Écrire « Le Bastion des dégradés »

Comme j’ai eu l’occasion de le mentionner, la sortie romanesque à laquelle je suis attaché en cette fin d’année est le roman-événement « Le Bastion des dégradés« , sorti chez PVH Éditions.

Un roman, cinq autrices et auteurs. Comme on peut s’en apercevoir en jetant un coup d’oeil à la couverture, ce livre est signé de cinq plumes : Aquilegia Nox, Pascal Lovis, Sara Schneider, Stéphane Paccaud et moi. Comment tout cela s’est mis en place ? Pourquoi rédiger une histoire à plusieurs ? Quelles ont été les difficultés rencontrées ? Comment nous sommes-nous organisés ? Quels sont les écueils et les avantages d’une telle approche ? Tout cela mérite bien un petit article.

Si ce sont des conseils généraux sur l’écriture collective qui vous intéressent, j’ai déjà rédigé un article à ce sujet, qui reste d’actualité. Mais disons qu’ici, on examine un cas très concret et qu’il y a aussi des enseignements pratiques à en tirer.

Un peu à la manière des Spice Girls, l’équipe de rédaction de ce projet a été assemblée par un producteur visionnaire – ici un éditeur, Lionel Jeannerat – qui a choisi quatre, puis finalement, cinq plumes avec comme mandat de participer à un projet créatif collectif. Les cinq auteurs choisis ont comme points communs d’être actifs dans la scène littéraire de Suisse romande, dont on ne répétera jamais assez qu’elle est à la fantasy ce que la Scandinavie est au polar. Toutes et tous ont également d’autres romans qui figurent au catalogue de PVH.

Allumer un brasier

Le mandat était clair : écrire ensemble, dans un délai donné, un livre de fantasy en hommage au projet de Tour du fantastique, illustré par John Howe, et qui allait pouvoir servir de base à d’éventulles suites, inspirations, excroissances et autre protubérances. Notons que nulle part, dans la mission de départ, ne figurait l’impératif de signer un roman, mais parmi les premières décisions collectives prises par cette joyeuse bande d’autrices et d’auteurs, celle de rédiger un texte romanesque s’est imposé presque sans débat. À quoi bon rassembler ces talents et ces personnalités pour se contenter d’une collection de nouvelles ? Nous souhaitions créer l’événement, inspirer, allumer un brasier : nous n’aurions pas pu le faire avec un simple alignement d’histoires courtes.

C’est plus facile à dire qu’à faire : signer un roman, c’est déjà compliqué avec un seul cerveau, ça ne devient pas plus simple, au contraire, quand on en a cinq, avec autant de styles, d’imaginaires, de priorités, d’emplois du temps et de toutes ces autres choses qui sont à la fois stimulantes et embarrassantes. Les auteurs sont comme les chats : il est notoirement difficile de leur apprendre à marcher au pas.

Pour s’en sortir, la solution que nous avons choisi a consisté à écrire une histoire avec cinq points de vue, cinq focales, cinq personnages à travers les yeux desquels nous avons composé le récit, et de confier l’un d’eux à chacune des plumes de l’équipe. C’est probablement l’approche la plus évidente pour signer une histoire de ce type, mais ça n’a pas été la seule que nous avons considérée. Si les contraintes avaient été différentes, nous aurions pu adopter une organisation d’un autre type, comme celle qui aurait consisté à toutes et tous travailler le même corps de texte en parallèle. Mais comme je l’ai expliqué, le calendrier de parution était une donnée de base et il nous a semblé qu’assumer chacun le rôle de berger d’un personnage et du cinquième d’histoire qui l’accompagnait nous offrait la flexibilité dont nous avions besoin. L’histoire était commune, mais de cette manière, l’un-e d’entre nous pouvait prendre de l’avance – ou du retard – sans gêner les autres.

