Le piège du mystère

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Honnêtement, je trouve que « Le piège du mystère », pour un titre d’article sur l’écriture, ça claque, si je peux me permettre de le dire moi-même. Je suis content que ça soit l’intitulé du 150e billet qui paraît sur ce blog.

Sauf que c’est sans doute un poil trompeur. Celles et ceux qui s’imaginent déjà un whodunit à la Agatha Christie, sur la base de ces mots, vont être déçus. Plus modestement, il s’agit ici de se faire l’avocat de la lucidité. En deux mots, écrire, ça donne de meilleurs résultats si on le fait les yeux ouverts.

Ça parait aller de soi, mais en réalité, pas tant que ça. Comme les articles précédents de la série l’ont démontré, il peut arriver à toutes les autrices et tous les auteurs de tomber dans des ornières, de subir sans s’en rendre compte toutes sortes d’influences dont ils ne mesurent pas toujours l’effet qu’elles peuvent exercer sur leur écriture.

Tout le monde, y compris, il faut le souligner parce que c’est paradoxal, celles et ceux qui rejettent toute forme d’influence sur leur plume.

Depuis que j’ai lancé ce blog, il m’est arrivé quelque fois, dans le monde réel ou sur les réseaux, de me trouver en présence d’individus qui réagissent avec la plus grande vigueur à l’idée même que quelqu’un puisse émettre des conseils d’écriture. Ils ne formulaient pas de critiques sur mes billets, ils ne remettaient pas en cause ma légitimité (et pourtant, il y a des choses à dire dans ce domaine). Leur objection était plus fondamentale : selon eux, suggérer à autrui une approche ou une piste pour construire un texte littéraire constituait une intolérable intrusion.

Comment l’existence-même de conseils d’écriture peut être vécue comme blessante ?

J’avoue que ça m’a désarçonné. En partie, la virulence de certaines réactions m’a semblé inattendue. Le simple fait d’évoquer un outil aussi banal que le plan pour écrire un roman peut parfois se heurter à des répliques au ton colérique : « Laissez-nous tranquilles ! Vous n’avez pas bientôt fini de dire aux autres comment il faut écrire ? » On a dit de moi que j’étais « élitiste », on m’a traité de « dictateur », tout cela à cause de mes petits billets.

Tant mieux : toutes les critiques sont bonnes à prendre. Je suis devenu plus vigilant qu’auparavant à la manière dont je formule mes conseils, et je tente d’éviter tout dogmatisme. Mais je suis resté intrigué par l’aspect hautement émotionnel de ces réponses. Comment l’existence-même de conseils d’écriture peut être vécue comme blessante ?

En poursuivant mes investigations, j’ai découvert que pour certaines personnes, le fait d’écrire représente une île dans leur vie. Elles perçoivent l’écriture comme quelque chose de singulier, et même de magique, qui tranche avec la réalité souvent décevante de leur quotidien. En écrivant, ces personnes se sentent réellement elles-mêmes. Elles bénéficient d’une liberté dont leur vie de tous les jours est avare. Bref, prendre la plume leur apporte de la joie, ainsi qu’un refuge, et elles sont sur la défensive lorsqu’elles ont l’impression que celui-ci est menacé. Autant de sentiments qu’on ne peut que comprendre.

Pour eux, au cœur de la littérature, il y a un mystère

Pour certains de ces auteurs, le simple fait de chercher à comprendre comment fonctionne l’écriture, d’adopter une posture analytique, peut être perçu comme une attaque. Les mots, tels qu’ils les vivent, sont si personnels, si précieux, qu’ils ont l’impression qu’en en désassemblant les rouages, on en briserait la magie. En deux mots : pour eux, au cœur de la littérature, il y a un mystère, et c’est lui qui sert de moteur à la créativité.

Respectueusement, je ne suis pas d’accord.

Il y a des milliers d’approches différentes qui fonctionnent en littérature (et des millions qui ne fonctionnent pas), donc oui, l’idée d’en présenter une comme la seule valable serait risible. Cela dit, l’écriture, comme tous les arts, repose sur des techniques (le mot « art » lui-même signifie « technique »), sur des méthodes, héritées de la pratique et qui ont fait leurs preuves. Elles ne sont pas différentes des règles sur la perspective, en dessin, ou du solfège, en musique. Rien de tout cela ne menace la singularité d’une démarche artistique : au contraire, cela y contribue.

