis-à-vis de qui que ce soit, je ne veux pas réellement la mort des Architectes et des Jardiniers. Je suis uniquement animé par le désir que nous prenions toutes et tous nos distances par rapport à des étiquettes qui ne sont ni très efficaces pour nous définir, ni très intéressantes pour générer un débat sur la littérature.
Bien sûr qu’il est confortable de se situer dans une catégorie. Ça peut même être pratique : nombreux sont les auteurs qui se servent de cette nomenclature comme un code, imparfait mais largement connu, afin de communiquer simplement autour des idées complexes qui ont trait au travail d’écriture. Mais pour d’autres, une minorité, souhaitons-le, le mot est la chose toute entière, et ces catégories se substituent à tout le débat, à toute l’introspection très féconde qui peut naître de ce genre de questions.
Ce qu’on aime chez un artiste, c’est sa singularité
Disons-le tout net : ce qu’on aime chez un artiste, c’est sa singularité. L’art est l’émanation d’un individu, occupant une place unique au confluent de toutes les influences culturelles et existentielles, en interaction avec un médium à travers lequel il s’exprime. On ne saurait enfermer les auteurs dans des cases, ou en tout cas pas dans des catégories aussi larges et aussi grossières. Le seul intérêt de le faire, c’est que cela permet de prendre du recul et de mieux comprendre pourquoi on crée d’une certaine manière plutôt que d’une autre.
Il y a un ennemi de Batman qui s’appelle Two-Face. Il prend toutes ses décisions en tirant à pile-ou-face. En 1989, dans la bande dessinée « Arkham Asylum » de Grant Morrison et Dave McKean, un psychologue avait eu l’idée de le soigner en lui offrant de plus en plus de choix : plutôt qu’une pièce, il lui avait confié un dé, et projetait de le pousser ensuite à prendre ses décisions à travers le Yi-King, pour multiplier ses possibilités. Même si, dans l’histoire, cette approche s’est révélée être un échec complet pour ce pauvre Two-Face, peut-être que c’est la bonne solution pour les auteurs.
Plutôt que deux catégories, j’en ai déjà proposé trois. Dans un prochain billet, je tenterai d’établir que l’on pourrait très bien caractériser les auteurs selon des critères complètement différents. Qui sait ? Peut-être qu’à terme, les auteurs renonceront à faire appel à des étiquettes simplistes pour décrire leur démarche, et s’ouvriront à leur étrangeté et à leur individualité.
Bien dit ! Cela fait plaisir à lire. Je suis allergique aux étiquettes en général et je trouve celles-ci particulièrement ridicule.
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Elles peuvent nous guider ou au moins esquisser les grandes lignes d’une problématique, mais c’est lorsque l’on commence à s’en revendiquer que l’on bascule dans l’absurde, selon moi.
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Il ne te reste plus qu’à créer les catégories des Étranges et des Singuliers.
T’es tranquille, si jamais tu dis qu’il s’agit de deux nouvelles catégories d’écrivain, tu trouveras du monde pour revendiquer être un pur Étrange, ou un Singulier convaincu.
(Mais cette fois, dépose un brevet sur les émojis, ça peut te rapporter gros cette affaire.)
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Super idée!
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Oh, excellente idée !
La semaine prochaine, je proposerai de nouvelles catégories, un peu par défi, un peu comme casse-croûte intellectuel.
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Zigouiller les jardiniers et les architectes pourrait faire du bien à l’urbanisme et à la nature 🙂
blague à part, comme tu le sais, je n’aime pas trop qu’on tue les personnages, alors les auteurs (même quand ils se prennent pour des personnages….) ça me paraissait un peu éloigné de ton flegme.
je proposerais bien des catégories difficilement assimilables (dont on ne peut pas trop se faire un drapeau) : auteur poèle (qui écrit très vite, à chaud), auteur marmite (qui mijote ses histoires pendant des heures), auteur caquelon (qui affectionne les récits filandreux comme une fondue)…. qu’en penses-tu ?
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C’est indéniablement le classement le plus savoureux que l’on puisse imaginer !
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Merci Julien ; et qui osera se qualifier de vieille casserole ou de pot à soupe ?
🙂 🙂
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Pour moi les deux types d’auteurs c’est ceux qui aiment écrire les dialogues vs. ceux qui aiment écrire les descriptions.
Blague à part, je te rejoins tout à fait sur cet article. Le débat Architecte/Jardinier, à l’origine, c’est juste une grille de lecture pour comprendre le processus créatif. Plutôt que de les voir comme des catégories séparées, je les vois plus comme une échelle graduée entre deux extrêmes.
Après, pour quelqu’un qui débute dans l’écriture, je peux comprendre que ça soit rassurant pour certains de pouvoir se donner une étiquette. Ça crée une forme de légitimité quand on n’est pas sûr de soi.
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Exactement. C’est un point de repère, pas un signe de ralliement.
