Les mots pauvres

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Certains m’ont traité d’« iconoclaste » après mon billet récent qui encourageait autrices et auteurs à inventer des mots nouveaux. J’aurais préféré que l’on me décrive comme un « dicovandale », mais soit, tout le monde n’est pas confortable avec les néologismes.

Cette semaine, pourtant, je vais recommencer à taper là où ça fait mal. Comme d’habitude, ne vous gênez pas pour exprimer désapprobation et remontrances en commentaires. On parle des « mots pauvres. »

Ce qui est vrai, c’est que la relation qu’entretient un écrivain (ilouelle) au vocabulaire de sa langue est personnelle et parfois même intime. Les usages qui paraissent naturels ou bienvenus à certains sont jugés intolérables, impensables par de nombreux autres. En matière de mots, là où tel romancier verra des portes à franchir, tel autre n’apercevra que des murs.

Et donc, pour certains auteurs, il est essentiel en littérature de faire la chasse à ce qu’on appelle les « mots pauvres. » Certains jugent ça fondamental. D’autres, comme c’est mon cas, mettent un bémol.

De quoi s’agit-il ? C’est quoi, un « mot pauvre », ou un « mot faible », ou un « mot terne »  ? Ce sont des mots qui sont, d’une part, vagues et génériques, et, d’autre part, banals, trop souvent utilisés et appartenant à un registre de langage inférieur à celui qu’on pourrait espérer trouver en littérature.

Ils n’ont aucun style, ne témoignent d’aucune recherche

Donc ces mots souffrent de deux gros défauts. D’abord, ils manquent de précision. Ce ne sont pratiquement jamais les « mots justes » que je vous ai, dans le passé, encouragé à utiliser. Ils vous obligent à y accoler toutes sortes d’adverbes et d’enjoliveurs de phrase pour parvenir à communiquer le sens que vous avez en tête.

Leur seconde faille, c’est qu’ils font partie des mots les plus utilisés de la langue française. Ce sont ceux dont vous vous servez dans la langue orale, ceux auxquels vous pensez en premier lorsque vous écrivez une phrase ordinaire, ils n’ont aucun style, ne témoignent d’aucune recherche, ce sont des mots utilitaires, sans saveur ni élégance.

Quelques exemples ? Je ne vais pas vous dresser la liste, mais des noms comme « chose » ou « truc », ou même « problème », sont pauvres ; même situation pour des adjectifs ou expressions telles que « certains », « parfois » ou « quelque chose » ; et ce sont surtout les verbes auxquels on pense dans ce registre, en particulier « avoir » et « être », mais aussi « aller », « devoir », « faire », « mettre » ou « prendre. »

Celles et ceux qui ont déclaré la croisade pour bouter les mots pauvres hors de nos pages traquent ces termes avec zèle. Une motivation encore renforcée par les logiciels de correction et d’analyse de texte, qui sonnent l’alarme dès que l’un d’entre eux pointe le bout de son nez.

La chasse aux mots pauvres mène à un vocabulaire plus précis

Ils n’ont pas tort de le faire. Prendre l’habitude d’identifier ces mots faibles et de les remplacer, c’est déjà s’astreindre à un salutaire travail d’analyse du texte. Chaque choix de vocabulaire, au stade des corrections, mérite d’être examiné, pondéré, remis en cause. Cet adverbe est-il le mieux adapté ? Ne pouvez-vous pas trouver mieux que ce nom pour conclure votre description ?

Par ailleurs, la chasse aux mots pauvres mène en général à un vocabulaire plus précis, plus pointu, plus adapté à vos objectifs. Votre style devient plus soigné, plus soutenu, plus efficace. Donc tout ça, c’est très bien. Et tout auteur serait bien inspiré d’en tenir compte en écrivant ou en réécrivant un texte.

Dans ce cas, pourquoi diable ai-je entamé ce billet en ronchonnant ? Parce que la traque aux mots pauvres mène également à des excès. Pratiquée aveuglément, elle peut desservir vos intentions et la qualité de votre texte.

