Arcs narratifs : quelques outils

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Comme nous avons eu l’occasion de passer en revue les fondamentaux de la construction d’un arc narratif soit la préparation, les retombées et la notion de mérite littéraire, il est temps d’en explorer les outils. Traditionnellement, sur ce site, les articles « outils » rassemblent une série de conseils dépareillés, qui viennent compléter les bases énoncées dans les premiers articles. Celui-ci ne fait pas exception.

La cuisson lente

Additionner une préparation profonde, une préparation dramatique et une préparation instantanée pour parvenir à des retombées méritées : c’est comme ça que j’ai esquissé le mécanisme principal qui conduit à une construction narrative qui fonctionne. Mais si ces ingrédients sont indispensables, ils ne suffisent pas à réussir à tous les coups. Se contenter de remplir ces trois cases, mécaniquement, pour faire comprendre au lecteur pour quelle raison les personnages prennent les décisions qu’ils prennent, ça n’est pas toujours assez. Cela réclame un peu de doigté, et une vision sur le long terme.

C’est le cas en particulier des scènes où un ou plusieurs protagonistes entreprennent une action décisive, au terme d’une phase de préparation ou de réflexion. Ce moment, avant de le mettre en scène, il faut le laisser mûrir dans la tête du lecteur.

Oui, d’accord, vous avez fait le job : vous nous avez expliqué que Cléa est une jeune femme romantique et sensible (contexte profond), qu’elle manque de confiance en elle après une rupture difficile (contexte dramatique) et la scène où elle décide finalement d’embrasser son crush, Jordan (ils s’appellent toujours Jordan, n’est-ce pas ?), n’est pas mal tournée. Mais malgré tout, quelque chose ne fonctionne pas, vous le sentez bien. Alors quoi ?

Alors ce n’est pas un ingrédient qui manque, c’est que votre plat doit mijoter davantage. Pour nous faire comprendre ce qui pousse cette jeune femme plutôt fleur bleue à s’accaparer les lèvres de celui qui fait vibrer son cœur, il faut prendre le temps de nous faire vivre un peu sa paralysie face aux jeux de l’amour, ainsi que son émoi grandissant face à Jordan, qui, peu à peu, lui inspire confiance. Ces choses-là n’arrivent pas à point instantanément. Ce n’est qu’après une cuisson lente dans la tête du lecteur qu’il sera prêt à considérer que l’assaut buccal qui constitue la retombée de cet arc narratif est mérité.

Si ça ne fonctionne pas, essayez de rallonger les scènes, nourrissez la préparation dramatique d’éléments supplémentaires, ou rajoutez quelques blocs, jusqu’à ce que ça vous paraisse suffisant. Au besoin, testez la séquence auprès de bêta-lecteurs.

Bref, la préparation, ce n’est pas juste une question de délivrer les bonnes informations dans le bon ordre, c’est aussi une question de tempo. Ne servez pas le plat avant qu’il soit cuit. Ni quand il est brûlé.

Insuffisante prophétie

Autre question de construction temporelle délicate à mener, et qui mérite une attention particulière : toutes les tentatives d’inclure une prophétie dans votre narratif.

Quand je dis « prophétie », il peut s’agir d’une authentique prédiction de l’avenir, par des moyens magiques, tels qu’on les rencontre fréquemment dans les récits de fantasy, et dont j’ai déjà eu l’occasion de dire ici ce que j’en pense. Mais il peut également s’agir d’artifices narratifs plus conventionnels, tels que le flashforward (un petit aperçu de l’avenir de l’histoire), ou ces sentences énoncées par un narrateur omniscient, comme Joël Dicker les affectionne, du genre « En entrant dans cet hôpital, Teresa ne peut pas se douter du drame qui va s’y jouer. Il ne reste que trente-sept heures ».

Aucun de mal à ça. Qu’on soit ou non amateur de ce genre de techniques, elles ne sont par essence ni bonnes, ni mauvaises. Par contre, il est important de garder en tête que ce genre de présage ne peut pas à lui seul se substituer à une préparation. Non, surnommer votre protagoniste « l’Élue » ne suffit pas à justifier qu’elle se découvre le courage de terrasser le Grand Méchant à la fin de l’histoire. Si vous vous contentez de ça, le lecteur va rester sur sa faim. Bref, c’est immérité.

