Les 13 types de suites

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C’est déjà la suite de la suite de cette série d’articles consacrés aux suites. Et là, il est temps d’adopter une posture analytique : je vous propose de nous intéresser aux différentes sortes de suites qui peuvent exister en littérature, ce qui les distingue les unes des autres, leurs défauts et leurs points forts.

D’emblée, une confession : en réalité, je ne sais pas s’il existe treize types de suites romanesques. Peut-être que j’en oublie quelques-unes. Mais l’expérience m’a montré que les articles-listes sont plus appréciés que les autres. Si vous pensez que j’ai oublié quelque chose d’important, faites-le moi remarquer, et peut-être que je rebaptiserai ce billet « Les 14 types de suites. » Quoi qu’il en soit, j’y donnerai suite.

Le feuilleton

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Exemple : « Le Trône de fer », GRR Martin ; « Le Seigneur des Anneaux », JRR Tolkien

La saga qui se décline en feuilleton constitue une longue histoire, découpée en épisodes. Le tout est conçu comme un tout, avec un début, un milieu et une fin, mais à l’échelle de l’œuvre entière plutôt qu’à celle des tomes. L’auteur a dès le départ une idée de ce qu’il a l’intention de raconter, et chaque tome lui permet de faire progresser l’intrigue. Parfois même, le roman est écrit en une fois, et découpé en morceaux pour des motifs éditoriaux.

En général, dans les séries littéraires qui sont organisées en feuilleton, l’auteur s’arrange pour que chaque livre s’achève par un moment significatif, une scène plus dramatique que les autres, qui peut même constituer un tournant dans l’intrigue. Il s’agit d’une « fausse fin », qui, si elle est rédigée avec habileté, donne au lecteur une impression de satiété et lui fait même croire que ce qu’il vient de lire s’apparente réellement à un roman. En réalité, il n’en est rien, puisque la plupart des intrigues qui constituent le feuilleton se prolongent dans le tome suivant, sans modification ni interruption. Le vrai roman, c’est la totalité de l’œuvre, chaque tome n’en constituant qu’un fragment. Ce qui explique pourquoi il est si insatisfaisant de se retrouver confronté à une série-feuilleton que l’auteur ne parvient pas à conclure.

Les racines de ce type de série sont à trouver dans le roman-feuilleton, une forme qui a fait le succès de Charles Dickens ou d’Honoré de Balzac, et à laquelle des auteurs contemporains comme Michel Faber ou Stephen King se sont essayés. La différence, c’est que le roman n’est pas découpé en épisodes de plusieurs centaines de pages, mais en extraits bien plus courts, qui oblige l’auteur à constamment relancer l’intérêt du lecteur.

La série-feuilleton est très exigeante pour l’auteur, qui doit, le plus souvent, jongler avec un grand nombre de personnages et des intrigues qui s’entrecroisent. Elle réclame également un engagement énorme de la part du lecteur, qui doit conserver en tête une foule de détails pour comprendre une intrigue dont la publication de chaque épisode est parfois séparée de plusieurs années. C’est, selon moi, un exercice à réserver à des auteurs chevronnés, qui ont déjà un public fidèle prêt à les suivre jusqu’au bout de leurs idées.

La rallonge

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Exemple : « La Roue du Temps », Robert Jordan ; « Fondation », Isaac Asimov ; « Oz » L. Frank Baum

Ce que j’appelle « rallonge » est une variante du feuilleton, que j’ai mentionné ci-dessus. Là aussi, on a affaire à une histoire au long cours qui s’allonge à chaque tome, mais la différence principale, c’est que l’auteur n’a pas de plan précis en tête au moment d’entamer l’écriture. Il peut avoir une vague idée de la fin de la série, mais pas nécessairement des différentes étapes de l’intrigue.

Parfois, un auteur peut rédiger un roman, en laissant sa fin ouverte et en envisageant de lui apporter une suite, mais il ne commence à concevoir ce prolongement que lorsqu’il se met à écrire, à la manière d’un Jardinier. De plus, il ignore où son histoire va s’arrêter, et combien de tomes il va lui falloir pour parvenir au mot « Fin. » Lorsque Robert Jordan a imaginé « La Roue du Temps », par exemple, il songeait à écrire six tomes – au final, la série comporte quatorze volumes.

Du point de vue littéraire, la rallonge a un point faible : ni l’ensemble de l’œuvre, ni les épisodes pris individuellement ne constituent réellement une histoire bien charpentée au sens propre du terme. L’histoire n’est qu’un ensemble de péripéties, qui peut être habilement menée, mais qui, en raison de l’aspect spontané de sa genèse, ne propose pas une construction dramatique satisfaisante. Quant aux tomes, comme dans la série-feuilleton, il s’agit juste de livres qui prolongent l’intrigue, sans que l’on sache si on s’approche de la fin ou non. Parfois, ça traîne en longueur, et parfois, l’intrigue rebondit encore et encore alors qu’on la croyait achevée depuis longtemps.

Quelles que soient vos préférences en tant qu’auteur, et même si vous n’avez aucun goût pour les plans, les schémas et les chronologies, je ne peux que vous suggérer de vous lancer dans l’écriture d’une série avec une idée claire de son contenu, même si vous vous autorisez à modifier quelques détails en cours de route. Même si sa lecture peut être plaisante, la rallonge constitue bien souvent un échec littéraire

La série à épisodes

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Exemple : « Anno Dracula », Kim Newman, « Temeraire », Naomi Novik, « Anno Dracula », « Dune », Frank Herbert ; « Les quatre filles du Docteur March », Louisa Marie Alcott

Dans une série à épisodes, chaque tome constitue une histoire complète, avec un début, un milieu et une fin, un thème, des arcs narratifs pour les personnages et toutes ces sortes de choses si savoureuses. Mais en plus de ça, chaque volume continue l’histoire des épisodes précédents. Il y a donc, quand c’est bien fait, deux arcs narratifs superposés : celui du livre que l’on tient entre ces mains, et celui de la série dans son ensemble. C’est ambitieux et pas facile à faire, mais ça peut être très satisfaisant lorsque c’est bien mené.