Mais je prends trop d’avance. S’organiser, c’est bien joli, mais c’est relativement simple. Écrire à cinq, en effet, c’est multiplier l’angoisse de la page blanche par le même facteur. Lorsque vous partez de zéro et que vous devez créer une histoire, un univers, une démarche, un thème, qui convienne à toutes et à tous, comment est-ce que vous pouvez procéder ? J’avoue que cette question a constitué ma première angoisse. En présence d’imaginaires fertiles et de caractères bien trempés, j’étais terrifié à l’idée que nous allions perdre un temps précieux à tourner en rond, sans parvenir à trouver l’impulsion de départ. Or, il était crucial que nous ne tergiversions pas trop, si nous voulions disposer de suffisamment de temps pour rédiger et corriger notre texte…

Très postmoderne

Confronté à cette situation, l’expression de mon anxiété a pris la forme d’un document où j’ai proposé quelques idées de directions que notre récit pouvait prendre. Elles étaient toutes assez médiocres, mais l’idée était que peut-être que, dans le tas, une idée, ou un fragment d’idée, allait générer l’impulsion de départ dont nous avions besoin. Si je retrouve ce texte, peut-être que je le partagerai ici : il a remarquablement peu à voir avec le résultat final.

En parallèle, notre organisation pratique a vite pris sa forme définitive, très postmoderne, avec trois outils pour nous relier : un nuage, où mettre en commun nos écrits et nos documents de travail, une messagerie pour les discussions au quotidien (et pas mal de déconne) et des vidéoconférences périodiques pour accorder nos violons sur les grandes orientations du récit. Je suppose qu’on peut procéder autrement, mais ce système à trois piliers me semble constituer une bonne base pour toute collaboration du même type.

Heureusement, pour lancer notre histoire, nous bénéficions tout de même d’un certain nombre de points d’ancrage. Premièrement, nous avions la figure de la Tour du fantastique, qui n’est pas seulement une institution, mais également une tour bien réelle, à la silhouette emblématique. Il nous semblait important d’intégrer un tel motif dans notre récit, sous une forme ou sous une autre. Deuxièmement, John Howe était pour nous davantage que l’illustrateur de la couverture, il était le coeur du projet. Dans ces circonstances, il s’est imposé rapidement d’inclure un personnage central d’artiste, avant de décider de faire de l’art à la fois notre sujet et notre thème. Enfin, l’idée de bâtir un monde imaginaire qui devait pouvoir servir de cadre à d’autres histoires nous a imposé des contraintes spécifiques : en particulier, l’interdiction de tout faire exploser à la fin, ou de terminer l’histoire par un moment de transformation sociétale ou de renouveau, des motifs pourtant communs dans la fantasy. Le roman, c’était impératif, devait décrire le monde tel qu’il allait continuer à exister après le récit.

C’est donc en nous axant sur ces points de repère, par la discussion, que nous avons échaufaudé les grandes lignes de notre récit. Nous avons finalement pu construire relativement rapidement une intrigue générale et définir les personnages dont nous allions suivre le point de vue. À ce stade, tous les points n’étaient pas définis avec certitude, nous nous sommes gardés une marge de manoeuvre suffisamment large pour pouvoir modifier la trame au cas où l’écriture révélerait des incohérences. Ce genre de précaution est souvent utile lorsqu’on écrit un roman en solo, il l’est encore plus à plusieurs et les mois qui ont suivis nous ont prouvé que c’était bien la bonne approche.

Le petit miracle

C’est à ce moment que nous avons choisi, chacun, de quel personnage nous allions nous occuper. On peut s’imaginer à ce stade un roman alternatif où nous aurions opéré des choix différents, mais je pense que dans l’ensemble, la répartition qui a eu lieu a été assez cohérente et a favorisé nos points forts et nos inclinations naturelles d’auteurs. Peu à peu, nous avons construit un plan et chacun a pu partir de son côté avec des chapitres à écrire.