En deux mots, ces éléments peuvent prendre la place de la préparation profonde, mais elle uniquement. Et comme on l’a vu, il ne s’agit que d’un tiers du boulot. Donc ne vous servez pas de ce genre de technique, en croyant que vous avez trouvé une solution miracle pour établir votre préparation en déployant peu d’efforts.

Oui, peut-être que vous avez mentionné que votre personnage de jeune reine combattante descend d’une longue lignée de nobles psychologiquement instables, mais si vous souhaitez mériter le moment à la fin de l’histoire où elle perd la boule, il va falloir semer quelques indices supplémentaires, et construire la scène fatidique de manière à y inclure un élément déclencheur. Sans cela, ça risque de tomber à plat.

Un vrai déclencheur

Pendant qu’on parle de ça : la préparation instantanée, ça ne peut pas juste être n’importe quoi. Il faut qu’il s’agisse d’un déclencheur crédible de l’action, un élément narratif qui ne laisse aucun doute au sujet du fait que la réaction du personnage est justifiée.

C’est dommage, mais beaucoup d’arcs narratifs échouent au tout dernier moment, parce que la dernière phase n’est pas suffisamment soignée. Exemple : vous nous avez montré que votre personnage est un paria, qui s’est habitué à se débrouiller seul et à fuir les ennuis (préparation profonde) ; peu à peu, il trouve une cause à défendre et des amis sur qui il peut compter (préparation dramatique) ; dans une scène-clé, il choisit de sacrifier sa vie pour sauver ses nouveaux amis, euh, par exemple en jouant de la guitare dans une dimension parallèle (préparation instantanée).

C’est un développement classique, et tout cela tient parfaitement debout, à condition que la dernière scène justifie cette décision. En particulier, s’il sacrifie sa vie sans savoir quel impact réel cela pourrait avoir, ou s’il existait manifestement d’autres moyens de régler la situation qui n’aurait pas mené à sa mort, on est en présence de retombées imméritées, qui vont susciter davantage de perplexité que d’émotion.

La préparation instantanée ne peut pas juste être n’importe quoi : il doit s’agir d’un élément crédible qui justifie pleinement l’action et les conséquences qui suivent, et dans l’idéal, sans être prévisible. C’est une scène-clé, prenez le temps de la soigner.

Tester le mérite

Déterminer si des retombées sont méritées ou non est une question subtile, pour laquelle il n’existe pas de méthode scientifique. D’ailleurs, attendez-vous à ce que la solution que vous finissez par adopter fonctionne pour certaines personnes mais pas pour d’autres. Dans ce domaine comme dans d’autres, on ne peut pas contenter tout le monde. Tout au plus peut-on chercher à satisfaire un maximum de lecteurs, et à faire taire par avances les protestations les plus bruyantes.

Toutefois, si vous avez l’impression qu’il y a quelque chose qui cloche, qu’un moment n’est pas complètement mérité ou que vos bêta-lectrices et lecteurs vous signalent leur insatisfaction, je vous propose de tester votre arc narratif en vous posant une question, que voici : qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Est-ce que c’est le tempérament du personnage (préparation profonde), son état d’esprit (préparation dramatique) ou sa réaction immédiate (préparation instantanée) ?

Selon la manière dont vous répondez à cette question, cela peut vous permettre d’identifier dans quel secteur se situe le problème, et d’y remédier efficacement.

Moments immérités

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Dans les articles précédents de cette série, je vous ai proposé une introduction à la notion de « mérite » en littérature, qui concerne les scènes qui ont reçu une fondation, une préparation suffisante pour engendrer chez la lectrice ou le lecteur la réaction souhaitée, ce que j’ai choisi d’appeler les retombées.

Pour mieux comprendre pour quelle raison c’est utile de se préoccuper de ce genre de choses, examinons quelques exemples, quelques cas de moments immérités dans des romans. L’occasion de voir à chaque fois pour quelle raison la préparation manque et les retombées – ou l’absence de retombées – que cela peut avoir sur le lecteur.

Deux ex machina

Cette formule latine, qu’on peut traduire par « le Dieu issu de la machine », fait référence au théâtre antique, où l’apparition des divinités consistait généralement à faire apparaître une statue ou une image des cintres. Celui-ci venait alors intervenir dans l’intrigue et la résoudre par décret divin.