Une caractéristique intéressante des séries à épisodes, c’est que la nature des points de rupture entre chaque tome peut être variable. Ainsi, pour citer l’exemple bien connu de « Star Wars », chaque film constitue une histoire complète, qui s’inscrit dans une trilogie, comportant des intervalles courts entre les épisodes. Et chaque trilogie est séparée par une coupure plus longue et plus nette, lors de laquelle plusieurs années passent et les protagonistes changent. L’ensemble constitue une trilogie de trilogies, dont chaque unité, ainsi que l’ensemble, forment une histoire plus ou moins satisfaisante.

Cela me donne encore l’occasion de mentionner le « legacy sequel », c’est-à-dire la « suite à héritage. » Dans ce type d’arrangement, on ajoute à une histoire un nouvel épisode, des années après la sortie de l’original. Du temps s’est écoulé dans le monde réel, mais également dans l’univers de fiction, où de nouveaux personnages et éléments narratifs ont fait leur apparition. Ainsi, au cinéma, « Halloween » (2018) est la suite à héritage de « Halloween » (1978) : les deux films appartiennent au même univers, et ils s’enchaînent, mais chacun raconte une histoire distincte, et trente ans s’écoulent entre eux.

La série à épisodes est bien souvent ce que les auteurs ont en tête lorsqu’ils se lancent dans la rédaction d’une saga littéraire. Elle présente les avantages du roman isolé comme celui de la série au long cours, puisqu’elle offre au lecteur une véritable histoire dans chaque tome, qui s’associent pour constituer une fresque plus vaste lorsqu’on les enchaîne. Comme je l’ai dit, cela dit, ce n’est pas toujours facile à écrire, et il est particulièrement important d’avoir dès le départ une idée précise de la direction que l’on souhaite prendre, et de s’y tenir, sans quoi des incohérences peuvent surgir, des ruptures de ton, ou des personnages qui échouent dans des cul-de-sac narratifs, parce qu’on n’a pas suffisamment anticipé leur trajectoire.

La succession d’aventures

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Exemple : « Sherlock Holmes », Sir Arthur Conan Doyle; « Conan le barbare », Robert Howard, « Le Cycle de Mars », Edgar Rice Burroughs

Même si ce n’est pas forcément le cas lorsqu’on parle de littérature, la succession d’aventures représente probablement ce qui vient à l’esprit en premier lorsque l’on prononce le mot « série », tant cette forme a servi de schéma de base à d’innombrables séries télévisées, à commencer par les séries policières et les sitcoms. Même si elle est moins omniprésente aujourd’hui, cette approche reste celle des séries télévisées les plus populaires.

Une succession d’aventures, c’est une série dans laquelle on retrouve un ou plusieurs personnages récurrents (Sherlock Holmes, John Watson, l’inspecteur Lestrade), ainsi que quelques éléments de décor (le 221b Baker Street, le Club Diogenes). Certains d’entre eux sont présents dans toutes les histoires, d’autres sont récurrents sans constituer des passages obligés. Tout le reste change dans chaque histoire.

Dans le domaine littéraire, de nos jours, la succession d’aventures est surtout l’apanage du polar. Un auteur fait vivre un ou plusieurs personnages d’enquêteurs, qui sont confrontés dans chaque volume à une enquête différente.

Il peut arriver que les protagonistes de ce type de séries restent inaltérables, toujours identiques, quoi qu’ils traversent. Parfois, les romanciers souhaitent inclure une petite dose de continuité d’une aventure à l’autre, en faisant évoluer le décor de l’intrigue, ou en faisant en sorte que ce que vivent les personnage les fasse évoluer. Mais pour rester dans la stricte définition du genre, c’est l’aventure du jour qui constitue l’attraction principale de chaque volume.

Originalité de ce genre de série, il est relativement fréquent que les aventures soient présentées dans le désordre : Conan peut être un adolescent dans une histoire, et un vétéran dans la suivante, avant d’enchaîner sur une aventure qui se situe au milieu de sa vie d’adulte.

Pour un romancier, le grand avantage de ce type de série, c’est que chaque histoire peut servir de point d’entrée aux lecteurs : les aventures se suffisent à elles-mêmes, elles se passent d’introduction et peuvent être découvertes séparément les unes des autres. C’est également un point faible, en cela que ce type de série fidélise moins le lectorat, qui risque de considérer que la lecture de tous les tomes est facultative.

Le spinoff

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Exemple : « La saga des Ombres », Orson Scott Card ; « Les Aventures de Dunk et l’Œuf », GRR Martin ; « La Pointe d’argent », Glen Cook

Même si le mot « spinoff » s’est imposé pour qualifier ce genre de produits de fiction, j’aime bien personnellement les appeler des « excroissances », un mot qui reflète bien la nature de leur place dans l’œuvre d’un romancier. Mais le terme anglais n’est pas mal non plus : un spinoff, c’est, métaphoriquement, un astre qui se détache d’un autre pour se loger dans une autre orbite qui lui est propre.

C’est exactement de ça qu’il s’agit : on utilise le mot « spinoff » pour qualifier une œuvre, ou une série, qui puise ses racines dans une autre œuvre, ou une autre série, en en conservant un ou plusieurs personnages, des situations dramatiques, des éléments de décor.

Cela ouvre la voie à de nombreuses permutations. Parfois, un personnage secondaire, voire même obscur, accède au devant de la scène. Parfois, l’action a lieu dans le même univers, mais à une autre époque ou dans un autre lieu (et donc oui, certains spinoffs peuvent également être des préquelles). Parfois, le spinoff ne s’inscrit pas dans le même genre que l’original, ou ne s’adresse pas tout à fait au même public.