Libre à chacun de prendre ses distances avec elles, de les violer, de les malmener, de les réinterpréter, mais le faire en connaissance de cause est plus facile bien plus fructueux. Construire une intrigue, bâtir un personnage attachant, mettre en place le suspense, entrelacer un thème dans une œuvre littéraire : tout cela est complexe, et il y a tout à gagner à s’appuyer sur l’expérience de celles et ceux qui en sont déjà passés par là pour éviter de subir les mêmes difficultés qu’eux.

Ils ne savent pas comment ils créent et ne veulent pas le savoir

On retrouve d’ailleurs le même goût pour le mystère chez les auteurs qui prétendent que leurs personnages sont dotés d’une vie propre, que ce sont eux qui influencent le récit et qu’ils ne peuvent que se plier à leur volonté (« Oh non, Duncan a soudain décidé de devenir maître-nageur ! »).

Cela va de soi, et les écrivains en question l’admettraient certainement : ces personnages n’existent que dans leur tête, et leur prétendu processus de décision est indissociable de celui de l’auteur qui leur donne vie. Mais en faisant mine que les personnages sont dotés de libre arbitre, ils dressent un paravent qui les empêche de se pencher sur leur propre processus créatif et sur la manière dont celui-ci fonctionne ou ne fonctionne pas. Ils ne savent pas comment ils créent et ne veulent pas le savoir.

L’aveuglement ne sert à rien. Écrire, c’est plus facile quand on sait ce que l’on fait. Et oui, il est possible de progresser, de devenir meilleur et donc de mieux exprimer sa singularité artistique, en s’appuyant sur l’expérience d’autres auteurs, et sans rien perdre au passage. Le piège du mystère, celui qui consiste à penser que l’ignorance vaut mieux que la connaissance, constitue une impasse.

Éléments du mystère

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En complément au récent billet sur les mystères et les romans à énigme, il est intéressant de s’attarder sur un certain nombre de dispositifs littéraires qui peuvent mettre du sel dans ce type de narratif. La plupart d’entre eux peuvent d’ailleurs être inclus dans n’importe quel type d’histoire.

La fausse piste

L’élément qui constitue le pain quotidien de tous les romans basés sur un mystère, la fausse piste, comme son nom l’indique, est la situation où quelque chose que l’enquêteur ou le lecteur considérait comme vrai se révèle être faux. Un personnage émerge comme étant le suspect idéal, mais il est trop parfait et on finit par découvrir qu’il est innocent (ce qui peut fournir au passage des indices sur l’identité réelle du coupable) ; un indice mal interprété s’avère sans valeur ; un témoignage fallacieux ou livré pour de mauvaises raisons amène l’enquêteur à consacrer du temps et de l’énergie à explorer une piste qui ne mène nulle part, etc…

Prenez garde à trouver le bon dosage : une fausse piste ne doit pas être trop évidente, sans quoi le protagoniste aura l’air d’être incompétent s’il se met en tête de la suivre. À l’inverse, elle ne doit pas être si nébuleuse que l’enquêteur et le lecteur ne s’aperçoivent même pas qu’elle existe.

Bien sûr, parce que les auteurs de romans policiers sont de grands pervers, il peut y avoir de fausses fausses pistes. Des informations que l’on pensait authentiques sont remises en question, voire écartées, mais au final, l’ajout d’indices supplémentaires leur redonnent de la validité : ce qui a été considéré comme vrai, puis faux, s’avère authentique à la fin.

La double identité

Cas particulier de la fausse piste, la double identité est la situation où un individu se révèle en être un autre, caché derrière un déguisement ou un nom d’emprunt. Ainsi, le coupable peut se faire passer pour un autre personnage du roman, et ainsi jeter le doute sur celui-ci, ou pire encore : un personnage peut avoir une double identité, l’une d’entre elles (ou les deux) étant inventée de toute pièce. Ainsi, on peut se retrouver avec une histoire où le suspect principal d’une enquête est un personnage fictif, qui n’existe tout simplement pas.

Inversion de ce dispositif littéraire : un suspect dont l’enquêteur (et le lecteur) avait de bonnes raisons de penser qu’il était une seule personne se révèle être deux individus distincts, travaillant ensemble, voire même toute une conspiration de complices.