Il faut, à ce stade, que je prenne le temps d’insister sur le petit miracle qui survient lorsqu’on écrit à plusieurs. Premièrement, les autres autrices et auteurs avec qui vous allez collaborer ont cultivé leur jardin de leur côté et ils savent faire des tas de choses que vous ignorez, ou en tout cas, certaines parties de la création qui vous paraissent ardues sont au contaire aisées à leurs yeux. C’est précieux, parce que si vous avez un peu de patience, il y a énormément à apprendre. En ce qui me concerne, après ce projet, les autres projets littéraires que j’ai empoigné m’ont paru plus faciles parce que les voix de mes camarades sont toujours dans ma tête et que je peux passer mes textes au crible de leur sensibilité ou de leurs préoccupations – ou en tout cas, la partie d’entre eux que j’ai su intégrer à mon processus. Il n’y a pas meilleure école.

Deuxièmement, chaque individu avec qui on collabore à un projet de ce genre à un ou plusieurs talents propres que vous seriez incapables de copier, même en essayant très très fort. Leur vécu, leur trajectoire, leur pâte humaine leur permet d’accomplir des choses qui leur paraissent naturelles mais qui, à vous, vous donner l’impression qu’il s’agit de super-pouvoirs. Ainsi, Pascal Lovis est capable de donner des impulsions dans n’importe quelle situation, de définir une problématique de base et de commencer à la résoudre alors même qu’il est encore en train de la formuler. Il est également précieux pour organiser le travail en créant des documents communs : pour vous, c’est rébarbatifs, pour lui, c’est juste la partie fun de sa névrose. Stéphane Paccaud, pour commencer, était le seul d’entre nous qui avait une expérience de l’écriture collective au sein du collectif Polyphème, mais c’est également un poète, un modèle, refusant la facilité et nous appelant constamment à faire preuve d’ambition au niveau du style. Aquilegia Nox fonctionne de la même manière, mais au niveau du thème : alors qu’on aurait tendance à s’endormir au volant, écrivant une banale aventure, elle nous ramène encore et encore à faire preuve d’ambition et à raconter une histoire qui a de la substance. Quant à Sara Schneider, elle écoute attentivement tout ce qui se dit, tous ces points de vue tonitruants qui paraissent incompatibles et elle parvient miraculeusement à en dégager la somme, la synthèse élégante et efficace qui en contient toute la multiplicité.

Un grand nombre de sacrifices

Au delà des talents spécifiques des unes et des autres, on notera que ce genre de projet ne fonctionne que si on est en présence d’auteurs bienveillants, capables d’écoute et de recul et prêts à faire un grand nombre de sacrifices au nom du projet. Régulièrement, toutes et tous, il nous a fallu renoncer à des principes, des méthodes, des règles, des idées, qui nous tenaient à coeur pour le bien du roman. Chacun d’entre nous, laissé à sa seule fantaisie, aurait emmené le texte dans des directions qui ont été déclinées par le collectif. Un auteur qui refuserait de se trouver dans ce genre de situation, pour qui céder une partie de sa créativité au nom d’un effort de groupe serait inenvisageable, ne pourrait rien se voir reprocher, mais il lui serait impossible de participer à un tel projet. Pas de place pour Jimi Hendrix dans les Beatles.

Dans mon cas, par exemple, le plus gros sacrifice est intervenu après le deuxième jet, lors de l’intervention éditoriale qui nous a poussés à réarticuler une partie de notre narratif. Plusieurs parties de mon texte n’entraient tout simplement plus dans le cadre de l’histoire telle que nous l’avions conçue. Si on s’imagine de travaux autoroutiers, certains de mes chapitres se trouvaient dans la position de la petite maison de campagne qui doit être démolie à coups de bulldozers pour laisser place à une trois-pistes. L’avantage, c’est que je dispose à présent de plusieurs chapitres inédits, qui semblent provenir d’une réalité parallèle au « Bastion des dégradés », puisqu’ils ont des personnages et des situations dramatiques en commun, mais qu’on serait désormais incapables de les réinsérer dans le texte. J’en posterai peut-être un ou deux à l’occasion.