Une fois que cette excroissance a pris son essor, elle se met à exister pour elle-même, comme s’il s’agissait d’une œuvre ou d’une série originale, même s’il n’est pas exclu que ses personnages finissent par croiser ceux du roman-mère. C’est ce qui arrive fréquemment dans les univers à spinoff au très long cours, comme celui de « Star Trek. »

Sans vouloir se montrer trop cynique, on peut affirmer que l’invention des spinoffs tient davantage à des considérations commerciales qu’artistiques. Il s’agit de donner à un public jamais rassasié de sa série préférée quelque chose de similaire, profitant ainsi de son intérêt pour l’œuvre originale pour créer un prolongement, avec un risque d’échec moins important que s’il s’agissait d’une histoire complètement nouvelle.

Même si rien ne vous en empêche si vous en avez envie, je vous conseille donc de ne pas planifier de spinoff de votre grande saga SFF, ou en tout cas, pas avant que celle-ci rassemble un lectorat et génère de l’intérêt.

La mosaïque

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Exemple : « Le Disque-Monde », Terry Pratchett ; « Les Rougon-Macquart », Emile Zola ; « Bas-Lag », China Miéville » ; « Chroniques du Vieux Royaume », Jean-Philippe Jaworski.

Ce que j’appelle ici « mosaïque » désigne un univers de fiction qui constitue la constante principale d’une série de romans. L’action de chaque livre se situe dans le même monde, et, qu’ils le fassent ou non, les personnages pourraient potentiellement se rencontrer ou, s’ils vivent à des époques différentes, au moins évoluer dans les mêmes lieux.

Au-delà de ça, rien ne relie nécessairement chaque fragment de la mosaïque avec les autres. Contrairement au spinoff, un nouveau roman de la série n’est pas nécessairement connecté aux précédents – ses personnages, par exemple, n’y font pas forcément d’apparition (même si rien ne l’empêche).

À force, une série-mosaïque peut finir par générer ses propres séries-dans-la-série. Par exemple, « Le Disque-Monde » forme une mosaïque, mais à l’intérieur de celle-ci, on trouve, par exemple, le « cycle du Guet », qui forment ce que j’ai appelé ci-dessus une « succession d’aventures. »

D’ailleurs, dans un cadre aussi large, toutes les autres formes de série peuvent exister, du feuilleton jusqu’à la préquelle. On pourrait même estimer qu’une mosaïque ne forme finalement qu’un ensemble de spinoffs.

Si vous êtes très amoureux de votre univers de fiction mais que vous ne souhaitez pas embarquer votre lectorat (réel ou supposé) dans une série au long cours, il peut être judicieux de vous embarquer dans la création d’une mosaïque. Comme dans une succession d’aventures, elle permet aux lecteurs d’empoigner n’importe quel livre de la série sans se sentir déboussolé, mais contrairement à celle-ci, l’auteur se sent plus libre d’approfondir le monde de ses romans.

La préquelle

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Histoire : « Histoires de Bas-de-cuir », James Fenimore Cooper ; « The Magician’s Nephew », CS Lewis ; «  les Chants Cypriens »

Au fond, le prequel, ou « préquelle », c’est l’idée la plus simple du monde : plutôt que de rédiger une suite qui va vers l’avant, vers l’avenir, on en imagine une qui va en arrière, vers le passé.

Cela donne l’occasion de produire un roman supplémentaire qui se situe dans le même univers que le premier, et dans lequel on retrouve un certain nombre de personnages, de lieux, d’événements et d’éléments de décor. Mais plutôt que de donner un prolongement aux aventures déjà racontées, et donc de rentrer dans le piège de la Loi de l’Escalade, on revient à un temps avant les événements du premier roman, quitte à saisir l’occasion pour proposer un roman aux enjeux plus modestes.

Cela dit, produire une préquelle de qualité est un exercice périlleux. Il est très facile de se planter, et les possibilités de le faire sont multiples, raison pour laquelle je vais consacrer un billet à la question prochainement.

À noter qu’une préquelle peut elle-même avoir une suite. Il est tout à fait possible d’imaginer une « série-préquelle » qui précède la série principale, auquel cas les tomes suivants seront, techniquement, des « interquelles », comme je le mentionne ci-dessous.

L’interquelle

poisson interquelle

Exemples : « Le cheval et son écuyer », CS Lewis ; « Ender : l’exil », Orson Scott Card ; « Donjon Parade », Joann Sfar & Lewis Trondheim

En ce qui concerne les quelques catégories suivantes, on rentre dans le domaine de l’anecdotique, mais il s’agit malgré tout d’approches distinctes pour générer des suites, raison pour laquelle je les mentionne ici.

Une interquelle (de l’anglais – plus ou moins tiré du latin « interquel »), c’est une histoire qui se situe entre deux autres histoires déjà publiées.

Donc lorsque l’on donne une suite à une préquelle, celle-ci va automatiquement se classer dans la catégorie « interquelle », même s’il s’agit également, bien entendu, d’une préquelle.

Dans de très rares cas, et surtout lorsqu’on a affaire à un univers-mosaïque (voir ci-dessus), une interquelle peut apparaître qui n’a aucun lien direct avec l’œuvre qui la précède dans la chronologie. L’exemple le plus connu de cette situation, c’est le film « Rogue One », qui est une interquelle de « Star Wars », épisodes III et IV, sans constituer une suite en droite ligne du troisième film de la série.

À moins que votre œuvre littéraire soit couronnée d’un succès inouï, je vous décourage de vous lancer dans cette voie, ou dans les suivantes qui riment avec « ribambelle », parce que ce genre de production se justifie rarement d’un point de vue artistique et est souvent trop compliquée pour séduire le public, à moins que celui-ci soit très demandeur à la base.

L’intraquelle

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Exemple : « Le Sicilien », Mario Puzo ; « La Belle et la Bête 2 », Andy Knight

Encore plus rare que l’interquelle, l’intraquelle désigne une suite dont l’action se situe pendant l’histoire originale. Il faut donc s’imaginer une faille dans le narratif, un vide, un saut dans le temps, où une autre histoire pourrait venir se loger.

