
Pendant son absence, le Fictiologue avait fait face à de grosses difficultés informatiques, s’était occupé de divers projets littéraires, avait écrit et publié en ligne un jeu de rôle et avait au final dû constater que son site attirait davantage de visiteurs quand il n’était pas là que quand il y postait de nouveaux articles, ce qui lui enseigna une fort utile leçon de modestie.
Comme l’illustre le paragraphe ci-dessus, en littérature, il n’est pas rare que l’on mentionne des événements ou des actes auquel la lectrice ou le lecteur n’a pas directement assisté. Je ne parle pas ici de l’usage du passé, qui est une simple convention de narration. Simplement, quel que soit le temps utilisé pour raconter une histoire, certains éléments narratifs sont dans le champ de la narration, et d’autres sont hors du champ de la narration (ce que je vais désigner à partir de maintenant comme le « hors-champ »).
Cette distinction est intéressante, parce qu’elle est à la fois très courante dans la fiction, peu explorée par les guides d’écriture, et riche d’innombrables possibilités. Dans cet article et ceux qui suivent, nous allons ensemble explorer ce fascinant univers.
Un terme emprunté au vocabulaire du cinéma
Le hors-champ est un terme emprunté au vocabulaire du cinéma. Ce qui est hors champ, c’est ce qui n’apparaît pas dans le cadre d’une image, ce qui n’est pas enregistré, mais qui existe malgré tout dans l’univers narratif de l’œuvre cinématographique en question.
Suzanne est dans le salon, en train de se préparer pour une soirée, en train de parler avec Rachida. Elle se rend ensuite dans la chambre à coucher pour se changer, quittant le cadre, mais en poursuivant sa conversation avec sa compagne, sur le visage de laquelle la caméra reste fixé. Le spectateur entend la voix de Suzanne mais son image est hors champ.
Autre exemple, d’une nature différente : la compagnie 47 revient d’une dangereuse mission de combat. Leurs camarades restés à la base Charlie se rongent les sangs en attendant de savoir ce qui s’est passé. Lorsque les membres de la 47 font leur retour, ils arborent une mine douce-amère : ils ont rempli leurs objectifs avec succès, mais ont payé un prix terrible, puisque leur ami le sergent Flint s’est sacrifié pour mener à bien la mission. Le spectateur assiste à ce récit et à la tristesse des militaires, mais ils n’ont pas vu la mort de Flint : celle-ci s’est déroulée hors champ. Elle a bien eu lieu dans l’histoire, mais elle n’a pas été montrée à l’image, elle n’a pas été enregistrée et restituée à l’écran.
Le hors-champ, c’est de l’invisible qui agit
Le hors-champ désigne donc tout ce qui, pour diverses raisons, n’apparaît pas à l’écran, mais se produit tout de même dans l’histoire et influence l’image cadrée. Le hors-champ, c’est de l’invisible qui agit.
J’espère que ces exemples vous auront permis de comprendre dans les grandes lignes comment ce principe s’applique au cinéma. Si ce n’est pas le cas, je ne peux que vous encourager à approfondir cette notion auprès de théoriciens du septième art, ce que je ne suis pas. De toute manière, le propos ici consiste plutôt à s’intéresser à la manière dont la notion de hors-champ s’applique également, et de manière spécifique, au champ de la littérature.
Comment est-ce possible, me demanderez-vous, alors que la fiction écrite, par définition, n’a ni caméra, ni cadre, ni image, ni même, à proprement parler, de champ, au sens où l’entendrait un cinéaste ?
En réalité, même si ces deux arts présentent beaucoup de différences, les points communs sont assez nombreux pour qu’il soit possible de tirer des parallèles utiles. Ainsi, même si la littérature n’a pas de caméra, elle inclut tout de même un dispositif équivalent, que j’appellerai le champ de la narration. Il désigne tous les actes et événements sur lesquels se focalise l’histoire qui est en train d’être racontée, tout ce qui se produit et est mentionné immédiatement par le narrateur, à l’exclusion de tout ce qui est rapporté par des personnages ou qui n’est, pour diverses raisons, pas su ou pas visible. La nature même du hors-champ en littérature dépend du mode de narration choisi : j’aurai l’occasion d’explorer cette distinction dans un prochain article.
Le hors-champ littéraire inclut donc ce qui ne fait pas partie du champ narratif, mais fait tout de même partie de l’histoire racontée.
On peut écrire un roman sans hors-champ
Afin de détecter si on a affaire ou non à du hors-champ, demandez-vous, si la séquence écrite était filmée, est-ce que tel ou tel élément apparaîtrait dans le cadre. Si la réponse est « non », vous avez affaire à du hors-champ. Si vous préférez vous abstenir de tirer des parallèles avec le cinéma, dites-vous que le champ, c’est ce qui est là, ici, vécu, important, dans l’instant, dans l’action, et le hors-champ, c’est ce qui est en retrait, loin, caché, dans le passé, oublié, anecdotique.
Il peut être de nature très diverse. Un chien dont on entend l’aboiement au loin, c’est du hors-champ ; noter que le goût d’une poire rappelle celles qui poussaient autrefois dans le verger de tante Ginette, c’est du hors-champ ; l’odeur des œufs frits qui provient de la cuisine, aussi ; pareil pour une pleine page pour détailler l’histoire de l’entreprise familiale.
Le hors-champ est généralement d’une importance secondaire dans l’intrigue, mais ça n’est pas une règle absolue. On peut écrire un roman sans hors-champ, mais on ne pourrait pas simplement couper le hors-champ d’une histoire et s’attendre à ce qu’elle reste compréhensible. Attention toutefois : certains lecteurs parmi les plus pressés ont tendance à instinctivement repérer le hors-champ et à le sauter lors de la lecture, comme s’il ne comptait pas. Mieux vaut en être conscient.
Court ou long, l’espace que le hors-champ occupe dans le texte peut également être très variable. Considérez la phrase suivante :
Pour jouer ce coup, il sortit son vieux Bois 3 – ça avait toujours été son préféré.
La seconde proposition, après le tiret, fait partie du domaine du hors-champ, alors que la première est dans le champ. On peut donc trouver des exemples où on passe d’un registre à l’autre au milieu d’une seule et même phrase – j’imagine même qu’on pourrait en dénicher où le hors-champ n’est constitué que d’un seul mot. À l’inverse, la seconde partie du Livre cinquième de « Notre Dame de Paris » de Victor Hugo, intitulée « Ceci tuera cela », est une longue dissertation sur la manière dont l’imprimerie a supplanté les cathédrales comme instrument de prosélytisme, et constitue un hors-champ absolu qui fait plusieurs dizaines de pages.
Alors que le hors-champ cinématographique est un sujet qui touche principalement la grammaire de l’image, c’est-à-dire la manière dont les plans sont composés et montés, le hors-champ littéraire a des effets plus profonds, en particulier sur la manière dont il est perçu par le lecteur. Là aussi, c’est un aspect que nous allons examiner davantage dans le proche avenir…