C’est le côté systématique de cette démarche qui est gênant. A prêter l’oreille à certaine voix, les mots pauvres sont à remplacer, partout et toujours. Mais cela mène à des situations absurdes. Si vous troquez automatiquement « faire » contre « effectuer » ou « rester » contre « demeurer », vous allez aboutir à des phrases lourdes, ridicules parfois, voire même à des non-sens.

Parfois les mots faibles sont les mots justes

Par ailleurs, ça vaut la peine d’en prendre conscience, parfois les mots faibles sont les mots justes. Oui, ils sont moins précis, mais ils sont également plus passe-partout. Dans d’autres romans, toutes les phrases ne sont pas faites pour attirer l’attention sur elles. Il peut arriver qu’un effet de style alourdisse votre texte. Il peut donc survenir également, au nom de la fluidité de la lecture, qu’un mot dit « pauvre » soit infiniment préférable à un choix plus ampoulé.

Et puis se pose également la question du niveau de langage. Les mots faibles appartiennent en moyenne à un registre moins soutenu que les autres, il est donc tout à fait possible qu’ils correspondent aux choix esthétiques de votre roman, en particulier dans les dialogues ou dans le cas d’une narration à la première personne. Tout le monde ne parle pas comme un dictionnaire, et prétendre le contraire risque de nuire à l’immersion de votre récit.

En conclusion : soignez vos choix de vocabulaire. Prenez du recul, réfléchissez, repérez et remplacez les mots pauvres quand cela se justifie. Mais n’en faites pas une idée fixe et refusez les automatismes. Il n’y a que vous qui savez quels mots méritent de figurer dans votre roman.

Invente des mots

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Le saviez-vous ? C’est Guillaume Apollinaire qui a introduit le mot « surréalisme » dans la langue française. Avant Boris Vian, on ne parlait pas de « tube » pour désigner les grands succès musicaux. François Rabelais a enrichi notre vocabulaire de mots comme « indigène », « célèbre », « frugal », « automate », « génie » ou « anicroche. » Et puis il y a toutes celles et ceux qui ont enrichi le français de termes moins connus, mais pas moins poétiques, comme le « aimeuse » de Colette, le verbe « dormioter » de Jean Giono ou la « malvie » de Tahar Ben Jelloun.

On le voit bien, sans les autrices et les auteurs, la langue française – toutes les langues en fait – serait plus pauvre et plus triste. Ils ont contribué et contribuent encore à en étendre les frontières et à en approfondir les ressources.

Et pourtant, en dépit de ce constat, il y a chez de nombreux jeunes auteurs contemporains une forme de timidité face à la langue. Ils la perçoivent comme une norme à laquelle on ne doit pas toucher, une Loi inaltérable, face à laquelle il convient de faire « juste » plutôt que « faux. » C’est vraisemblablement la leçon qu’ils ont conservé de l’école, dont on a déjà vu qu’elle enseigne une version du français qui n’est pas destinée aux écrivains. A les en croire, il y aurait certains mots qu’on ne devrait pas utiliser, parce que, selon eux, « ils n’existent pas. »

Tous les mots ne demandent qu’à exister

Les plus conservateurs d’entre eux s’émeuvent même de l’apparition de verbes au format pourtant naturel, comme « acter » ou « agender. » Comme l’écrivait Stephen Fry, « [ces mots] ne vous semblent laids que parce qu’ils sont nouveaux et que ça ne vous plaît pas. « Laids » de la même manière que Picasso, Stravinsky et George Eliot étaient autrefois considérés comme laids. » Mesdames, Messieurs, je l’affirme : on peut tout verber.

En réalité, plutôt que comme une norme, il vaut mieux se figurer la langue comme une rivière dont le cours se modifie constamment au gré des circonstances. Dans cette métaphore, les règles dont on cherche à l’encadrer ne sont pas les flots eux-mêmes, mais juste les digues fragiles qui tentent sans succès de les canaliser. Se souciant peu des interdictions, tous les mots ne demandent qu’à exister.

Bref : j’espère que je ne vous apprends rien, mais les mots ne naissent pas dans les dictionnaires. Les auteurs de ces répertoires de vocabulaires sont condamnés à toujours avoir une mesure de retard sur l’évolution réelle de la langue, à courir derrière l’apparition des nouveaux mots comme le lapin blanc d’Alice, toujours en décalage avec la langue telle qu’elle se parle et telle qu’elle s’écrit.