Le troisième narratif

On l’a vu, un roman à énigme est constitué d’un double narratif : l’histoire du crime et l’histoire de l’enquête. À cette situation déjà compliquée, un auteur particulièrement impitoyable peut choisir d’ajouter une couche supplémentaire.

Ainsi, l’instigateur du crime n’est pas obligé d’être un personnage passif, qui attend de se faire cueillir par le protagoniste. Il peut activement tenter de mettre des bâtons dans les roues aux enquêteurs, en minant leur crédibilité, en sabotant ou en dissimulant des indices, en manipulant des témoins, etc… On obtient ainsi un roman qui raconte trois histoires : le crime, l’enquête et le sabotage (et peut-être même une quatrième : l’enquête sur le sabotage).

Cette manière de faire peut transformer une simple enquête en un narratif sans cesse en mouvement, où toutes les cartes sont constamment rebattues, ce qui peut être diablement intéressant. Prenez garde cela dit : l’intrigue doit être très solide et expliquée de manière limpide, sans quoi on risque d’obtenir un résultat confus, de nature à égarer le lecteur le plus motivé.

La confession funeste

Sous ce nom ronflant se cache un grand cliché du roman policier : l’enquêteur est sur le point de recevoir une confession de la part d’un suspect, lorsque celle-ci est interrompue par son décès subit : il a été abattu ou empoisonné, par exemple. L’intérêt principal de ce dispositif narratif est qu’il relance le suspense : celui qui était le suspect principal est innocenté, ce qui oblige à revoir tous les indices pour déterminer qui d’autre pourrait avoir commis le crime (et au passage, l’enquêteur se retrouve avec un meurtre de plus sur les bras).

En plus, même incomplète, la confession funeste peut contenir des informations que le protagoniste peut utiliser pour retrouver la trace du tueur. Elle peut ainsi faire voler en éclat les certitudes de l’enquêteur, tout en réorientant l’histoire dans une direction inattendue. Cela dit, attention: il s’agit d’un cliché, donc n’en abusez pas.

L’exposition cachée

Dans un tour de prestidigitation, le magicien passe son temps à attirer l’attention du public là où il a envie qu’elle soit, afin d’éloigner son regard de l’endroit où les choses vraiment importantes se déroulent. C’est exactement ce que doit faire l’auteur d’un roman à énigme. Dans le mesure où sa mission consiste à jouer carte sur table avec le lecteur et à lui fournir toutes les informations nécessaires à élucider le mystère, tout en faisant en sorte qu’il soit incapable d’y parvenir avant la fin du roman, cela nécessite de sa part qu’il livre des informations sans avoir l’air de le faire.

Tout est question de doigté. Il s’agit de donner au lecteur des indices, en les présentant comme autre chose : une description, un dialogue, des détails sur un personnage. Attention, pour que l’exposition cachée soit efficace, celle-ci ne doit pas être à ce point bien cachée que le lecteur ne se rappelle même plus qu’elle a été mentionnée. Idéalement, elle doit être relativement mémorable, mais présentée comme tout autre chose qu’un indice. Par exemple, en faisant connaissance avec un suspect, l’enquêteur peut découvrir des aspects de sa vie professionnelle ou intime qui, dans l’esprit du lecteur, ne servent qu’à donner un peu de couleur au personnage, alors que ces mêmes aspects vont se révéler être au final des indices cruciaux pour élucider le mystère.

Le MacGuffin

Le mot a été inventé par Alfred Hitchcock. Il désigne un objet, un événement ou un personnage qui semble de prime abord constituer le point central de l’intrigue, mais se révèle être au final un simple prétexte, voire quelque chose de sans importance. Dans le film « Le faucon maltais » de John Huston, le faucon en question est une statuette dont on pense qu’elle a été volée – il s’avère qu’il s’agit d’un faux et l’intrigue finit par tourner autour d’un meurtre.

Le MacGuffin permet, sans difficultés, de passer d’un genre à l’autre. Une enquête sur le vol des bijoux d’une héritière se transforme en une romance entre celle-ci et l’enquêteur ; des rumeurs au sujet d’un mystérieux prédateur qui hante la campagne finissent par se volatiliser, mais au détour, le roman évoque la manière dont une communauté resserre les liens face à la tragédie ; le remède miracle (ou supposé tel) contre une maladie ne sert qu’à illustrer les différentes attitudes des personnages face à la mort et à la médecine, transformant l’histoire en fable.

