Le piège des jeux de rôle

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Nos influences nous nourrissent, en tant qu’écrivains, mais elles peuvent aussi nous pousser à saboter nos propres histoires. J’ai déjà examiné ici les pièges qui peuvent se présenter sur la route d’un auteur très influencé par une œuvre qu’il affectionne, ainsi que ceux qui se présentent quand l’essentiel des références d’un romancier appartiennent au champ de la télévision. Dans ce billet, je vais évoquer une autre dérive qu’il convient de garder à l’œil, et qui me concerne très directement : les jeux de rôle.

Pour celles et ceux qui ne sont pas totalement familiers avec le terme, les jeux de rôle sont un loisir créatif dans lequel un groupe de participants vit et crée des situations fictives à travers des dialogues semi-improvisés. Dans la configuration la plus classique, l’un d’entre eux, le meneur de jeu, joue le rôle de l’arbitre, décrit le monde et campe les personnages secondaires, en se basant sur une trame dramatique de base qu’on appelle un scénario. Tous les autres interprètent un personnage, qui évolue dans cet univers. Des règles, qui dépendent souvent de chiffres et de jets de dés, règlent toutes les situations qui ne dépendent pas du dialogue.

Écrire pour les jeux de rôle, c’est très différent d’écrire de la fiction traditionnelle. Pour commencer, rédiger un scénario, ça ne consiste pas à raconter une histoire, puisque celle-ci va être créée et vécue lors de la partie, mais ça consiste plutôt à esquisser un potentiel d’histoire. On décrit une situation de base, un incident initial, un personnage qui poursuit un but, une crise ; on ébauche une séquence d’événements qui peuvent se produire ; on décrit des lieux et des personnages secondaires qui peuvent être appelés à faire leur apparition dans l’histoire. Tout cela est ensuite utilisé pour alimenter la partie, en fonction des choix des joueurs, sachant que souvent, une bonne partie de ce qui était prévu dans le scénario se produit, mais parfois, on s’en éloigne complètement.

C’est une série de drames en suspension

L’autre volet de l’écriture rôlistique, c’est la création d’un univers. Un scénario de jeu de rôles se situe dans un monde, qu’il s’agit de décrire. La forme que prend cette description est très particulière, puisque là aussi, il s’agit de coucher sur le papier, non pas des situations dramatiques, mais des potentiels : dans tel ou tel endroit vivent tels types d’individus, qui vivent tel genre de situation et qui poursuivent tel but, alors qu’en face habitent d’autres personnages qui ont un vécu différent et qui ont plusieurs raisons de s’opposer aux premiers. Ici, on ne raconte pas une histoire, on se contente de dire qu’il existe, en germe, une multitude de possibilités de raconter des histoires, susceptibles de se produire ou non. C’est une série de drames en suspension.

Tout cela est très singulier, et complètement en porte à faux avec ce que la littérature proprement dire réclame d’un auteur. Si les jeux de rôle sont une belle école de l’imaginaire, qu’ils peuvent aider un auteur à conjurer rapidement des concepts et à les emboîter les uns aux autres, qu’ils leur enseignent à se soucier du décor de manière méticuleuse, ils induisent également énormément de mauvais réflexes chez les meneurs de jeux qui souhaiteraient devenir écrivains.

Le premier piège des jeux de rôle, c’est que la priorité d’écriture n’est pas la même. Dans un roman, tout est centré sur l’intrigue et sur les personnages, et chaque aspect qui n’est pas au service de l’une ou de l’autre est inutile, voire superflu. Dans les jeux de rôle, au contraire, rien ne saurait être superflu : tous les détails de background sont susceptibles d’être utilisés à un moment ou à un autre. Il en découle que bien souvent, un auteur formé aux jeux de rôle va accumuler des éléments dans son roman, inutiles à l’intrigue, jusqu’à asphyxier son histoire et à la rendre inintelligible.

Une sorte de fétichisme du background

Je vous donne un exemple : mon roman « Merveilles du Monde Hurlant » se déroule dans un univers qui est, disons, largement inspiré d’un décor de campagne créé pour les jeux de rôle. Dans l’histoire, on suit de près des personnages impliqués dans la guilde des mendiants d’une ville, et on entend vaguement parler d’une sorte de syndicat du crime. Ça, c’est le résultat final. Dans le premier jet, armé de la description de la ville, j’avais inclus énormément de détails sur le fonctionnement interne du groupe criminel en question, et j’avais, en plus, mentionné un autre groupe concurrent, qui venait compliquer une intrigue déjà bien chargée. C’était très indigeste.