D’où viennent les mots, alors, s’ils ne sont pas inventés par Larousse et Robert ? Ils naissent du besoin : une nouvelle réalité nécessite de nouveaux termes pour la décrire. Et comme, en ce moment, la langue française est moins souple et moins plastique que d’autres et qu’elle est trop pusillanime pour oser inventer ces mots elle-même, il lui arrive de les emprunter à des langues étrangères qui se montrent plus dynamiques et plus imaginatives qu’elle.

On verbe des noms et on nommise des verbes

Les mots naissent également du hasard, de phénomènes de mode chaotiques qui amènent un néologisme dans les consciences sans trop que l’on sache pourquoi. On bouture, on additionne, on raccourcit, on verbe des noms et on nommise des verbes. Ce qui fait qu’au bout du compte, par exemple, on porte des « pin’s » ou que les Suisses romands ont un mot à disposition pour décrire les « traitillés » alors que ce n’est pas le cas du reste de la francophonie.

C’est parfois le hasard, voire même une erreur, qui est responsable de l’arrivée d’un terme dans le vocabulaire. Ainsi, on ne dirait pas « lingot » si nos ancêtres n’avaient pas soudé, sans faire attention, le « l  » du mot « ingot » en faisant sauter l’apostrophe.

Et donc, la langue s’enrichit également par la fantaisie de ses locuteurs, en particulier (mais pas seulement) les professionnels : les enseignants, les universitaires, les journalistes, les administrations, et oui, vous, les écrivains.

Et je sens venir l’objection : oui, « les écrivains », pas « les grands écrivains. » Il n’y a pas d’auteur avec un « A » majuscule, pas de privilège dû au prestige, pas de licence d’inventer qu’accorderait la trace dans la postérité. Tous les romanciers sont autorisés à enrichir le vocabulaire, comme le sont d’ailleurs toutes les personnes qui se servent d’une langue. C’est comme ça que ça marche.

Ainsi, dans les romans policiers de mon oncle Jacques Hirt, qui ne sont pas encore republiés à la Pléiade, on trouvera l’expression « sac dorsal », qu’il préférait à « sac à dos », partant du principe qu’il ne s’agit pas d’un sac destiné à transporter des dos. On lira aussi l’orthographe « ticheurte », à laquelle j’ajouterais bien volontiers « champouin », « beurgueure », « pulovère », « interviou », « poucheupe », « flailleur » et « cloune », parce que pourquoi pas. Dans mes textes, il m’est aussi arrivé d’emprunter le terme « figment » à l’anglais ou d’introduire le néologisme « chaubouillance. » Je suis sûr qu’il vous est arrivé de faire pareil, ou d’être tenté de le faire.

La langue est l’outil de travail des écrivains

Certains diront que c’est un peu risible, ou que ces choses-là ne se font pas. Je crois que j’ai démontré que si si, ça se fait, que ça n’est pas interdit, que c’est utile, ludique et normal. La langue est l’outil de travail des écrivains, et comme toujours dans l’outillage, si on ne trouve rien qui convient exactement, on adapte ceux qui existent ou on en invente de nouveaux.

Les mots que vous allez créer vont vous permettre de décrire la réalité de vos histoires au plus près de celle que vous imaginez, ils vont intriguer et charmer vos lecteurs, et ils vous permettront de rendre un peu de ce que vous a offert la langue en contribuant à l’enrichir. Cela ne doit pas se faire au détriment de la compréhension de l’histoire, bien entendu, mais si vous vous y prenez avec précaution et nuance, cela pourrait même la renforcer.

Inventez des mots, donc, je vous y encourage. C’est ne pas inventer de mots qui est anormal. Après tout, absolument tous les mots sont inventés.

Le mot juste

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Si le style est une affaire de tournures de phrases, de métaphores et d’autres artifices, son aspect le plus crucial, c’est celui qui consiste à trouver le mot juste.

Et là où ça se corse, c’est qu’il n’existe pas de définition du mot juste. Aucun mot n’est meilleur qu’un autre dans l’absolu. Si un terme peut être considéré comme « juste », c’est parce qu’il est parfaitement à sa place et remplit son office dans un contexte particulier, dans une œuvre particulière rédigée dans un style particulier par un auteur et pour des lecteurs bien spécifiques.