Le fusil de Tchekhov

Énoncé par le dramaturge Anton Tchekhov, le fameux pistolet est un principe de parcimonie dramatique, selon lequel tout élément d’intrigue nécessaire est indispensable, et tout élément superflu doit être supprimé. Il peut être formulé de la manière suivante :

« Supprimez tout ce qui n’est pas pertinent dans l’histoire. Si dans le premier acte vous dites qu’il y a un fusil accroché au mur, alors il faut absolument qu’un coup de feu soit tiré avec au second ou au troisième acte. S’il n’est pas destiné à être utilisé, il n’a rien à faire là. »

En plus d’encourager l’auteur à faire preuve d’économie de moyens, le fusil de Tchekhov enseigne un principe de base de construction dramatique, précieux dans un roman à énigme : avant de jouer un rôle dans l’intrigue, chaque élément, personnage, objet, lieu, doit avoir été introduit. Le romancier ne peut rien sortir de son chapeau, il doit s’interdire les effets gratuits qui permettent de prendre le lecteur par surprise uniquement parce qu’on n’a pas joué franc jeu avec lui.

Corollaire : si un élément est introduit, il doit jouer un rôle dans l’intrigue. Tchekhov défend donc une éthique très pure selon laquelle un roman, comme un jardin zen, est un ensemble d’éléments qui ont chacun un emplacement et un rôle précis, et dans lequel il n’y a pas la place pour des pièces rapportées.

Même si ce principe fait merveille pour débarrasser votre intrigue du superflu, adhérer de manière trop étroite au principe du fusil de Tchekhov risque de rendre votre intrigue prévisible. En deux mots : il reste si peu de pièces en mouvement sur l’échiquier que l’issue de la partie est certaine. Il peut être plus élégant de suivre une règle moins draconienne : personnellement, j’estime que chaque élément dans une histoire doit servir l’intrigue, les personnages ou le thème. Tout ce qui n’entre pas dans une de ces trois catégories n’a pas sa place dans le roman.

Une autre manière de prendre de la distance vis-à-vis du fusil de Tchekhov est celle qui consiste à prendre conscience que oui, peut-être, le fusil accroché au mur lors du premier acte doit être utilisé au cours de la suite de l’intrigue – mais il ne doit pas nécessairement tirer un coup de feu. Un fusil peut être utilisé de toutes sortes de manière : pour menacer quelqu’un, pour symboliser un souvenir de famille, comme monnaie d’échange, en tant que symbole de violence, etc… Oui, utilisez votre fusil (quelle que soit la forme qu’il prend), mais rien ne vous oblige à le faire de manière prévisible. Et si le dragon qui empêche le royaume de s’étendre vers le nord n’attaquait pas la ville, comme le lecteur d’une saga de fantasy s’attend à ce qu’il le fasse, mais est, à la place, tué rapidement par un héros ce qui bouleverse l’ordre de succession de la couronne ?

⏩ La semaine prochaine: Écrire le suspense

Écrire le mystère

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Quelque chose se produit de soudain et inattendu. Quelqu’un cherche à comprendre ce qui s’est passé, qui en est responsable et quelles ont été ses motivations et les moyens dont il s’est servi. Voilà, en quelques mots, ce qui caractérise le mystère, ce point d’interrogation qui forme le moteur d’un nombre hallucinant de romans.

Quelque chose n’est pas su et quelqu’un déploie des efforts pour révéler la vérité : il suffit de rajouter quelques détails et on débouche sur des genres littéraires très populaires. Ainsi, cette proposition de base, on peut la formuler ainsi : quelqu’un meurt dans des circonstances violentes et mystérieuses ; un enquêteur cherche à découvrir qui l’a tué et pourquoi. Et voilà qu’on obtient le whodunit, ou roman à énigme, cette déclinaison populaire du roman policier à laquelle Agatha Christie a si richement contribué.

On le comprend bien, tous les romans policiers ne sont pas des mystères. Certains sont des romans à suspense, des thrillers, des études psychologiques sur des flics au bord de la crise de nerfs. Il y en a qui s’intéressent davantage à l’effet que la proximité du crime produit sur ceux qui le côtoient qu’à la manière dont ils résolvent des enquêtes.