Au sens moderne du terme, on nomme « deus ex machina » un élément qui survient par surprise dans une histoire, et qui résout une situation qui, jusque là, était bloquée. C’est la fameuse intervention de la cavalerie, chère aux classiques du western.

C’est pratiquement la définition d’un moment immérité. Les personnages de la pièce faisaient face à des défis, étaient en train de tenter de franchir des obstacles ou de se sortir d’une situation difficile, lorsque soudain, une force extérieure vient régler leurs problèmes à leur place. Non seulement aucune préparation n’a mené jusqu’à cette conclusion, mais il existe des pyramides de préparation qui ont été bâties pour rien, puisqu’elles ne sont jamais parvenues à des retombées.

Lorsqu’on suit une histoire, on a envie que ses protagonistes se sortent de leurs difficultés grâce à leurs actes : leurs sages décisions, leurs compétences, leur capacité à coopérer, les informations en leur possession dont ils se servent judicieusement, etc… On ne veut pas qu’ils triomphent en raison d’un simple coup de chance, parce qu’un personnage extérieur vient les sauver. Et si on ne le souhaite pas, c’est parce que cette construction est imméritée : elle se débarrasse de tout ce qui s’est déroulé au cours du récit, pour introduire à la 25e heure un élément étranger, pour lequel nous n’avons aucun attachement particulier.

Pour toutes ces raisons, le deus ex machina est une situation qu’il vaut mieux éviter dans une histoire, et il n’y a pas vraiment d’exception à cela.

Dans son – par ailleurs excellent – roman « Perdido Street Station », China Mieville résout l’intrigue grâce à l’intervention d’un personnage mystérieux qui débarque de nulle part à la fin de l’histoire, après avoir été vaguement évoqué à quelques reprises au cours du roman. Cela débouche sur une conclusion imméritée et insatisfaisante pour le lecteur.

Un instant de révélation

C’est un autre standard de la littérature : un personnage, souvent le protagoniste, prend soudain conscience de quelque chose, et cela lui permet de prendre une décision cruciale, voire de triompher de l’adversité. Cette réalisation soudaine peut être tout aussi bien factuelle qu’émotionnelle, voire les deux. Cela peut être, par exemple, une brillante déduction où une enquêtrice résout un mystère, ou un moment de clarté où un personnage réalise ce qu’il veut vraiment de la vie, pour citer deux exemples.

Contrairement au deus ex machina, cette configuration n’est pas automatiquement problématique. Après tout, ces instants de révélation se présentent occasionnellement dans la vie. Pour que cela fonctionne, ça dépend de la manière dont les choses sont amenées. En deux mots, pour que ce type de scène marche, pour qu’elle soit méritée, il est nécessaire d’avoir pris soin de construire la préparation de manière méticuleuse.

Si un personnage parvient à une conclusion ou résout un mystère sans cheminement intérieur, sans y travailler, sans accumuler d’indices ou pas suffisamment, uniquement parce que c’est plus simple à écrire sur le moment, qu’on a besoin d’un coup de théâtre, ou qu’on ne sait pas trop comment résoudre une intrigue, on a affaire à une conclusion pas méritée du tout. Le lecteur va s’en apercevoir et il ne sera pas content.

Pour que ce type d’instant fonctionne, il faut qu’ils soient construits en se servant de la règle des trois degrés de préparation : il faut un contexte général, une préparation dramatique sous la forme de moments de découverte ou d’accumulations d’indices, et enfin un déclencheur final, c’est-à-dire la dernière pièce du puzzle.

Dans son roman « Anno Dracula », Kim Newman n’entreprend pas les préparatifs nécessaires pour conclure l’enquête qui sert de fil rouge à son histoire. Après avoir lambiné tout au long de l’intrigue, les protagonistes finissent par avoir un moment de révélation qui vient de nulle part au sujet de l’identité de l’assassin. Cette scène imméritée est un des nombreux points faibles du roman.

Changement de cap

En littérature, les personnages prennent sans arrêt toutes sortes de décisions, et ça n’est pas en soi un souci. Leurs actes ne doivent pas nécessairement être réfléchis, ils n’ont aucune obligation d’obéir à la logique et il n’est nullement indispensable d’en expliquer les tenants et les aboutissants au lecteur. Rien de tout ça ne peut légitimement être considéré comme immérité, à moins d’avoir une suspension de l’incrédulité extrêmement faible.