Encore deux mots de la fin : alors que les délais de parution s’approchaient, nous n’étions pas tous aussi disponibles que nous l’aurions souhaité. Donc en gros, plus on s’approche de la fin du livre, moins le jumelage traditionnel des personnages et des auteurs est respecté. Certains chapitres ont été écrits à deux ou trois plumes et pas toujours celles qu’on imaginerait. Je me souviens avoir écrit un passage avec un roman d’un de mes camarades sous les yeux afin d’être plus ou moins raccord avec son style. Ca n’a rien d’étonnant, d’ailleurs : à la fin, toutes les trames des personnages se resserrent et il est intéressant de constater que c’est également ce qui s’est passé du côté des plumes.

Voilà quelques anecdotes issues de ces quelques mois d’écriture. Si quelqu’un a une question, j’y réponds avec plaisir.

Vidéo: comment le chat apprit à parler

blog le petit plus

En cette période d’isolement, l’activité créatrice se poursuit d’une autre manière. Je participe à un projet de théâtre en ligne aux côtés de la troupe à laquelle je suis attachée, le Groupe théâtral des Mascarons. L’un après l’autre, les comédiens lancent des « bouteilles à la mer », des textes littéraires qu’ils choisissent et enregistrent, avant de les diffuser sur le web sous la forme de vidéos.

Comme je ne suis pas comédien, j’ai préféré apporter ma contribution avec un de mes contes, « Comment le chat apprit à parler. »

Descriptions: quelques techniques

blog descriptions techniques

Écrire des descriptions dans un roman, c’est comme manger sa soupe : ça ne fait pas forcément envie, mais tout le monde vous jure que c’est très important.

Nous avons eu l’occasion de voir pourquoi lire des descriptions, c’est une perspective qui réjouit moyennement la plupart des lecteurs, mais que c’est malgré tout parfois nécessaire. Nous avons également cherché à savoir ce qui fait une bonne description : la recette à suivre, en quelque sorte. À présent, il est temps de jeter dans le potage des croûtons, des épices, du fromage râpé : bref, tous les petits gestes qui ajoutent de la saveur à la préparation. Il y a quelques astuces qui peuvent facilement donner du relief à une description, et il serait dommage de passer à côté.

Commencer par l’émotion

Le réflexe le plus courant, lorsque l’on rédige une description, c’est de l’envisager comme un moment d’observation ou de contemplation, suivi, du côté des personnages, par une émotion et/ou par des actes. Un voyageur admire un paysage de son pays natal et il se remémore avec nostalgie des scènes de sa petite enfance ; un militaire découvre un hangar désaffecté truffé de soldats ennemis et il se met à planifier un assaut ; une jeune femme croise un homme dans une soirée et le trouve tout à fait à son goût.

On le voit bien avec ces trois exemples : on peut, en effet, prendre le temps de décrire les lieux, les personnes, puis céder la place à une réaction de la part des personnages, un moment d’émotion, une décision, une action soudaine. C’est une approche parfaitement légitime, mais ce n’est pas la seule et ce n’est pas non plus nécessairement la meilleure.

Et si on faisait exactement le contraire ? Et si on commençait par décrire l’émotion, puis par décrire ce qui en est la cause ?

Saisi d’une intense vague de nostalgie, Paul retint ses larmes. Face à lui s’étendait son pays natal : ses coteaux arrondis mangés de blé sauvage et de lavande odorantes, et ces quelques saules souples aux pieds desquels venaient s’immiscer des ruisseaux menus où, enfant, il avait si souvent tenté d’attraper des truites introuvables.

L’exemple vaut ce qu’il vaut, mais il illustre bien l’intérêt de cette technique : oui, décrire d’abord l’émotion, puis sa cause se heurte à la logique, mais ça fonctionne. En procédant de la sorte, on entame la description par ce qui compte le plus, soit l’effet que cela produit sur le personnage, et les émotions évoquées vont ensuite colorer la description proprement dite, ce qui fait que le lecteur partagera une partie de son état d’esprit, verra les choses avec ses yeux. Commencer par l’émotion, c’est donc faciliter l’immersion du lecteur dans un univers de fiction.