Ainsi, contrastons deux approches, dans deux scènes qui racontent des histoires proches : celles de jouvenceau et de jouvencelles qui, nuitamment, baguenaudent. Commençons par la richesse baroque des mots utilisés dans ce passage signé Marcel Proust :

Plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyaient avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel, comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûtant au lieu d’un plaisir tout préparé et sédentaire celui d’une rencontre fortuite dans l’inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, comme dans un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes. […] Déjà, anticipant sur la paix, se cachant dans l’obscurité pour ne pas enfreindre trop ouvertement les ordonnances de la police, partout des danses nouvelles s’organisaient, se déchaînaient dans la nuit.

Chaque mot est à sa place, chacun d’eux joli, précis et sélectionné pour évoquer une image spécifique. « Mascaret », « Éclipse », « Pompéien » : les mots sont précis, recherchés, et ils ne s’adressent pas au lecteur moyen. Ils portent avec eux une richesse d’évocation, mais aussi une certaine vision du monde, policée et sophistiquée.

Comparons avec ce passage extrait de l’œuvre de Virginie Despentes :

Red Bull et rails de coca, les filles débarquent, par grappes. Elles sont soûles faciles et vulgaires, c’est comme ça qu’on les aime, la nuit. Un connard gerbe dans les plantes vertes. Kiko l’attrape par l’épaule et lui crache à l’oreille « dégage de chez moi dégage tout de suite dégage » et le type bredouille quelque chose mais Kiko le pousse vers la porte sans écouter. Il déteste les tocards qui ne tiennent pas l’alcool.

Là aussi les mots sont parfaitement choisis mais tout le reste est différent : le niveau de langage, la palette du vocabulaire utilisé, la musicalité. Pourtant difficile de nier que l’auteure trouve elle aussi les mots justes dans chacune de ces phrases. « Connard », « Dégage », « Tocards » : on est ici dans un registre familier ou vulgaire pour décrire une réalité familière ou vulgaire. Les images sont frappantes et s’enchaînent à un rythme qui rappelle celui d’une soirée en boîte.

Cela réclame que l’auteur ait un vocabulaire étendu à sa disposition

Impossible d’imaginer que Proust se mette à écrire comme Despentes, et inversement : chacun suit l’approche la plus adaptée pour son propos. C’est peut-être bien le premier enseignement qu’il faut tirer de tout ça : le mot juste, c’est le mot adapté. Adapté à quoi ? À tout. Ha ! Voilà un merveilleux conseil qui n’éclaire rien du tout, merci, monsieur le Fictiologue.

D’abord, le mot sera bien choisi s’il parvient à évoquer scrupuleusement ce que l’auteur a en tête, avec précision et exactitude. C’est plus facile à dire qu’à faire, parce que ça réclame que l’auteur ait un vocabulaire étendu à sa disposition, dont il maîtrise toutes les subtilités et toutes les nuances.

Une « conséquence » par exemple, n’est pas un « résultat », un « effet », un « fruit », un « contrecoup », un « retentissement », une « réaction », un « aboutissement. » Chacun de ces mots a des connotations spécifiques, et, afin de parvenir à communiquer ce qu’il souhaite, un auteur sera bien avisé de s’assurer qu’il en comprend les différences.

On le comprend bien : cela signifie qu’un écrivain doit enrichir son vocabulaire. Cela fait partie de sa formation, de la même manière qu’un menuisier devra apprendre toute une série de techniques pour travailler le bois. Pour y arriver, il n’existe pas des milliers de solutions : il faut lire. Et une fois qu’on a lu, il faut encore lire. Et après avoir fait ça, juste pour être sûr de mettre toutes les chances de son côté, on serait bien avisé de terminer avec un peu de lecture.