Ça n’a pratiquement aucun intérêt. Le seul cas où ça se justifie, c’est lorsque les circonstances du premier roman font que les personnages en ressortent irrémédiablement changé. Le seul moyen de leur faire vivre de nouvelles aventures, sous la forme où ils étaient populaires, consiste donc à opter pour une préquelle ou une intraquelle. Et même ainsi, il faut admettre qu’il s’agit d’une ruse un peu stérile, qui n’a que rarement d’autre justification que de produire une œuvre commercialement intéressante en courant le plus petit risque artistique possible. Pas étonnant que les suites des dessins animés Disney qui sont sorties directement en vidéo appartiennent à cette catégorie.

L’exception d’une interquelle qui a du sens, c’est lorsque, par exemple, elle fait usage du voyage dans le temps. Ainsi, une partie au moins du film « Retour vers le futur 2 » est une intraquelle du premier long-métrage de la série, puisque l’action de celui-ci est revisité par les protagonistes du deuxième film.

La paraquelle

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Exemple : « La couronne des esclaves », David Weber & Eric Flint

Une paraquelle, c’est une suite dont l’action se situe en même temps que l’œuvre originale. Par sa nature, sauf exception, elle met donc en scène des protagonistes différents de ceux du premier livre. C’est l’occasion de présenter les mêmes événements dans une perspective différente. Dans une série au long cours, cela peut également donner l’occasion à l’auteur de raconter ce qui arrive aux personnages secondaires lorsqu’ils sont absents de l’intrigue principale, pour en faire une sorte de spinoff qui ne dit pas son nom.

À moins d’avoir affaire à un univers très touffu, qui génère et va continuer à générer un très grand nombre de romans, il n’y a pas vraiment besoin de faire usage de ce type de suite. Une autrice ou un auteur qui cherche à montrer une situation dramatique sous plusieurs angles pourra facilement le faire à l’intérieur d’un seul roman.

La circumquelle

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Exemple : « Le Parrain 2 », Mario Puzo ; « Dragon », Steven Brust

En général, plus le vocabulaire utilisé est barbare, plus on a de risques d’être en présence d’un concept vraiment alambiqué. C’est le cas de notre dernière catégorie de suites en « -elle », sans doute la plus improbable de toutes, la circumquelle, à savoir une suite dont l’action a lieu en partie avant, et en partie après une histoire précédente. Oui, une circumquelle, c’est l’enfant bâtard de la préquelle et de la suite.

L’intérêt de choisir cette voie, c’est de dresser des parallèles entre deux situations, séparées par le temps : comparer, souligner les différences et les ressemblances entre la situation qui précède l’œuvre originale et celle qui lui fait suite permet de mettre en lumière l’importance des événements racontés dans cette dernière. C’est aussi une manière simple de générer de l’ironie dramatique, en contrastant, par exemple, la manière dont des individus appartenant à des générations différentes ont vécu différemment des situations semblables. Le souci, c’est que « Le Parrain 2 » a fait un usage tellement marquant de ce mode narratif marginal qu’il est probablement difficile de s’y essayer sans être comparé au film de Coppola.

Le remake-suite

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Exemple : « Viriconium », M. John Harrison ; « Evil Dead », Sam Raimi ; « Le réveil de la Force”, JJ Abrams

Autre possibilité hybride : écrire un livre qui est à la fois une suite et un remake de l’original. Ou, de manière peut-être plus insidieuse, sortir une suite, mais la construire comme un décalque d’une première histoire, en en reprenant la structure ou les principaux éléments constitutifs.

Dans cet article, je n’ai pas mentionné les remakes, qui consistent à raconter à nouveau une histoire, en la modernisant et en y rajoutant la patte d’un nouvel artiste. D’abord, un remake, ça n’est pas une suite ; ensuite, en littérature, on écrit peu de remakes, leur préférant le pastiche, qui prend davantage ses distances avec l’inspiration de base.

Mais parfois, un roman est à la fois un remake et une suite, et c’est un cas intéressant. Il peut s’agir d’une décision destinée à minimiser le risque artistique, en proposant au public une suite qui soit aussi proche que possible de l’original, et donc de ce qu’il connait déjà ; on peut également avoir affaire à un exercice de style, où l’auteur raconte plus ou moins la même histoire, mais sur un ton ou dans un style très différent ; enfin, cela peut servir de base à des projets artistiquement ambitieux. Le cycle de « Viriconium », de M. John Harrison, est constitué de trois romans et de quelques nouvelles qui racontent toutes plus ou moins la même histoire, alors qu’elles sont toutes censées se dérouler dans le même univers fictif. Chacune est une image déformée de la précédente, y faisant écho jusqu’à la caricature.

Bref, un remake-suite n’est pas nécessairement une mauvaise idée : s’il s’agit juste de rebondir sur le succès d’une histoire originale, mieux vaut s’abstenir, mais si vous projetez une ambitieuse déconstruction de l’objet littéraire, allez-y ! (mais ne vous attendez peut-être pas à ce que tout le monde comprenne où vous voulez en venir).

La suite spirituelle

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Exemples : « La paix éternelle », Joe Haldeman ; « La trilogie des joyaux », David Eddings, « Et l’homme créa un dieu », Frank Herbert

La dernière catégorie que j’ai décidé de citer dans ce billet ne désigne pas à proprement parler une suite. Ce qu’on appelle une « suite spirituelle », c’est une œuvre qui reprend un genre, des thèmes, un style et bien sûr un auteur, mais qui ne prolonge pas l’histoire entamée dans un tome précédent. En d’autres termes, ça ressemble à une suite, ça a le goût d’une suite, la couleur d’une suite, mais ça n’est pas vraiment une suite. En général, les deux œuvres sont même explicitement incompatibles, en particulier dans la littérature de genre, où les présupposés de l’univers sont trop différents pour que la suite appartienne au même univers que l’original.

Pour un auteur, la suite spirituelle est une occasion de revisiter des thèmes qui lui sont chers, sans avoir à inscrire son nouveau roman dans le contexte d’une autre histoire. Bien souvent, cela dit, c’est principalement un argument commercial, une manière de dire : « Non, mon nouveau livre n’est pas la suite du précédent que vous avez tant apprécié, mais presque : c’est une suite spirituelle. »

C’était la vallée de l’ombre qui dévore (7)

Sixième partie

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Elles y étaient arrivées, à la tour de guet qui verrouillait le sommet du col du Grimatsch. On ne pouvait en distinguer que la silhouette : celle d’un beffroi en pierre de taille vérolée de lichen, flanqué à l’extrémité d’un mur bâti entre deux parois rocheuses.