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Salut Julien
Je comprend ton point de vue et effectivement il est idiot de s’enfermer dans une méthodologie ou dans une autre (surtout quand on pense que sa método vous dispense de vous préoccuper d’un bon nombre de contraintes (comme penser au premier plan à ses lecteurs/éditeurs ou négliger la fraicheur de son manuscrit))*. Mais néanmoins il existe une différence de taille entre la conception d’une histoire par un Jardinier ou un Architecte. En fait cela pourrait mieux s’expliquer avec une métaphore automobile, il existe deux types de véhicule, les propulsions ou les tractions.
La propulsion vous pousse par l’arrière. C’est ce que vous écrivez, ce que vous avez écrit qui vous permet d’avancer dans votre histoire vers un point indéfini. La surprise est générée en temps réel quand vous décidez de vous surprendre vous même. Vous comptez sur votre passion et la fraicheur de votre rédaction pour qu’elle puisse transparaître dans vos écrits.
La traction vous tire vers l’avant. Vous connaissez déjà votre destination (la fin de votre histoire) et écrivez le chemin qui peut vous y mener de la façon la plus intéressante/élégante/passionnante/surprenante…cohérente. Vous testez souvent plusieurs chemins (vous réglez les étapes de votre GPS) afin de prendre celui qui sera le plus intéressant à vos yeux (en espérant que les lecteurs le trouveront aussi passionnant).
Ok, la méthode on s’en fout, mais vous roulez quand même dans l’un de ces deux véhicules, une propulsion ou une traction (note pour les contradicteurs, si vous commencer à me parler des 4×4 vous êtes passé de l’autre coté de la métaphore, il ne correspond plus à rien en matière d’écriture).
(*) Vous verrez un bon nombre d’auteurs affirmer que leur méthode leur permet de s’affranchir de toutes les contraintes de l’écriture. Si vous croyez que l’art se fait sans contrainte, vous ne faites pas de l’art mais une croute.
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Merci pour ce commentaire. Je suis particulièrement d’accord avec la note finale.
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Je n’aime pas les cases. J’ai d’ailleurs le plus souvent du mal à situer les genres de mes romans.
J’ai eu beaucoup de chance de commencer à écrire de la fiction alors qu’internet n’existait pas : je ne me posais aucune question, j’écrivais. Ce n’est que tardivement que j’ai fait la connaissance de ces théories, de ces catégories et, si j’ai trouvé ça intéressant, je ne me suis pas revendiquée de l’une ou de l’autre.
Ça m’a fait penser qu’en 2011, au cours de mes déambulations bloguesques, un article de blog m’avait appris qu’il y a des auteurs à prédominance scripturale, l’autre tendance étant structurale. Découvrir les mots posés sur des comportements d’écrivains m’avait amusée…
Ma manière de travailler évolue avec le temps, diffère aussi selon les romans.
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Je suis bien d’accord avec ce point de vue, merci de l’avoir partagé !
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Ah, les cases, les catégories, les communautés, les coteries. Pardon de jouer les sociologues au rabais, mais je constate que l’humain est un animal social.
Il ne s’envisage lui même qu’à travers ses ressemblances ou ses dissonances face à autrui.
J’ai bien peur que le moindre écrivassier, une fois confronté à sa page blanche, à la solitude et aux doutes qui vont avec, sera tenté d’aller chercher le soutien de ses pairs.
Bien évidement si on lui indique une case qui lui ressemble, même de loin, il sera tenté d’y entrer. C’est plus confortable, socialement parlant.
Donc je ne suis pas plus surpris que ça par l’épidémie de conformisme crasse que tu as déclenché par le billet dont tu parles plus haut. Il ne faut pas t’étonner, pas plus qu’il ne faut t’en vouloir: dans conformisme il n’y a pas que « formisme »…
Vivement que chacune et chacun s’ouvre à sa singularité, en effet. Et j’ajouterai, vivement que chaque humain apprenne à tolérer les singularités d’autrui sans vouloir l’ostraciser, ça ne peut qu’aider…
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Se construire en tant qu’individu, la noble quête des adolescents et des jeunes adultes, c’est quelque chose que nous avons tous en commun. Ce qu’on dit rarement, c’est que la plupart du temps, c’est un échec. Au cours de ce processus, la quasi-totalité des gens constatent que trouver et afficher sa singularité, c’est à la fois difficile sur le moment et parfois pénible à assumer. La plupart préfèrent le confort de se ranger dans une case, et adoptent une identité en kit.
On se souvient avec émotion de nos jeunes années où, pour s’affirmer en tant qu’individus, nos camarades se font gothiques ou rappeurs, adoptant donc les codes de milliers, des millions d’autres personnes, ce qui paraît contre-productif. Je pense que ces histoires de jardiniers et d’architectes, pour certains, ça n’est pas différent : cela donne l’impression qu’on se trouve en tant qu’auteur, alors qu’on ne fait que se conformer.
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