Un autre moyen d’étoffer son vocabulaire, surtout quand on sèche sur un mot, c’est de se constituer des arbres de vocabulaire. Vous êtes en train de décrire un coucher de soleil ? Créez un diagramme constitué de tous les mots qui se rapportent à cet univers sémantique :

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Attention : avoir davantage de vocabulaire ne signifie pas nécessairement que l’on pratique un vocabulaire plus recherché ou plus obscur. Une fois que l’auteur s’organise pour disposer d’une vaste palette de mots à sa disposition, il lui reste à faire son choix, et il peut choisir la simplicité.

Car le mot juste, c’est aussi le mot adapté à un niveau de lecture, par exemple : il n’y a aucune honte à opter pour un vocabulaire simple et accessible (mais pour y parvenir, il faut être capable de reconnaître quels termes sont compréhensibles par le plus grand nombre). Il est indispensable que les mots soient adaptés au niveau de langage choisi, voire même à un contexte culturel : ainsi, la scène festive esquissée ci-dessus fera appel à des mots bien différents au sein de la haute bourgeoisie ou de la scène hip-hop. Pour trouver le mot juste, il faut donc savoir dans quel genre d’histoire on se situe et comprendre de quelle manière cela modèle le vocabulaire utilisé.

Identifiez et écartez les mots faibles, les clichés, les répétitions

Mais choisir le vocabulaire adapté, ça ne suffit pas. Ou plutôt si, mais en littérature comme en amour, quand on ne fait toujours que ce qui est adapté, on risque de passer à côté des sensations fortes. Il s’ensuit que le mot juste, c’est aussi, parfois, le mot saillant.

Cela ne suffit pas de trouver le terme qui correspond à ce qu’on a en tête, au niveau de langage et aux marqueurs culturels du texte : il faut aussi harponner l’intérêt du lecteur, l’émouvoir, l’interpeller à travers la page. Souvent, cela se fait à travers la destinée des personnages, mais cela peut également se produire par l’entremise d’un seul mot, plus mémorable que les autres. Identifiez et écartez les mots faibles, les clichés, les répétitions, et remplacez-les par des mots qui possèdent une plus grande puissance d’évocation.

Prenons ce passage tiré de La Voie royale d’André Malraux :

La forêt et la chaleur étaient pourtant plus fortes que l’inquiétude : Claude sombrait comme dans une maladie dans cette fermentation où les formes se gonflaient, s’allongeaient, pourrissait hors du monde dans lequel l’homme compte, qui le séparait de lui-même avec la force de l’obscurité. Et partout, les insectes.

Certes, les mots sont ici bien choisis. Mais ils produisent sur le lecteur un effet qui dépasse celui d’un simple choix avisé. « Cette fermentation où les formes se gonflaient », ça ne décrit rien de littéral, mais cela enferme dans des mots une moiteur maladive que tous ceux qui ont approché la jungle connaissent par cœur, et que les autres se mettent à comprendre grâce à ces mots saillants. Même chose pour « la force de l’obscurité », une image implacable qui reste dans la tête du lecteur longtemps après qu’il a quitté ce paragraphe. Le mot saillant est long en bouche : il déploie ses effets sur le long terme dans la tête du lecteur.

Les mots sont des vecteurs d’émotion

Enfin, le mot juste, c’est le mot qui touche. Le mot juste ne l’est pas seulement parce qu’il est bien choisi ou parce qu’il est frappant : il l’est aussi parce qu’il est émouvant. Les mots sont des vecteurs d’émotions, des fleurs que l’on lance au lecteur où des balles qu’on lui tire dessus. Il y a des mots qui comportent en eux une charge d’affection, de tendresse, ou alors de violence, d’effroi. Reconnaître ces résonances et en jouer peut faire la différence entre un auteur qui émeut ses lecteurs et un auteur qui les laisse de marbre.

Décrire une petite fille comme étant « sensible » nous fournit une indication, mais nous laisse à l’extérieur de sa tête. Écrivez qu’elle est « émotive » et vous partagez déjà davantage son état d’esprit. Avec « vulnérable » ou « friable » vous touchez les nerfs des lecteurs.

Pour terminer et mélanger tous ces beaux principes, prenons cette phrase :

Je regardai Clara, dans l’attente d’un sourire.

« Regarder », c’est un choix correct de vocabulaire, mais un auteur consciencieux optera pour un verbe plus précis :

Je scrutai Clara, dans l’attente d’un sourire.