Cette technique a un autre avantage : elle crée du suspense. Dans un texte d’horreur, entamer un paragraphe en évoquant la terreur qui s’empare soudainement d’un personnage pour ensuite seulement décrire ce qui en est la cause, c’est happer l’intérêt du lecteur, qui se sentira plus concerné que si l’on procède de manière traditionnelle.

Dynamique vs statique

Un aspect qui rend les descriptions indigestes pour une partie du lectorat, c’est qu’elles sont statiques. Ces segments viennent interrompre le déroulement du roman : on s’assied et on observe, et l’action ne reprend qu’une fois que ce moment de contemplation arrive à son terme. Pour certains, cette attente est intolérable, comme si on demandait à un sprinter de faire une petite pause au milieu de son 100 mètres.

Pourtant, il existe des moyens de rendre ce phénomène plus digeste, de faire en sorte qu’un texte descriptif ne soit pas perçu comme un arrêt brutal dans le flux du narratif : il suffit de décrire des scènes statiques de manière dynamique.

L’idée, c’est que le vocabulaire utilisé dans les descriptions joue un rôle majeur dans la manière dont celles-ci sont perçues. Utilisez des verbes, des adjectifs qui suggèrent le mouvement, le changement, la transformation, et vous allez produire une description qui semblera beaucoup plus vivante que si vous vous contentez d’opter pour un vocabulaire neutre. La clé, c’est donc d’approcher la description d’une scène où rien ne se passe comme s’il s’agissait d’une scène d’action.

Prenons comme exemple la description suivante :

Rien n’échappait au regard de la directrice des Ressources humaines. Ses yeux vous scrutaient, vous analysaient dès le moment où vous vous trouviez dans son bureau. Ensuite, vous vous retrouviez seul avec ses dents d’un blanc immaculé, ses mains parfaitement manucurées, son tailleur impeccable, avec le bruit de sa respiration comme seule preuve qu’elle était en vie.

Il est possible de décrire le même personnage en utilisant des termes bien plus dynamiques :

Le regard de la directrice des Ressources humaines vous escortait partout. Vous pouviez sentir ses yeux vous suivre, vous disséquer, dès le moment où vous franchissiez le seuil de son bureau. Alors que la porte se refermait derrière vous, vous débarquiez dans un face-à-face avec ses dents d’un blanc explosif, ses mains sur lesquelles d’innombrables manucures s’étaient acharnées, son tailleur raide comme une chemise en plastique, qui se soulevait de bas en haut au niveau de la poitrine, seule preuve qu’en fouillant bien, on aurait pu trouver de la vie là-dedans.

Le second texte n’est pas nécessairement meilleur, mais il bouge, il vit, il s’y passe des choses. Les yeux ne se contentent pas de « scruter », ils « vous suivent » ; on ne se « trouve » pas dans le bureau, on en « franchit le seuil » ; le blanc des dents de la directrice n’est pas « immaculé », il est « explosif. » Il ne se passe rien dans la scène, et en même temps, il se passe plein de trucs.

L’exemple ci-dessus est volontairement extrême : il n’est pas nécessaire d’aller aussi loin à chaque description. Toutefois, il est bon de le garder à l’esprit : lorsqu’une description semble trop terne, remplacez certains des termes qui la composent par un vocabulaire d’action, de mouvement, et vous insufflerez un dynamisme bienvenu dans le résultat final.

La technique du renard et du chat

Ce que j’ai pris l’habitude d’appeler « La technique du renard et du chat » fait merveille pour les descriptions, mais à dire vrai, il s’agit d’un moyen simple de générer rapidement des idées en tous genres, tout en leur donnant de la cohérence.

Imaginez. Vous écrivez un roman dont l’action se déroule dans deux villes différentes et vous souhaitez les rendre aussi distinctes l’une de l’autre que possible. Pourtant, au moment de les décrire, vous séchez : rien, à vos yeux, ne ressemble plus à une ville qu’une autre ville. Comment leur donner de la personnalité ?

C’est simple. Décrétez que la ville A est un chat et que la ville B est un renard.