Au milieu, une lourde porte était le seul passage possible pour poursuivre la route en direction du nord et franchir la chaîne du Bouclier. Un accès qui, pour le moment, était clos.

Illuminés par les grosses lanternes à huile qui éclairaient le chemin, une demi-douzaine de cadavres criblés de carreaux d’arbalète permettaient d’imaginer le sort réservé aux voyageurs qui s’approchaient de trop près. Les faciès déformés par la douleur de ces malheureux doucha le bref enthousiasme des deux jeunes femmes.

Plusieurs torchères s’allumèrent successivement sur le haut du rempart et on entendit les cris des vigies qui se relayaient dans la pluie épaisse. Les deux intruses venaient d’être repérées. Sans perdre de temps, S agita les bras en l’air pour montrer que ses intentions n’étaient pas hostiles et encouragea Wolodja à faire de même.

« Qui va là ? » fit une voix venue de la tour de guet.

S déclina son identité et celle de sa partenaire, assez fort pour qu’on puisse l’entendre. Impossible de distinguer ce qui se passait là-haut, mais il y avait de l’agitation entre les créneaux du fort et derrière les meurtrières. On chargeait des arbalètes et on préparait des carreaux prêts à être enflammés. Ça criait pas mal aussi. Il y avait de la peur et de la nervosité, une combinaison volatile.

« Je suis une Chevalière Patriar, envoyée en mission par l’Empereur, et j’exige de parler au Baron-Voyer » ajouta la guerrière.

Il n’y eut pas de réponse dans l’immédiat, mais la demande provoqua une querelle au sein de la garde, qui sembla se résoudre à la relayer. Dans l’intervalle, le fait que les arbalétriers n’aient pas tiré à vue avait quelque chose de rassurant.

Sous la pluie glacée qui brodait des cercles dans les flaques de boue, les minutes étaient longues. Aucune des deux jeunes femmes n’osa ouvrir la bouche avant qu’elles ne soient fixées sur leur sort. Wolodja s’accrochait au bras de sa protectrice comme un naufragé à une bouée, les phalanges nerveusement enfoncées dans son biceps.

Enfin, une voix retentit.

« Je suis le Baron-Voyer. Que veux-tu, Chevalière Sacrée ? »

S avala sa salive. Elle patienta, le temps que passe une bourrasque de vent qui hurlait comme un loup, puis elle répondit :

« Je viens de remonter la route depuis le fond de la vallée. J’ai vu ce qui se passe ici. Laisse-moi entrer afin que nous puissions en discuter. »

Cette fois-ci, la réponse ne tarda pas : « Ce col restera fermé tant que nous n’aurons pas identifié la source du mal qui fait perdre la tête aux hommes. Pas question de laisser les ténèbres se répandre au-delà de ce mur. Trop de braves sont déjà morts. »

Wolodja secoua l’épaule de S, sa voix haut-perchée, son ton soudain frénétique, son doigt pointé vers le haut des remparts, là d’où provenait la voix du suzerain local : « Il est ensorcelé lui aussi ! Tu ne le vois pas ? » dit-elle. « Lui et tous ses hommes sont sous le coup de l’enchantement. Bientôt ils nous tireront dessus, comme ils ont abattu tous ces pauvres voyageurs avant nous. »

Ses yeux étaient hagards. Son visage était celui d’une bête traquée.

« Je t’en supplie, sers-toi de tes Miracles pour abattre cette porte. Fais-moi franchir ce col. »

Sa voix n’était plus qu’un murmure.

« Tue tous ces soldats. »

Elle pencha la tête vers S et déposa un baiser sur l’arête de son cou, puis d’autres, tendrement alignés, jusqu’au lobe de son oreille. Ses lèvres étaient brûlantes.

« Obéis-moi. Tu es à moi. Tu as envie d’être à moi. »

Le temps fit mine de se suspendre. La Chevalière souhaitait que les secondes s’étirent. Elle regarda Wolodja avec une infinie tendresse, comme si elle la voyait pour la dernière fois. Elle s’imprégna de l’image magnifique de son visage, de ses yeux parfaits, de sa bouche superbement dessinée. Sur son front, elle vit, éclatant d’une lumière verte, des caractères sacrés, ceux qu’elle avait elle-même tracé et qui venaient de réapparaître.

Puis elle poussa la jeune fille à terre, d’un geste brutal.

Prise de cours, celle-ci lui rendit un regard d’incompréhension, alors que S s’éloignait d’elle sans un regard, levant la main en l’air en direction de la tour de guet.

« C’est elle » dit la guerrière. « C’est la Succube. Elle a poussé les hommes de la vallée à la folie et à la violence. Abattez-la. »

Fronçant les sourcils dans une moue horrible, Wolodja cracha par terre :

« Elle ment. C’est elle au contraire, c’est elle la démone ! »

Dans les yeux de S, elle lut de la pitié. Personne n’allait la croire, alors que la Chevalière se tenait là, debout face à la porte, prête à valider la véracité de ses paroles en s’exposant aux tirs des arbalétriers.

Alors, démasquée mais pas résignée, elle grogna, s’agita de tous côtés, comme si elle cherchait une issue de secours sans en trouver une.

« C’est impossible ! Tu m’appartiens ! Tu es censée m’obéir ! »

« Je suis trop méfiante, je crois », dit S. « Les motifs que j’ai placé sur ton front quand nous nous sommes rencontrées ? Ça n’avait rien à voir avec une protection contre le froid. Ils étaient destinés à me rendre insensibles à tes charmes. Ils ont plus ou moins fonctionné. Depuis le début, je suspecte ta nature démoniaque. Et ici, à présent, créature, je t’ai amenée à un endroit où tu vas pouvoir être détruite. »

S entama une incantation d’exorcisme dans l’antique langue enscrite.