L’exception réside dans les décisions qui semblent aller violemment à l’encontre de ce que nous savons des personnages, de leurs intérêts et de leur tempérament. Si, dans un livre, quelqu’un prend un cap qui parait entièrement dicté par le hasard, extrêmement atypique ou qui attire l’attention du lecteur pour une raison similaire, là, on peut avoir affaire à un moment immérité.

Dans ce genre de cas, il est nécessaire de bosser un minimum et de consacrer un peu de temps à expliquer cette décision sous la forme de préparation, de manière partielle ou complète, en fonction de la gravité de l’incartade par rapport à ce qu’on sait du personnage. J’appelle ça de la « préparation », comme j’ai pris l’habitude de le faire, mais en réalité je devrais plutôt parler de « contexte » ici, parce qu’il peut très bien être présenté après coup.

Eh oui, si votre personnage prend une décision surprenante et a de bonnes raisons de le faire, peut-être que vous souhaitez vous appuyer là-dessus pour créer un moment de suspense. Donc prenez le temps de faire comprendre ce qui s’est passé au lecteur après sa surprise initiale si vous le voulez, mais ne négligez pas de le faire, sans quoi le moment sera immérité et vous sèmerez déception et désapprobation au sein de votre lectorat.

Dans l’adaptation cinématographique du « Seigneur des Anneaux » par Peter Jackson, Faramir, fils de l’intendant de Gondor, capture des individus suspects lors d’une patrouille et finit par les libérer pour des raisons qui paraissent un peu nébuleuses.

L’histoire sans fin

Il y a des histoires qui ne se terminent pas. Il arrive que certaines romancières ou certains romanciers fassent le choix d’interrompre leur récit avant sa conclusion, et d’en laisser le dénouement à la discrétion du lecteur. Inachevé. C’est ce qu’on appelle un « roman ouvert ».

Parfois, ils agissent ainsi parce que la fin du livre ne fait aucun doute, et qu’ils préfèrent conclure leur narratif dans un moment de temps suspendu avant l’inévitable sort – souvent funeste – qui attend les personnages. Je vous renvoie par exemple au film « Butch Cassidy et le Kid » de George Roy Hill pour un excellent exemple.

Dans d’autres cas, le but est d’engendrer une ambiguïté par rapport à la conclusion de l’histoire. Cela peut tourner dans un sens ou dans un autre, au lecteur de se forger sa propre opinion, ou, au choix, de balancer le bouquin à travers la pièce en poussant un juron de frustration.

Eh oui, bien souvent, une histoire qui n’a pas de fin équivaut à une scène imméritée, pour des raisons bêtement mécaniques : elle équivaut à une préparation, qu’on prive de retombées explicites. Si certains lecteurs apprécient ce tour de passe-passe, la plupart estiment avoir été volés du moment qu’ils ont patiemment construit dans leur tête au cours de leur lecture, et qu’on ne remplace pas aucune émotion équivalente. C’est un pétard mouillé. À moins d’avoir d’excellentes raisons de le faire, renoncer à conclure une histoire est rarement une bonne idée.

Je pourrais citer Flaubert, mais pour un exemple plus contemporain, le roman « La rose pourpre et le lys », de Michel Faber, ne se termine pas, ce qui n’est qu’un des aspects irritants de ce gros bouquin très agaçant.

Trois degrés de préparation

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Pour que les retombées d’un moment-clé d’une histoire soient méritées, elles doivent pouvoir s’appuyer sur tout ce qui précède, sur une préparation, un contexte qui leur donne une assise logique. Voilà en résumé ce que j’ai expliqué dans de récents articles sur ce site, que je vous invite à lire si ce n’est pas déjà fait (parce que ces articles constituent la préparation de celui-ci, dans ce qui constitue, vous en conviendrez, une étourdissante convergence entre la forme et le fond).

Ici, je vous propose de nous attarder un peu plus longuement sur cette notion de préparation, et de chercher à comprendre comment celle-ci peut mener de manière convaincante à la conclusion de votre histoire, ou à un autre événement-clé de celle-ci. Comment bâtit-on une belle pyramide qui s’élève exactement au sommet que l’on souhaite ?