L’événement mystérieux n’est pas nécessairement un crime

À l’inverse, tous les mystères ne sont pas des romans policiers. Pour commencer, ce ne sont pas tous des histoires d’assassinat, puisqu’on peut très bien se passer du motif du crime de sang : et si l’événement déclencheur n’était pas un meurtre mais un vol, un viol, un enlèvement, un coup d’État ? Il suffit qu’il y ait un instigateur qui ne souhaite pas que la vérité soit révélée et un enquêteur qui travaille activement à ce qu’elle le soit pour que les mécaniques de l’intrigue soient en place. D’ailleurs, l’enquête ne constitue pas forcément l’intrigue principale du roman : elle peut très bien n’être qu’un à-côté, alors que le cœur du narratif est d’une toute autre teneur.

L’événement mystérieux n’est même pas nécessairement un crime au sens où on l’entend généralement : dans sa « Trilogie new-yorkaise », Paul Auster propose trois variantes d’une enquête dans laquelle un individu cherche à comprendre pour quelle raison une personne a décidé de disparaître et de s’abstraire soudainement des règles de la société. Dans ses romans de fantasy « Mémoires du Grand Automne » Stéphane Arnier met en scène plusieurs personnages qui cherchent à comprendre comment et pour quelles raisons les mécanismes de la reproduction au sein d’une communauté vivant dans un arbre géant ont été altérés. Ici, on se situe loin d’Hercule Poirot, mais on est malgré tout dans un mystère qui fonctionne de manière très similaire à ceux des histoires d’enquêtes criminelles.

Pour constituer un roman à énigme, celui-ci doit comporter un certain nombre d’éléments qui constituent l’intrigue. Il faut un élément déclencheur, le fameux mystère, qu’il va falloir résoudre ; il faut un enquêteur, la personne qui est chargée ou qui prend sur elle d’établir la vérité ; un instigateur, soit celui qui se trouve à l’origine de toute l’affaire et qui a intérêt à ce que la vérité n’éclate pas. Tous les autres personnages sont là pour compliquer l’affaire, soit parce qu’ils viennent rappeler l’impératif du respect de la loi, soit parce qu’ils cherchent à faire échouer l’enquêteur, soit parce qu’ils lui fournissent des fausses pistes.

Fournir les mêmes indices à l’enquêteur et au lecteur

Traditionnellement, un récit centré sur une enquête commence par l’irruption du mystère dans le quotidien. Quelqu’un, par métier ou en raison des circonstances, se met en tête de l’élucider. Afin d’y parvenir, il collecte des indices et des témoignages qu’il tente d’assembler les uns aux autres en faisant preuve de déduction, jusqu’à parvenir à la vérité. Le contrat entre l’auteur et le lecteur dans ce genre de littérature consiste généralement à fournir les mêmes indices à l’enquêteur et au lecteur : le mystère obéit à la logique et il est possible de l’élucider en se servant uniquement des informations contenues dans le roman. Un bon whodunit, c’est un livre où le lecteur doit bien admettre que la conclusion était parfaitement logique une fois que celle-ci lui est révélée, mais où il n’arrive pas à la trouver lui-même.

Pour y parvenir, cela réclame une intrigue bien charpentée et une mise en scène des informations digne des meilleurs prestidigitateurs.

Davantage que dans la plupart des autres genres romanesques, le mystère doit être doté d’une structure narrative très solide. La meilleur manière de se la représenter, et celle qui va vous faciliter considérablement la vie si vous vous mettez en tête d’écrire ce genre d’histoire, c’est de comprendre que l’intrigue d’un roman à énigme constitue un double narratif : il y a l’histoire du crime et l’histoire de l’enquête. La raison d’être de la seconde (l’enquête) constitue à reconstituer la première (le crime). Le crime ne nous est raconté qu’indirectement, comme une histoire fantôme dont on ne fait que deviner les contours, qui nous sont révélés progressivement, pièce par pièce, afin de maximiser le suspense : le monde dans lequel s’est inscrit le meurtre, les lieux, les circonstances, les objets utilisés, les témoins, la victime, se transforment en indices qui permettent d’élucider le mystère.

Un double narratif dédoublé

On le comprend bien, ce double narratif est lui-même dédoublé : il y a l’enquête menée par l’enquêteur à l’intérieur du roman, et celle que mène le lecteur, le livre en main. La différence entre les deux, c’est que le romancier va tout faire pour que ce dernier, bien qu’il ait toutes les clés, soit incapable de percevoir lesquelles vont le mener à la vérité avant la conclusion du roman.