Ça, c’est typiquement un mauvais réflexe de meneur de jeu : j’ai pris mon univers pour un fait accompli, et je me suis dit « Si les événements que je décris se produisent, comment vont se positionner les différents groupes criminels de la ville ? » En jeu de rôle, on cherche à mettre en scène un univers cohérent, organique, réactif, qui s’approche du fonctionnement du monde réel, quitte à être chaotique et confus. Un romancier, au contraire, cherche à raconter une histoire, en s’appuyant sur les éléments qui sont nécessaires, et en écartant ce qui ne l’est pas.

C’est donc ça, le principal piège des jeux de rôle : une sorte de fétichisme du background. Quand on a ce parcours, on donne à l’univers une importance disproportionnée, sans réaliser qu’en littérature, ce qui compte, c’est l’histoire, et le décor est surtout là pour faire joli derrière les personnages.

Les lecteurs  veulent qu’on leur raconte des histoires, pas qu’on les emmène en balade

D’ailleurs, autre piège qui découle de celui-ci : cette fascination pour le décor risque, si l’on n’y prend pas garde, de déboucher sur des romans statiques, ou les événements, les actes, bref, l’intrigue elle-même, n’occupe pas le devant de la scène. À la place, l’auteur, si satisfait du petit univers qu’il a imaginé, se transforme en guide touristique et nous le présente à longueur de page, dans de longues séquences d’expositions stériles, en espérant parvenir à communiquer son enthousiasme pour son monde de fiction. Il est utile de le rappeler : les lecteurs de roman veulent qu’on leur raconte des histoires, pas qu’on les emmène en balade.

Les personnages, voilà un troisième et dernier point faible de l’auteur trop habitué aux jeux de rôle. Dans une partie, les personnages n’existent qu’à travers les décisions des joueurs, c’est toute l’idée. Mais celles-ci sont, par nature, imprévisibles, et donc difficiles à anticiper et impossibles à intégrer par avance dans l’intrigue.

Cela signifie qu’un auteur trop habitué à écrire pour les jeux de rôle risque de négliger certaines possibilités : en particulier, l’idée qu’un protagoniste du roman puisse commettre des erreurs et se mettre dans le pétrin, que ces actions soient le moteur de l’intrigue, est souvent négligée. C’est un paradoxe, parce que si ce genre de mécanique narrative est omniprésente dans les parties de jeux de rôle, elle est absente des scénarios, et peut être oubliée par les scénaristes devenus romanciers en herbe.

14 réflexions sur “Le piège des jeux de rôle

  1. « À la place, l’auteur, si satisfait du petit univers qu’il a imaginé, se transforme en guide touristique et nous le présente à longueur de page, dans de longues séquences d’expositions stériles, en espérant parvenir à communiquer son enthousiasme pour son monde de fiction. Il est utile de le rappeler : les lecteurs de roman veulent qu’on leur raconte des histoires, pas qu’on les emmène en balade. »

    J’ai TELLEMENT pensé à mon ressenti sur le roman Metro 2033 en lisant cette partie !

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  2. moi, je veux bien qu’on m’emmène en ballade en me racontant une histoire 🙂
    (comme à travers les mondes zurlants, où il y a des villes étonnantes, des pays ahurissants et même des musées où on aimerait rester longtemps longtemps et des histoires qui font courir à perdre haleine)
    m’enfin, je dis ça…

    Aimé par 1 personne

      • ah, j’ai toujours cette hésitation sur le nombre de « L » de bal[l]ade 🙂 !!
        plus sérieusement, ce qui m’enquiquine (paradoxalement) dans le jdn c’est l’absence de surprise : il y a une quête à accomplir et un nombre (conséquent mais fini) d’itinéraires pour y arriver ; bien sûr, c’est plus que l’itinéraire unique choisi par l’auteur d’une histoire, mais on sait dès le début quelle est la quête (ou alors il y a des tas de jeux qui intègrent cette idée de quête-surprise apparaissant en cours de route et que je ne connais pas).
        Pour revenir aux histoires, ce serait intéressant d’en raconter une du point de vue des lieux et des décors, et des changements que le passage des personnages leur causent…
        chiche ?

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