Ce que j’appelle « préparation », ici, c’est l’ensemble des éléments d’intrigue de votre histoire, tout ce qui arrive dans votre roman, mais vu de la perspective de l’événement final auquel vous souhaitez arriver. Pour y voir plus clair, je vous propose de nous appuyer sur un exemple : pourquoi l’inspecteur Javert finit par se suicider à la fin des « Misérables » de Victor Hugo ? Afin de le comprendre, tous les éléments se trouvent dans les pages qui précèdent cette décision. C’est ce que j’ai choisi d’appeler la préparation. Celle-ci, on va le voir ci-dessous, agit de diverses manières et est constituée de plusieurs niveaux superposés.

Les fondations de la pyramide : la préparation profonde

Première catégorie, la préparation profonde a principalement trait à la nature du personnage dont il est question, à sa psychologie et à son histoire. Quels sont ses besoins ? Quelles sont ses valeurs ? Quels buts poursuit-il et jusqu’où est-il prêt à aller pour l’atteindre ? Quelles sont ses failles et comment celles-ci peuvent-elles se manifester ?

Ce sont ces données de base qui constituent la couche inférieure de votre préparation, la plus solide et la plus immuable. Il s’agit de notions qui ne sont pas immuables, mais qui fonctionnent de manière statique : la fondation qui permet d’ancrer toute la préparation qui suit. Elles vous donnent la possibilité de cerner un personnage, de comprendre où se situent ses limites et ce qui est susceptible de le faire agir dans un sens plutôt que comme un autre, en fonction des événements et de son état d’esprit.

Cette préparation profonde peut également concerner des informations qui ne sont pas directement liés au personnage, comme par exemple des éléments de décor, des données générales sur la manière dont fonctionne l’univers du roman.

Dans notre exemple, Javert est un policier obsédé par une conception particulièrement rigoureuse de la justice. Voilà la base de ce que l’on sait de lui. Elle est indispensable à la préparation, mais elle ne suffit pas à elle seule à nous faire comprendre son geste tragique.

Si la préparation profonde était la seule que Victor Hugo nous fournissait dans son roman, la mort de Javert serait imméritée, et la conclusion de son arc narratif ferait long feu.

La base de la pyramide : la préparation dramatique

Si la préparation profonde a trait à la nature des personnages et à leur fonctionnement, la préparation dramatique est événementielle, et entièrement liée aux rebondissements de votre histoire. Quel enchaînement de faits et d’événements a amené un protagoniste à la scène-clé ou va se jouer tout son arc narratif (ou l’histoire toute entière) ? Comment s’est-il retrouvé-là ? Quel but poursuit-il et quels sont ses besoins ? Quels sont les enjeux de la scène et comment se construit le conflit ou la tension de ce moment ?

Du point de vue du romancier, la préparation dramatique fonctionne à la manière d’un piège parfait, destiné à obtenir une réaction spécifique de la part du personnage. Tous les éléments se conjuguent pour l’amener à prendre une certaine décision plutôt qu’une autre. Idéalement, le lecteur ne devra pas juger celle-ci prévisible, il pourra même la trouver surprenante, mais si le roman fonctionne, il doit normalement finir par la comprendre et à l’accepter, parce que les éléments de la préparation dramatique auront guidé l’action dans cette direction.

Ce type de préparation peut également concerner des événements qui ont lieu dans l’univers du roman, mais qui ne sont pas directement liés au personnage ou à ses actes. Mais cette option, il faut le noter, risque de réduire l’impact des scènes-clé, parce qu’elles deviendront alors moins personnelles, et moins liées à l’agentivité des protagonistes.

Pour revenir aux « Misérables », Javert poursuit le bagnard évadé Jean Valjean pendant des décennies, considérant qu’en tant que criminel, celui-ci doit être châtié et ne peut prétendre au pardon. Les événements font que Javert comprend que Valjean s’est construit une nouvelle identité, Monsieur Madeleine, un philanthrope qui défend la veuve et l’orphelin. Cela crée un conflit qui fournit un élément d’explication supplémentaire à sa décision de mettre fin à ses jours : Javert est confronté au fait que l’individu qu’il pourchasse depuis toujours est un homme bon, pratiquement un saint. Quels seraient alors les fruits de son arrestation ?