Jaillie d’une meurtrière, un carreau enflammé fendit l’air. Il vint se loger dans l’épaule de Wolodja, qui fut clouée au sol par l’impact. Son manteau prit feu.

Puis un autre tir l’atteignit au bras. Elle poussa un cri épouvantable, comme celui d’une bête blessée.

D’autres carreaux atteignirent leur cible dans un claquement sec et une gerbe de flammes. Et d’autres encore. Aucun être de chair et de sang n’aurait survécu à ça.

La jeune femme était criblée de traits, son corps incendié, mais elle n’était pas encore vaincue. Pire, elle se releva, droite comme une reine, comme si elle ne ressentait aucune douleur. Elle n’avait rien d’humain.

À travers le rideau de feu qui entourait la créature, S put voir une expression de pure haine dirigée contre elle, et qui déformait ses traits jadis si harmonieux. Elle redoubla d’effort pour poursuivre sa récitation des paroles sacrées qui étaient au moins aussi douloureuse que les plaies et les flammes pour cet être venu de l’Envers.

Folle furieuse, la Succube bondit vers la Chevalière. Elle était transfigurée, révélant sa véritable nature démoniaque : ses doigts étaient prolongés par de longues épines de verre noir, et des crocs de louve déformaient sa bouche.

Elle taillada le manteau de sa proie, qui évita le premier coup, mais pas le second. Son sang vient éclabousser le visage de la démone.

En proie à la douleur, S fut prise de court par la force physique stupéfiante du monstre. Celle qui s’était fait appeler Wolodja en profita pour franchir toutes ses défenses.

Sa gueule béante était toute proche de son visage. Poussant un cri de rage, elle planta ses crocs dans l’oreille et tira jusqu’à arracher le lobe et tout le pavillon. Elle recracha à terre les morceaux de chair avec mépris.

De la plaie, un sang foncé s’écoula, descendant le long du visage de S, vers son menton et sa poitrine. La douleur causée par cette mutilation était immense. Le choc plus grand encore.

Par réflexe, elle envoya un coup de pied contre le torse de la Succube, qui fut projetée en arrière. Les arbalétriers en profitèrent pour la toucher à nouveau. Une, deux, trois fois, coup sur coup.

Cette fois, enfin, elle semblait diminuée. Ses hurlements exprimaient sa douleur. Ses cheveux, ses vêtements étaient en train de brûler. Sa peau se couvrait de cloques effroyables. Il ne restait plus d’elle qu’une silhouette impie, cagneuse, toute en nerfs et en griffes, la bouche badigeonnée de sang, le corps tordu de douleur par le feu et le métal dans sa chair.

L’espace d’un instant, le monstre regarda S avec la même douceur qui avait été la sienne lorsqu’elle faisait semblant d’être humaine. Elle sourit, comme désolée de la tournure des événements.

« C’est… c’est ma nature » dit-elle.

La Chevalière prononça les dernières paroles de son exorcisme en sortant son épée de son fourreau. Elle fit tournoyer l’arme en l’air, puis, d’un geste assuré, trancha la tête de la Succube, qui tomba devant son corps qui était déjà en train de s’éparpiller dans l’air à la manière d’un nuage de cendres.

S s’agenouilla face à ce qui restait de la créature qui venait de la défigurer, et prononça une prière pour recommander son âme aux Dieux.

« Et ceci est la mienne » dit-elle au terme de l’oraison.

***

D’où était venue Wolodja ? Pourquoi s’en était-elle prise à cette vallée ? Pourquoi ces massacres ? Que cherchait-elle à accomplir exactement ? Alors que les hommes du Baron-Voyer sortaient de la tour pour lui venir en aide et soigner ses blessures, S savait qu’elle n’obtiendrait aucune réponse à ces questions.

Cette créature. Ce n’était qu’une bête. Il n’y avait pas davantage à en savoir. Certaines choses ne sont pas faites pour être comprises.

Le lendemain matin, le ciel au-dessus de la vallée ne lui parut pas moins sombre qu’il l’avait été jusque-là.

C’était la vallée de l’ombre qui dévore (6)

Cinquième partie Septième partie

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Il ne s’écoula pas une heure avant que les premiers flocons ne tombent. Ils étaient lourds, certains gros comme des prunes, et plus ternes que blancs. On aurait dit qu’ils empêchaient la lumière du ciel de parvenir aux vivants.

Au sol, la neige se déposait entre les vertèbres de la montagne, en soulignant la maigreur, s’accumulant là où l’herbe poussait encore, rare, dans la marge étroite entre la roche et la terre. Il n’y avait plus d’ombres ni de couleurs : juste d’interminables nuances de gris.

S avait espéré que le temps s’améliore pour achever l’ascension du col, mais c’était tout le contraire. La nature n’avait aucun intérêt pour les desseins des hommes. Un vent sournois accompagnait la neige, du genre qui s’entortille et s’insinue à l’intérieur des vêtements.

Ça allait être plus difficile encore qu’elle ne l’avait anticipé. Elle préféra ne rien en dire à sa camarade de voyage.

Par moments, le vent soufflait contre elles, lourd comme la peine. Par moments, il les prenait en traître et manquait de les faire vaciller dans le vide, en direction de la pente. Lorsqu’elles croyaient s’être habituées aux humeurs tourmentées du ciel, celui-ci changeait d’idée, créant de nouvelles sources d’inconfort. Parfois les flocons s’alourdissaient de pluie, parfois ils piquaient le visage comme des épingles de glace. On ne négocie pas avec le vent : on s’en accommode ou on se plie.

Dans des conditions pareilles, cette grisaille sans forme et sans fin, on ne voyait plus rien d’autre que la route, et celle-ci était aussi traîtresse que le ciel. Elle se faisait louvoyante, s’effondrait, penchait sur le côté ou grimpait en une pente qui était épuisante à gravir. Par endroits, le gel avait eu raison des dalles qui s’étaient émiettées et avaient laissé la gadoue recouvrir ce qui n’était plus guère qu’une piste caillouteuse. À chaque virage, une prise de risque.