Des coups de théâtre viennent ruiner les hypothèses les plus vraisemblables ; la crédibilité d’un témoin ou d’un indice est remise en question ; l’état émotionnel de l’enquêteur ou ses biais cognitifs lui font négliger des aspects significatifs de l’enquête ; un détail qui semblait sans importance était, en réalité, crucial ; le mystère se révèle être inscrit dans un contexte plus large qui en modifie le sens (par exemple, ce que l’on pensait être un crime passionnel n’était en réalité qu’une mise en scène dans le cadre d’une affaire d’espionnage ; ou un meurtre domestique s’avère être un acte de l’œuvre d’un tueur en série) ; la nature même du crime initial peut même, à la fin, se révéler être différente de ce que l’on pensait depuis le début (le meurtre était un suicide, ou il n’a jamais eu lieu, ou il s’agit des conséquences accidentelles d’un autre crime).

Deux mots encore d’une variante populaire: inversion du schéma traditionnel du roman à énigme, ce que les amateurs du genre ont surnommé le howcatchem, par opposition au whodunit, est une histoire dans laquelle l’identité du coupable est connue du lecteur depuis le début, et où l’intérêt consiste à voir de quelle manière l’enquêteur parvient à la découvrir. Inventé par l’auteur anglais R. Austin Freeman, le howcatchem a été popularisé par la série télévisée « Columbo. »

⏩ La semaine prochaine: Éléments du mystère

Profession décorateur

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On l’a compris : peut-être que l’auteur n’est pas exactement le créateur d’univers qu’il s’imagine être, mais il est, entre autres, le décorateur de son roman. Et décorateur, c’est un métier. Il convient de le pratiquer avec passion et application, mais également sans s’épuiser, afin d’obtenir le résultat maximum avec l’effort minimum.

Dans ce domaine, les dilemmes qui attendent un écrivain-décorateur ressemblent passablement à ceux qui se posent à une équipe de décorateurs de cinéma. La grande question qui se pose consiste à se demander jusqu’où aller ? Quelle est la bonne taille pour un décor ? Jusqu’à quel niveau de détail est-il nécessaire de fignoler ? Lors d’un tournage, on se rend facilement compte que tout le temps passé à travailler sur une partie du décor qui n’apparaîtra jamais à l’écran peut être considéré comme perdu – même si en même temps, des détails minutieux qui ne seront pas perçus par les spectateurs peuvent aider les comédiens à s’immerger dans leur personnage et donc à bien faire leur travail.

Cela dit, ce n’est pas par hasard que j’ai choisi d’appeler ça un « décor », et à laisser entre parenthèses l’appellation « worldbuilding », pour désigner son processus de création. Car le plus minutieux des décors de cinéma n’en restera pas moins une illusion, capable de donner le change face à la caméra, mais s’il vous venait à l’idée d’aller regarder ce qui se cache derrière, vous verriez du plâtre, des planches et une absence de détails qui témoigne du fait qu’il ne s’agit que d’un habile trucage.

Il est inutile d’accumuler des détails qui ne seront jamais utilisés

Ce qui compte au cinéma, c’est que le décor soit suffisamment vraisemblable à l’écran. Ce qui compte en littérature, c’est que le décor remplisse son office dans le cadre de ce qui est nécessaire dans le livre. Dans la plupart des cas, il est inutile d’accumuler des détails qui ne seront jamais utilisés, ni pour le texte lui-même, ni pour son élaboration.

De toute manière, c’est une fatalité. Si vous signez un roman dont l’action se situe dans une ville, vous n’en décrirez probablement pas chaque quartier, certainement pas chaque maison, et dans aucun cas chaque habitant. C’est donc bien qu’il existe une limite à la quantité d’informations que vous êtes susceptibles d’accumuler pour donner du contexte à votre histoire. Reste à la trouver.

Si vous rédigez un roman dont l’action se situe au sein d’une caserne de pompiers, il vous sera sans doute nécessaire d’avoir une idée de l’organisation des lieux, de l’emploi du temps des soldats du feu, des effectifs et du matériel. Mais, à moins d’une surprise, il y a toutes sortes de questions qui pourront rester sans réponses, de l’historique de la brigade de pompiers jusqu’au fonctionnement de sa comptabilité.