Le haut de la pyramide : la préparation instantanée

Juste en-dessous du sommet de la pile, on trouve le troisième et dernier élément de contexte. On peut se le représenter comme l’élément déclencheur, le moment de bascule qui précipite l’action-clé.

Dans votre roman, tout ce qui précède va mener à une scène cruciale où votre protagoniste va être amené à agir d’une manière plutôt que d’une autre. En général, celle-ci prend la forme d’un stimulus assez simple. On l’attaque : il se défend ; on lui pose une question : il répond ; il revoit une image issue de son passé : il ressent une émotion.

Cette préparation instantanée ne constitue pas nécessairement un événement au sens traditionnel du terme : elle peut être complètement intérieure et n’exister que dans la tête du personnage. Ce qui compte, c’est que les choses changent, souvent brusquement, et qu’elles précipitent une réaction de la part du protagoniste.

Dans l’exemple de Javert, c’est bel et bien une décision qui constitue ce moment-clé : le policier choisit de laisser partir le repris de justice Jean Valjean (préparation instantanée). C’est l’aboutissement d’un dilemme : entre arrêter Valjean et le libérer, quel serait le plus grand crime ? (préparation dramatique). Or, on sait de Javert qu’il est inflexible : il est incapable de commettre un délit, quel qu’il soit, sans remettre en cause toutes ses valeurs les plus sacrées (préparation profonde). Jugeant impossible de continuer à vivre avec cette contradiction, il se précipite du haut du pont Notre-Dame et se noie dans la Seine.

Construire la pyramide : additionner les préparations

Le suicide de Javert constitue un moment-clé qu’on peut qualifier de mérité. Si c’est le cas, c’est parce qu’il combine de manière naturelle ce que l’on sait du personnage (préparation profonde), ce qu’il a traversé (préparation dramatique) et ses actes au cours d’une scène-clé (préparation instantanée). Ces trois couches se combinent, s’additionnent, et mènent de manière logique au sommet de la pyramide, sans que l’auteur n’ait contredit aucun des éléments qu’il avait présenté au lecteur, et sans donner l’impression qu’il manque quelque chose pour comprendre comment on finit par en arriver là.

Un événement dramatique peut donc être considéré comme mérité quand les trois parties de la préparation se conjuguent pour déboucher sur une scène qui paraît authentique.

Notons qu’ici, j’ai pris comme exemple l’aboutissement d’une seule intrigue du roman, particulièrement fatidique. Mais dans un récit de fiction, presque toutes les scènes qui sont supposées avoir une certaine résonance émotionnelle doivent idéalement être construites par un tel empilement de préparation, afin qu’elles paraissent méritées aux yeux de la lectrice ou du lecteur. Écrire un roman, c’est donc planifier un grand nombre de pyramides de ce type, des grandes et des petites, pour des scènes cruciales comme mineures.

Arc narratif : le mérite

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Parmi les notions courantes dans le dialogue autour de l’écriture dans les pays anglosaxons, mais pratiquement absente de la sphère francophone, il y a le concept des « earned/unearned story events », en deux mots, les « événements narratifs mérités ou immérités ». On pourrait également traduire ça autrement : réalisé, concrétisé, soutenu, élaboré, etc… Mais pour les besoins de cet article et des suivants, je vous propose de parler d’événements narratifs mérités ou non.

De quoi s’agit-il ? De quel mérite est-ce qu’on est en train de parler ? Et pourquoi est-ce un des concepts les plus importants à comprendre pour réussir une histoire qui va ravir vos lectrices et vos lecteurs ?

Je suis heureux que vous ayez posé la question. Ces notions sont étroitement liées à celle de l’arc narratif. Un arc narratif, c’est le chemin qu’emprunte une histoire, et qui en relie le début, le milieu et la fin.  Un roman est généralement constitué de plusieurs histoires, et donc de plusieurs arc entrelacés. On a eu l’occasion dans un article précédent de définir la structure élémentaire d’un arc narratif comme étant constituée de deux éléments : de la préparation et des retombées.

Dans le contexte que je vous propose d’examiner ici, il peut être utile de se le représenter, non pas comme une succession d’événements alignés les uns derrière les autres, jusqu’à aboutir à une conclusion, mais plutôt comme une pile, ou comme une pyramide d’événements, empilés les uns sur les autres, et la conclusion, c’est ce qu’on trouve au sommet.