Les deux voyageuses, désormais, se tenaient par le bras, par le col, par les épaules. Elles se hurlaient des encouragements, plus fort que le vent, pour parvenir à se faire entendre. Elles étaient à la fois échauffées par l’effort et congelées par l’air glacial. Surtout, le découragement œuvrait sur elle comme un fardeau qui ne faisait que s’alourdir. À chaque contour du chemin elles priaient pour qu’il s’agisse du dernier et désespéraient que ce ne soit pas le cas.

Alors que la lumière faiblissait, à l’approche du soir, les flocons se changèrent en grosses gouttes de pluie verglaçante, et la route devint un torrent fou qui crachait pêle-mêle l’eau, la boue, la pierre, le bois, la glace. Elles tombaient presque autant qu’elles marchaient. Trempées, elles étaient frigorifiées. Chaque pas représentait un effort, chaque avancée, un triomphe.

Lorsque, au milieu de ce monde gris foncé, l’une d’elle aperçut une, puis plusieurs lueurs orange, improbables signes d’espoir, elles poussèrent des cris de joie et s’élancèrent main dans la main, de la dernière force de leurs jambes.

C’était la vallée de l’ombre qui dévore (5)

Quatrième partie Sixième partie

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De retour au hameau, S retrouva Wolodja, alanguie près d’un feu qu’elle avait allumé dans une maison abandonnée.

À en juger par son attitude débonnaire, elle était autant à son aise que si elle avait été invitée dans une hôtellerie confortable, plutôt que perdue dans un hameau hanté par le mal. Sur son visage on ne lisait aucun tourment, et elle semblait aussi fraîche qu’une églantine.

La voir ainsi, resplendissante après une pénible journée, réchauffa le cœur de la guerrière, satisfaite, même si cela ne devait pas durer, d’être la spectatrice privilégiée d’une beauté si évidente. Elle s’assit à ses côtés, jetant une bûchette sur le feu, et la jeune fille se pelotonna contre son épaule, comme l’aurait fait une chatte.

Elle lui raconta sa poursuite, les aveux de la villageoise, et tout ce qui s’était passé dans ce hameau avant leur arrivée.

« Maintenant j’ai peur » dit Wolodja.

Elle se serra encore plus fort contre la guerrière, jusqu’à laisser une marque rose foncé dans son avant-bras.

« Tu n’as rien à craindre » dit celle-ci. « Nous passerons la nuit ici. Les Dieux nous protègeront. Et mon épée aussi, si nécessaire. »

Les flammes dansaient dans les yeux clairs de la jeune fille. En proie au doute, elle fronça les sourcils, un instant, alors qu’une idée lui venait à l’esprit. « Et si c’étaient les villageoises qui étaient responsables de tout ça ? Et si c’étaient des sorcières ? »

Pas de réponse.

S resta assise face aux brasiers quelques instants de plus, l’entretenant pour qu’il tienne plus longtemps, puis elle sortit dans la nuit. Consciencieusement, elle passa en revue tous les accès et les points de fuite possible à partir de leur position. Elle mit en place des ficelles reliées à des clochettes là où la route entrait et sortait du village, et plaça des collets dans l’espoir d’attraper un lièvre ou une perdrix.

Lorsqu’elle retrouva Wolodja, celle-ci était en train de se laver tout le corps à l’aide d’un seau et d’une éponge. Sa peau, pâle, scintillait, rouge-orange face aux flammes. Ses clavicules délicates, ses seins émouvants comme la foudre, son ventre qui descendait en pente douce vers ses hanches cintrées, son nombril, ses jambes fines : tout cela avait l’apparence de l’éternel, comme la statue d’une divinité.

Émue de contempler ainsi cette nudité par surprise, S eut un mouvement de recul, pensa à retourner à l’extérieur. Le regard nullement effarouché de la belle la fit se raviser, comme s’il lui donnait la permission d’être là. Puis elle rit, se moquant de la timidité de sa compagne de voyage. Celle-ci rentra donc, effarouchée malgré tout, et disposa sa couche pour la nuit, faisant de son mieux pour ne plus poser les yeux sur Wolodja tant que celle-ci restait impudiquement exposée à son regard.

Un peu après, elles se couchèrent l’une contre l’autre, se tenant chaud sous la grande cape en fourrure, juste devant l’âtre. Lorsque sa protégée fut endormie, S s’autorisa à lui respirer les cheveux. Elle se sentit immédiatement coupable.

En-dehors de ce tourment, la nuit fut paisible. La guerrière entendit deux renards se quereller, puis le pas lourd d’un Kaour, géant de pierre qui dévalait la vallée sous les étoiles, sans se préoccuper d’elles. Elle n’eut jamais à sortir son épée de son fourreau.

Un peu plus tard, elle posa deux grosses bûches dans l’âtre, qu’elle regarda lentement se consumer.

***

Juste avant l’aube, alors que Wolodja dormait encore, S se lava et, seule face aux braises, elle récita de silencieuses prières de purification. Elles ne lui apportèrent aucunement le réconfort qu’elle avait espéré.

Lorsque le jour se leva, il n’eut rien de très différent de la nuit. Pas de lever de soleil : une lueur morte qui chassa les ténèbres. Seule source de lumière franche, la belle Wuurmaazi émergea d’un sommeil ravissant, s’étira face à l’orangé des braises, disant qu’elle avait bien dormi.

La Chevalière fit cuire un peu de lard dans une poêle et partagea en deux son dernier quignon de pain de seigle en guise de petit-déjeuner.

« Je vais gravir la route du col jusqu’en haut » dit-elle alors qu’elles attaquaient leur repas. « Il faut que je me rende jusqu’à la tour de guet, afin de parler au Baron-Voyer qui garde le passage. L’ascension est rude. Il vaut mieux que tu restes ici. »

La jeune fille poussa un rire enfantin, comme si elle venait d’entendre une absurdité : « Ne sois pas sotte, voyons ! Je sais qu’à tes côtés, je ne crains rien. Grâce à toi, je quitterai cette vallée. Allons. »

C’était sans doute mieux ainsi. Elles n’en discutèrent plus. Wolodja regarda le feu s’éteindre pendant que S prépara les affaires pour reprendre la route.

