Le piège du cinéma

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Je porte ma part de culpabilité. Il m’est arrivé bien souvent, dans ce blog, d’illustrer un argument ou une situation en puisant mon exemple dans le cinéma plutôt que dans la littérature, jugeant, à tort ou à raison, que ces références étaient plus largement connues. Plus commode d’aller prendre un exemple dans « Star Wars » parce qu’il est entendu que la plupart des gens voient de quoi il s’agit, plutôt que dans « Les Rougon-Macquart » parce que celles et cux qui en ont lu une portion significative ne sont pas très nombreux.

Nous sommes au 21e siècle, et pour la plupart des gens, le cinéma représente le principal repère de la culture populaire, davantage que la littérature. Cela signifie que, pour une bonne partie des auteurs, le septième art est celui qui leur a enseigné, consciemment ou non, les principales règles de la narration. Le risque, lorsqu’ils prennent la plume, c’est qu’ils ne rédigent pas des romans, mais des films en forme écrite. Et c’est bien dommage, parce que, comme nous l’avons vu dans les billets précédents, si les différents arts peuvent apprendre les uns des autres, ils ont tous leurs spécificités, et il serait regrettable de les ignorer.

Un scénario n’est que le squelette sur lequel la chair de l’œuvre complète va s’attacher

La principale distinction qui vient à l’esprit lorsqu’on parle de la différence entre le cinéma et la littérature, c’est que le cinéma se raconte à travers les images, alors que le roman ne se raconte qu’avec des mots. Comme avec les séries télé, cela veut dire qu’en singeant les aspects les plus superficiels du cinéma, sans internaliser le fait qu’une bonne partie du narratif est transmis par les images, on risque d’accoucher d’un roman où la dimension visuelle est absente. Faisant l’erreur de penser que les images vont de soi et qu’un roman fonctionne comme un script de long-métrage, on en oublie qu’un scénario n’est pas le produit fini, mais juste le squelette sur lequel la chair de l’œuvre complète va s’attacher.

C’est donc le premier piège du cinéma : un romancier doit être conscient du pouvoir narratif des images, et ne pas les négliger, mais au contraire, trouver un moyen de l’intégrer dans ses descriptions. Il doit renoncer à voir un narratif comme une simple succession d’événements et réaliser que sa mission est également de décrire un monde, des bruits, des couleurs, des gestes, des expressions du visage, avec ses mots, puisqu’il n’a rien d’autre à sa disposition.

Mais parmi celles et ceux dont la principale approche de la fiction passe par le cinéma, certains comprennent très bien l’intérêt des images, et n’ont aucune peine à les intégrer dans leurs romans. Le risque est alors qu’ils lui donnent une place trop importante, et donnent lieu à des livres barbants, où le narrateur passe son temps à décrire la forme des boutons de manchette et la manière dont les gouttes de pluie ricochent contre les pavés. Le piège, en d’autres termes, c’est que l’auteur ait un film dans sa tête, et qu’il essaye, tant bien que mal, de le retranscrire sur le papier. Ce n’est pas ça qu’il faut faire : il faut écrire un roman, y intégrer des descriptions, mais sans ensevelir le lecteur sous un amoncellement de détails visuels qui ne servent à rien.

Une écriture cinématique risque de rester en surface

Enfin, le troisième piège du cinéma, pour les écrivains qui s’en inspireraient, c’est que pour toutes ses qualités propres, il est un aspect qui en est complètement absent, à savoir la vie intérieure des personnages. Le cinéma, ce sont des images qui représentent des personnages en train d’agir. En-dehors d’artifices peu convaincants comme la voix off, le spectateur n’a pas accès à leurs pensées.

À trop puiser son inspiration dans le septième art, à vouloir écrire des bouquins qui ressemblent à des superproductions hollywoodiennes, on risque d’imiter de bien mauvais exemples, et d’écrire des romans qui ne profitent pas de cette merveilleuse possibilité qu’offre la littérature de savoir ce qui se passe sous le crâne des protagonistes. Le narrateur, alors, n’est plus qu’une vulgaire caméra, qui non seulement, n’a aucun accès au monologue intérieur des personnages, mais ne nous montre même pas le monde à travers leurs yeux et leurs possibilités.

Alors qu’un roman à la troisième personne focalisée nous présente tout ce qui se passe de la perspective d’un ou plusieurs personnages, jusqu’aux détails qui sont relevés ou non, jusqu’aux termes dont on se sert pour les décrire, une écriture « cinématique » risque de rester en surface, tristement factuelle et neutre, ce qui n’apporte rien au résultat final, au contraire.

Cela, même les auteurs qui écrivent des romans dérivés sous licence « Star Wars » l’ont compris. Sous leur plume, des personnages familiers au cinéma semblent soudain hantés de doutes et de réflexions dont on les croyait exempts. C’est tout simplement parce que celles et ceux qui rédigent ces livres ont compris qu’ils écrivent des romans, pas de simples retranscriptions de films, et qu’il n’y a aucune raison de renoncer à explorer l’intériorité des personnages, une des armes les plus redoutables de la littérature.