Quelle différence cela peut faire que l’on adopte cette seconde perspective ?

C’est simple : elle permet de réaliser que la fin d’une histoire n’existe pas de manière indépendante. Pour qu’elle tienne debout, elle doit être soutenue par tout ce qui la précède. Si ça n’est pas le cas, si elle est bancale, ou si elle ne constitue pas le prolongement logique de l’histoire, cela va se voir immédiatement.

Une baraque à frites sur la plage de Rimini

Ce qui est valable pour la conclusion d’un récit l’est aussi pour d’autres étapes-clé, comme la fin d’un arc narratif, un tournant dans le développement d’un personnage, ou même l’aboutissement d’un chapitre. Dans tous ces cas, la résolution est le fruit de ce qui précède, de tout un contexte bâti avec précaution, et s’il ne l’est pas, ou si tout cela n’est pas amené de manière convaincante, ça ne va pas fonctionner, le moment va tomber à plat et le lecteur rester sur sa faim. Si les fondations ne sont pas solides, le bâtiment risque de s’effondrer, ou d’avoir un drôle d’aspect. On retrouve ici les notions liées de la préparation et des retombées : si l’on néglige la préparation, les retombées seront ratées ou inexistantes.

Et donc pour en revenir à la notion que l’on examine dans cet article, qu’est-ce qu’un événement narratif mérité ? C’est simple : les retombées de votre arc narratif représentent la résultante logique de la préparation, qu’elles font écho à tout ce qui précède et sont chargées des émotions accumulées en cours de route, on dit qu’elles sont « méritées ». Si elles ne le sont pas, ou de manière incomplète, on dira qu’elles sont « imméritées ».

Un exemple ? Si, à la fin du roman « Dracula », Van Helsing et les autres protagonistes, à la place de pourchasser et de vaincre le vampire, avaient décidé d’ouvrir une baraque à frites sur la plage de Rimini, on aurait affaire à un événement narratif immérité, parce qu’il ne reposerait sur aucune base présentée au préalable dans le récit. Cet événement ne s’appuierait sur rien de ce qui précède, il flotterait, sans rien pour le soutenir, ni sur le plan de la logique, ni sur celui des émotions, et ne pourrait susciter que la perplexité d’un lecteur qu’on imagine désemparé. Alors que la fin du roman telle qu’elle est réellement écrite constitue le point culminant d’une pyramide dont la base a été soigneusement construite : on comprend exactement pour quelle raison les personnages agissent comme ils le font, et le fait d’avoir suivi tout leur cheminement, d’avoir vécu leurs mésaventures à leurs côtés, d’avoir compris qui ils sont, ce qu’ils ont traversé et perdu au cours de l’histoire, finit par rendre la conclusion du récit méritée, bien davantage en tout cas que ne l’aurait été une retraite anticipée dans l’industrie de la restauration rapide sur une plage italienne.

La pile ne conduit pas directement au sommet

De la même manière, si, dans une série télévisée populaire, une reine conquérante caractérisée autant par son goût pour la vengeance que pour sa compassion vis-à-vis des innocents décide, dans l’ultime épisode, sans examen de conscience particulier, d’assassiner des milliers de civils qui ne lui ont rien fait, il est possible qu’une partie des téléspectateurs jugent cette conclusion insatisfaisante. La pile ne conduit pas directement au sommet, la pyramide est construite sur des bases chancelantes. Les retombées sont mal préparées. Le moment n’est pas mérité.

Pour le dire autrement, quand les lecteurs sont confrontés à une réaction ou à une décision d’un personnage, ou à un développement majeur de l’intrigue, ils doivent pouvoir comprendre que ces événements sont le fruit d’un contexte, duquel ils découlent de manière logique, naturelle et cohérente. On dit alors que ces scènes sont méritées.

Les actions en elles-mêmes ne doivent pas nécessairement être logiques, elles peuvent être irrationnelles, surprenantes, dictées par la peur ou contreproductive, mais à l’intérieur de l’histoire, il doit être possible, a posteriori, de retracer comment on en est arrivé là. Si ce n’est pas le cas, on est en présence d’un moment immérité, et rien ne tue aussi complètement une histoire que ce genre de faux pas. Nous allons explorer davantage cette notion au cours des prochaines semaines.