À l’extérieur, elle trouva un lièvre pris dans ses collets. Blessé, il sautillait encore, cognait, espérant s’en sortir, comme c’était sa nature. La guerrière hésita, puis lui tordit le cou, avant de le jeter dans un sac de jute : cette prise constituerait une provision précieuse pour franchir le col.

C’était la vallée de l’ombre qui dévore (4)

Troisième partie Cinquième partie

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À la fin de l’après-midi, les deux voyageuses aperçurent en hauteur, plus loin sur le chemin, quelque chose qui leur donna de l’espoir. C’était une colonne de fumée, foncée et écailleuse, qui se tortillait dans le ciel. Qui disait fumée disait feu, et qui disait feu disait refuge. Elles n’étaient qu’à quelques contours d’y parvenir, aussi hâtèrent-elles le pas, afin d’être sûres d’y parvenir avant la tombée de la nuit.

Elles furent accueillies par le spectacle de deux chiens maigres se disputant une main humaine de l’entêtement de leurs crocs. La guerrière les fit fuir en leur jetant des cailloux. L’un d’entre eux s’en alla en conservant sa prise à la gueule.

L’endroit était désert. C’était un hameau constitué de deux douzaines de maisons tordues, aux murs faits d’empilement de pierres couvertes de mousse grise. Elles étaient construites tout près les unes des autres, comme pour se tenir chaud, juste séparées par des venelles dont le sol était enseveli sous une épaisse couche de boue terne.

Désenchantées, elles suivirent la trace de la colonne de fumée jusqu’à un dégagement au milieu du village, là où se tenait la fontaine des lavandières. Elles trouvèrent un brasier conique, dressé à la hâte avec des accumulations de bûches, de meubles et d’outils en bois qui brûlaient furieusement dans le craquement criard des flammes.

Par-dessus, jetés sans ménagement, une dizaine de corps humains flambaient. Tous étaient des hommes. Leur chair, disloquée, était déjà rôtie par le feu, rendue méconnaissable. Le bûcher dégageait une répugnante odeur de cadavre.

Ce n’était pas un endroit hospitalier. Malgré tout, fébriles, rendues un peu folles par leur découverte, elles explorèrent le village, en quête d’une âme qui vive, ou d’une réponse. Mais elles ne trouvèrent ni l’une, ni l’autre.

« Mais qui a allumé le feu, alors ? » demanda S.

Elle devinait que, quelle qu’elle soit, la réponse ne lui plairait pas.

***

Elle n’eut guère le temps d’y réfléchir. S bondit. Elle venait d’apercevoir un mouvement dans les fourrés. L’arme au poing, elle pista ce qui, peut-être, n’était qu’un loir. Wolodja voulut la suivre mais la guerrière lui fit signe de rester sur place.

La lumière déclinait. Il n’y avait plus qu’un jour faiblissant et la clarté pâle des lunes pour permettre de distinguer les vivants des ombres.

Pas le temps d’allumer une lanterne. La Chevalière chargea pour tenter d’attraper ce qui était en train de se faufiler dans les champs, entre les rochers, dans les buissons d’épines, toujours presque à portée mais trop rapide pour qu’elle parvienne à lui mettre la main dessus.

À la faveur d’un éclat de Solune, S vit que la proie qu’elle traquait était bien humaine. C’était une jeune fille, enroulée dans plusieurs manteaux de jute, qui courait de toute la force de ses longues jambes maigres, bondissant comme un lièvre qui connaît chaque rocher à la ronde. Elle était maligne. Elle laissa tomber un sac plein de patates qui l’alourdissait. Trop tard pour faire une différence. Ses respirations devenaient rauques. Elle ne tiendrait pas longtemps.

Juste avant que la fuyarde ne pénètre dans la noirceur du bois qui surplombait le village, S parvint à lui saisir le col. En un mouvement, elle balança le corps léger de la jeune fille au sol, l’immobilisa, et pointa l’extrémité de son épée face à son visage. Deux yeux ronds et stupéfaits la fixèrent au milieu d’un chaos de cheveux laineux. La jeune fille laissa échapper un jappement désespéré.

« Je ne vais pas te tuer. Mais parle » dit S.

La Chevalière fixait la paysanne, mais sans oublier de jeter des coups d’œil prudents alentour. Les événements de la journée lui avaient fait craindre une embuscade. Lorsque la petite eut récupéré assez de souffle, elle répondit :

« Les femmes sont parties », dit-elle. « Les hommes ont changé. Ils sont devenus fous. Violents… Comme ensorcelés. Ils ont reçu un mauvais sort, c’est ce que disent les sages du village. Il y en a qui racontent que c’est une Succube de l’Envers qui a fait le coup. D’autres que c’est un Nécromancien de Wuurmaz. Certains pensent que c’est une âme en peine venue du Jouxte-Sombre… Moi, je m’en fiche. Tous, mon père, mes frères, ils se sont entretués. Nous, les femmes, on a brûlé les corps. On a fait ce qu’il fallait faire. Alors on s’est cachées dans les bois en attendant que les ténèbres quittent la vallée. »

Puis, un regard, un soupçon, et une question :

« Ça n’est pas vous, la démone, pas vrai ? Je le vois dans vos yeux, que ce n’est pas vous. »

Elle semblait douter, pourtant. Et l’épée pointée contre son visage n’avait rien pour la rassurer. La petite était brave, mais ses yeux luisants trahissaient son émoi.

S rangea son arme, se redressa, et laissa la villageoise libre de ses mouvements.

« Va rejoindre les tiens » dit-elle. « Et prie tes morts. Tout devrait rentrer dans l’ordre d’ici demain soir. »

Elle traça un geste de bénédiction à travers le cœur de la Hängrite, lui rendit son sac de pommes de terre et la vit détaler sans demander son reste, disparaissant rapidement dans l’obscurité des bois où elle semblait fort bien trouver son chemin.