12 réflexions sur “Le piège du cinéma

  1. très juste ; j’essaierai quand même un de ces jours d’écrire une histoire vue par les boutons de manchette !
    j’ajoute une quatrième spécificité du film, le déroulé dans le temps que le spectateur ne maitrise pas, tandis que le lecteur peut s’arrêter même au milieu d’un paragraphe que l’auteur voulait ininterruptible (si on peut dire). Imaginer contrôler le rythme comme le fait un cinéaste est donc difficile, voire impossible. Le 4e problème que doit maitriser l’écriveur , c’est le lecteur !!

    (D’accord, depuis le dvd, on peut s’arrêter aussi dans un film)

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  2. Bonjour

    Oui, le cinéma et le roman sont deux médias n’utilisant pas le même moyen d’émission pour narrer une histoire (je parle en terme de communication), mais ils partagent structurellement une concordance d’objectif qui est de ne pas tout définir clairement pour éviter d’être pompeux et indigeste. Je résume, les dialogues du cinéma tiennent compte du « sous texte » et les émotions mises en avant dans les romans sont celles discernables par le narrateur (le personnage qui raconte l’histoire (même omniscient)). Un bon manuscrit se doit d’avoir plusieurs niveaux de lecture pour captiver le lecteur et ceux-ci sont souvent écrits entre les lignes.

    Imaginons que l’un de vos personnage se situe dans un contexte particulier, souffre d’un trouble de la personnalité ou simplement d’un biais cognitif lui faisant voir le monde différemment de vous, le lecteur. En fait, depuis Platon et « l’allégorie de la caverne », nous savons que c’est toujours le cas. Les émotions que ce personnage ressent sont la traduction directe de son conscient, mais en aucun cas celui de son inconscient. Celui que tout auteur digne de ce nom aura défini pour lui seul quand il détaille la vie, les points forts, les faiblesses de son personnage. Bien entendu, à moins d’écrire un essai sur la psychologie ou la psychiatrie, le romancier ne va pas commencer à détailler la somme du perçu et du non-perçu de chaque situation de stress ou de bien-être vécue par le personnage.

    Je dirais même, que comme pour une bonne description du décor, « c’est la sélection des détails et non pas leur nombre, qui donne à un portrait sa ressemblance »*. Bref, l’auteur de roman peut dévoiler les sentiments, mais pas trop.

    (*) Citation attribuée à Léonard de Vinci.

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  4. A mon sens, les dialogues de cinéma et les dialogues de roman ne sont pas conçus de la même manière.
    Au cinéma, pas besoin d’incise, on voit qui parle, on reconnait la voix. Dans les romans, il faut ruser pour comprendre qui dit quoi, surtout dans les scènes à personnages multiples.
    Au cinéma, les acteurs peuvent interpréter les répliques, sans alourdir de descriptions de leurs gestes, de leurs visages… Ils travaillent l’intonation, toutes sortes de chose que l’on ne peut pas décemment faire à chaque phrase dans un dialogue de roman, qui sera moins riche. (Même si le fameux sous-texte doit être présent dans les deux cas.)
    Les personnages de ciné peuvent aussi se permettre des répliques ordinaires, genre « salut ça va, ouais ça va, et toi ? et ta femme, et tes enfants ? » parce que ça va vite, et parce que simultanément à cela, on perçoit le déplacement du personnage dans l’arène géographique, les réactions instantanées de ses interlocuteurs, et une foultitude de détails. Dans un bouquin, quand un personnage parle, l’attention du lecteur se focalise uniquement sur ce qu’il dit pendant un certain nombre de lignes. Si on ajoute des descriptions sur la manière dont il parle, ces descriptions interviendront avant ou après la ligne de dialogue, mais rarement simultanément. Les conversations ordinaires sont donc à utiliser avec beaucoup de prudence. Pulp Fiction, version roman, cela serait sans doute très chiant à lire.
    Au cinéma, le dialogue est le principal média pour faire passer des informations sur l’état psychologique du perso, ses souvenirs, son background général, ses émotions. Le dialogue doit donc apporter énormément d’informations. (et notamment là encore avec le sous-texte) En littérature, on utilise beaucoup le dialogue indirect, comme tu l’évoques à juste titre dans ton article avec les développements sur les pensées du narrateur.
    Et puis de manière plus générale, dans un film, on peut se permettre des mises en scène particulières, des choix de cadrage, des travellings, des panoramiques qui sont bien plus délicates à faire sentir dans un roman. (L’utilisation de l’image, comme tu l’évoques également.)
    L’auteur de roman, lui, va avoir une trousse à outil de figures stylistiques, métaphores, comparaisons, parallélismes, répétitions, oxymores, antithèses et autres que n’aura pas le scénariste de cinéma, en dehors de l’écriture des dialogues.
    Deux concepts bien différents donc. ^^ Mais rien n’empêche de prendre le meilleur de chaque et de jouer avec les codes.

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