Soudain, tout s’anime : la ville A est plus petite que la ville B ; elle est aussi plus accueillante, plus confortable, plus domestique que la ville B qui reste sauvage, âpre, sans concessions ; la population de la ville B, comme un chat, a une double vie, fais le dos rond devant ses maîtres mais est éprise de liberté dès que ceux-ci détournent le regard alors que les habitants de la ville B n’acceptent aucune hiérarchie, quitte à devoir en souffrir ; l’analogie peut même s’étendre au domaine esthétique, avec une ville-chat grise alors que la ville-renard est rousse.

Alors bien entendu, la technique du chat et du renard fonctionne aussi très bien avec d’autres animaux, ou, à dire vrai, avec n’importe quoi : vous pouvez obtenir le même résultat en vous servant, comme source d’inspiration, d’une pomme et d’un ananas, d’une cathédrale et d’un théâtre, du chiffre 2 et du nombre 13. Ce qui compte, c’est de choisir deux éléments suffisamment proches l’un de l’autre pour qu’il existe des points communs, mais suffisamment dissemblables pour que les différences excitent votre imagination.

C’est de ce contraste que naît le potentiel de cette technique : elle n’est réellement efficace que lorsqu’il s’agit de distinguer deux (ou plusieurs) lieux, personnages, époques, événements que vous seriez amenés à décrire. En vous appuyant sur une solide analogie, vous allez pouvoir dégager facilement ce que ces deux éléments ont en commun et surtout, tout ce qui les sépare. En plus, cette pratique vous procure instantanément un champ lexical avec lequel travailler. La ville-chat, tout simplement, sera décrite comme un chat, avec des mots comme « discret », « agile », « souple », « audacieux », « gouttière », « griffe » semés dans le texte.

On est bien d’accord : cette technique, c’est de la cuisine interne. Elle vous sert à vous, auteur, en vous procurant un cadre de référence pour vos descriptions. Il n’y a aucune nécessité de communiquer tout cela au lecteur – en fait, ça serait probablement une mauvaise idée de le faire, parce que soudain l’épaisseur que vous aurez réussi à ajouter à vos descriptions apparaîtra comme un mauvais tour de passe-passe.

La rémanence

Un dernier phénomène qu’il faut garder à l’esprit lorsque l’on parle de descriptions, c’est la rémanence, c’est-à-dire le principe selon lequel une image, une fois décrite, va rester, en tout cas en partie, dans l’esprit du lecteur, et continuer à l’affecter même après la description. Une description, davantage que d’autres éléments d’écriture, laisse une trace au-delà de la page sur laquelle elle est imprimée. Les mots produisent des échos qui continuent à résonner au sein du texte et à fournir une fondation à tout ce qui suit.

En d’autres termes, la description bâtit un contexte dans l’esprit du lecteur, une ossature qui sert de cadre à l’intrigue, jusqu’à ce qu’une autre description modifie ce contexte ou en propose un nouveau. Décrire, c’est bâtir un décor où vont évoluer les personnages, comme au théâtre.

Cette réalité, on l’observe d’ailleurs dans d’autres formes d’art : dans le cinéma, une scène qui se situe dans un nouveau lieu va généralement s’ouvrir sur un plan large, pour nous donner une idée du contexte, avant de laisser place à des plans plus serrés, sur les personnages ; en bande dessinée, lorsque l’on découvre un environnement, le dessinateur soigne son décor, ce qui lui permet par la suite de se contenter de le suggérer, voire de l’omettre complètement.

Il en va de même en littérature. Si votre description est efficace, inutile d’en rajouter par la suite. Faites confiance à vos lecteurs, ils ont tout ça en tête. Après avoir passé un paragraphe à décrire la grande salle de bal, inutile de ponctuer les scènes suivantes de rappels au sujet des dorures et des chandeliers. Les descriptions sont longues en bouche. Comptez sur cet aspect pour éviter de surcharger votre texte avec des détails superflus.

⏩ La semaine prochaine: La quête du dépouillement