Plutôt que la précision, il peut choisir un mot saillant, déconcertant, qui laisse des traces :

J’évaluai Clara, dans l’attente d’un sourire.

Enfin la dernière option consiste à privilégier l’émotion, pour toucher le lecteur. En l’occurrence en donnant à la phrase une coloration de danger, d’hostilité :

Je fusillai Clara du regard, dans l’attente d’un sourire.

Idéalement, le mot devrait être adapté, saillant et touchant. Si vous n’y arrivez pas à chaque fois, c’est normal. Par contre, plus vous essayez, plus votre style sera riche et distinctif.

⏩ La semaine prochaine: la description

Le style

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Qu’est-ce que le style ?

La question est centrale et pourtant insaisissable. Qu’est-ce que le style en littérature ? Le style, vous savez, c’est cette notion agaçante dont tout le monde a une notion intuitive mais que personne n’arrive à définir. Cette semaine et dans les prochains billets, je vous propose de l’explorer un peu.

Parce qu’en réalité, trouver une définition satisfaisante du style, ça n’est pas si compliqué que ça : c’est l’application pratique de celle-ci qui peut être délicate. En deux mots, le style d’un écrivain, c’est la somme des éléments qui rendent son écriture unique et la distinguent de toutes les autres. Et le même principe s’applique également au roman, qui peut avoir un style distinct des autres écrits de son auteur.

Le style, en d’autres termes, c’est la personnalité d’une œuvre.

Réfléchissez un instant à ce qui constitue la personnalité d’un individu : certaines personnes sont bavardes ou taciturnes, ambitieuses ou modestes, traditionnelles ou iconoclastes, sincères ou manipulatrices, directes ou insaisissables. Il existe d’innombrables critères qui se conjuguent pour forger l’impression que va laisser une personne sur autrui et en faire quelqu’un d’unique. Le style, en littérature, c’est la même chose : l’accumulation de tous les aspects d’une œuvre qui contribuent à lui donner une personnalité.

Le style va se loger partout dans une œuvre romanesque

Pour le dire autrement : si vous faites l’addition de toutes les décisions esthétiques qui contribuent à la rédaction d’un roman, cette somme constitue le style de l’ouvrage. Et si vous faites la moyenne de toutes les décisions esthétiques prises par un auteur au cours de sa carrière, le résultat, c’est son style.

Le style va se loger partout dans une œuvre romanesque. Chacun des éléments que j’ai décrit jusqu’ici dans une perspective structurelle existe également dans une perspective stylistique.

Prenons une œuvre au hasard, et considérons les milliers de choix qui la constituent : comment l’action est-elle découpée en chapitres ? Les paragraphes sont-ils longs ou courts ? Et les phrases ? Quel type de vocabulaire l’auteur utilise-t-il ? Joue-t-il avec la grammaire, la ponctuation, la syntaxe ? Toutes ces options peuvent obéir à des contraintes pratiques comme celles de la construction narrative, mais elles sont aussi des éléments constitutifs du style. Il peut s’agir, de la part de l’auteur, d’une volonté délibérée d’émouvoir ou d’influencer le lecteur, mais même les décisions inconscientes finissent par contribuer au style.

Il existe différents niveaux de vocabulaire

Le choix des mots est un des principaux éléments constitutifs du style, ou en tout cas un des plus visibles. Il existe différents niveaux de vocabulaire, et un auteur serait bien inspiré de prendre la décision de se situer dans l’un d’eux : son langage peut être sophistiqué, ampoulé, académique, direct, familier, relâché, ou toute autre option entre deux. Il peut même combiner plusieurs niveaux de langage, pour autant que cela ait du sens, en optant par exemple pour un langage familier dans les dialogues et un style lyrique dans les descriptions.

Au-delà du niveau de langage, le vocabulaire offre d’autres choix à un écrivain : certains ont un goût prononcé pour les archaïsmes, d’autres laissent volontiers des néologismes sortir de leur plume (parfois ils inventent eux-mêmes des mots, ou jouent avec leur orthographe). Certains évitent les répétitions comme la peste, d’autres les tolèrent ou les recherchent. Pour certains, la musicalité du langage, les allitérations, les associations de sons n’ont pas d’importance, d’autres ne jurent que par elles.

Le principe à garder à l’esprit, c’est que dans un texte narratif comme un roman, le vocabulaire peut vite constituer un obstacle entre l’auteur et le lecteur. Beaucoup de gens sont rebutés par un niveau de langage trop lâche, ou n’apprécient pas de devoir sortir leur dictionnaire toutes les deux pages pour comprendre ce qui se passe. Souvent, faire simple est la meilleure option, ou en tout cas celle qui édifie le moins grand nombre de barrières à la lecture.

La voix de l’auteur, c’est ce qui transparaît de sa personnalité dans son écriture

Le style va également se loger dans la manière dont les phrases sont composées : certains auteurs ne jurent que par les très longues phrases, proustiennes et interminables, alors que d’autres alignent les fragments de phrases courts et abrupts. Pour certains, il est impératif qu’une phrase comporte un sujet, un verbe et un complément, alors que d’autres entretiennent avec la grammaire une relation plus ludique. Ces possibilités, bien que moins visibles que le choix de vocabulaire, vont avoir un impact déterminant sur la manière dont un texte sera reçu par le lecteur.

Une notion plus difficile à cerner lorsque l’on parle de style littéraire, c’est celle de la voix. La voix de l’auteur, c’est ce qui transparaît de sa personnalité dans son écriture : le ton, la signature émotionnelle du texte qu’il produit. La voix d’un auteur peut être impersonnelle ou bavarde, charmante ou pince-sans-rire, affirmative ou réflective, objective ou passionnée, sérieuse ou drôle. Ainsi, on n’aura aucune peine à distinguer la voix grave et grandiloquente d’un Victor Hugo avec la voix mélancolique et sarcastique d’un Boris Vian, pour citer ces deux exemples.

Pour un auteur, développer sa propre voix est généralement un processus naturel. Bien sûr, le style va muter en fonction des projets : il ne sera pas le même si un auteur signe une comédie ou s’il s’attaque à un roman policier. Toutefois, à force d’écrire, des constantes finissent par émerger, des habitudes, bonnes ou mauvaises, qui trahissent la nature profonde d’un écrivain et qui transparaissent en filigrane dans ses œuvres : la voix, c’est ça.

Vous pouvez faciliter l’émergence de votre propre voix en vous donnant la liberté d’écrire les choses à votre manière. Vous ne parlez pas exactement comme les autres, pourquoi écririez-vous comme tout le monde ? Explorez vos limites, cherchez la manière de vous exprimer qui vous corresponde le mieux, et votre voix finira par émerger d’elle-même.

Le style est une rencontre

Si la voix d’un auteur finit par devenir son identité, sa marque de fabrique, cela ne l’empêche pas d’explorer une infinité de styles. À ce sujet, il est important de se remémorer deux principes fondamentaux.

Le premier, c’est que le style est une affaire de choix esthétique, plongée profondément dans la subjectivité. Quand on parle de style, il y a pas de choix « juste » ou « faux », même s’il peut y avoir des choix plus ou moins efficaces. Ce qui nous mène au second principe : le style est une rencontre. Il s’agit de trouver le bon style pour la bonne œuvre pour le bon public. Votre approche est adaptée à ce que vous voulez écrire, mais elle rebute vos lecteurs : c’est qu’il y a sans doute quelque chose à corriger. Votre manière d’écrire séduit vos lecteurs mais vous fait passer à côté de votre sujet : cela va vous placer face à un dilemme moral entre votre amour de la littérature et votre goût pour le succès, j’imagine, mais quoi qu’il en soit il ne s’agit pas d’une situation idéale, vous en conviendrez.

La structure d’un roman: résumé

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Un grand merci pour vos réactions, vos retours et vos témoignages de ces dernières semaines sur ma série consacrée à la structure du roman. Comme demandé, et au cas où certains d’entre vous trouveraient ça pratique, ce billet comporte des liens vers chacune des chroniques de la série.

Première partie: actes, parties, tomes

Deuxième partie: les chapitres

Troisième partie: les paragraphes

Quatrième partie: les phrases

Cinquième partie: les mots

Sixième partie: la ponctuation

Septième partie: la théorie des blocs