En d’autres termes : lorsque vous écrivez un roman, vous n’êtes pas en train d’écrire une encyclopédie. L’avertissement n’est pas à prendre à la légère, dans la mesure où vous pouvez accumuler éternellement toutes sortes de détails pour construire votre décor, en particulier dans les littératures de l’imaginaire. Et se consacrer à ça peut déboucher sur un gros gâchis de temps, et même pire : vous donner l’impression que vous progressez alors que ce que vous faites ne sert à rien. Une règle à observer, lorsqu’on écrit un roman, c’est que si vous avez accumulé 500 pages de notes sur votre univers et que vous n’avez pas encore bouclé votre premier chapitre, ça signifie que vos priorités ne sont pas les bonnes.

Ne sous-estimez pas l’attrait du mystère

Prendre du temps à créer un univers dans les moindres détails, c’est une activité parfaite pour un créateur de jeux de rôle. Si c’est ça que vous ambitionnez, faites-vous plaisir. Dans une moindre mesure, l’auteur qui ambitionne de rédiger une pentalogie de gros bouquins de fantasy aura également besoin de s’appuyer sur des notes nombreuses et complètes.

Cela dit, attention : le décor qui convient à un jeu de rôle n’est pas du tout de même nature que celui qui convient à un roman. Le premier est, par essence, supposé être rempli de détails en tous genres qui vont servir d’inspiration à une multitude d’histoires différentes ; le second est au service d’une histoire spécifique, et est taillé pour être cohérent avec le thème, les personnages et l’intrigue de cette histoire, et pas d’une autre. Si vous avez construit un décor pour les jeux de rôle et que vous souhaitez vous en servir également pour un roman, vous vous rendrez vite compte que celui-ci est bien trop complexe et dispersé pour être utilisé tel quel en littérature. Vous allez devoir simplifier, resserrer, pour vous concentrer uniquement sur les éléments qui sont utiles à votre histoire.

J’en ai fait l’expérience lorsque j’ai écrit mon roman Merveilles du Monde Hurlant : souhaitant me simplifier la vie, j’ai choisi de réutiliser une ville dans laquelle j’avais déjà située une campagne de jeux de rôle. Au final, j’ai vite compris qu’il s’agissait d’une fausse bonne idée : celle-ci comprenait bien trop de détails pour me servir à quelque chose. J’ai dû resserrer, réinventer, et la ville telle qu’elle apparaît dans le roman a finalement très peu de choses à voir avec sa description originale. Le temps que je pensais gagner a été perdu.

En bâtissant votre décor, ne sous-estimez pas l’attrait du mystère. Tout ne doit pas être connu dans votre monde, et une poignée de points d’interrogations générera chez le lecteur davantage d’intérêt qu’autant de révélations tonitruantes. En plus, laisser des questions en suspens vous laissera davantage de liberté en tant qu’auteur.

Un cadre rapidement esquissé peut faire merveille dans bien des genres

En règle générale, il y a plusieurs approches qui fonctionnent pour calibrer au plus juste la bonne taille de votre décor. La première peut être qualifiée d’approche « minimaliste. » Inspirée du théâtre, elle ne fournit au lecteur que les éléments de décor qui sont indispensables à la compréhension de l’histoire. Tout le reste est soit tu, soit sous-entendu. Avec cette approche, tout élément qui n’est pas nécessaire pour comprendre l’intrigue est tout bonnement ignoré. Le décor n’existe que là où s’allument les projecteurs.

Cette solution est courante dans les textes contemporains, en particulier parce que, s’ils situent leur action dans notre monde, l’expérience du quotidien que partagent les lecteurs sera à même de combler tous les vides laissés par la construction d’un décor minimaliste. Un cadre rapidement esquissé, ajouté aux connaissances et à l’imagination du lecteur, peut faire merveille dans bien des genres.

Prenez garde, cela dit. Pour les romans de fantasy, de science-fiction, ou pour tout ce qui s’éloigne de notre expérience du monde réel, cette approche risque de donner un rendu un peu sec, artificiel, comme celui de ces pièces de théâtre qui montrent des ombres sur une toile tendue et qui demandent au public de s’y imaginer une armée. Certains lecteurs réclament un décor qui ait davantage de corps.

À l’inverse, une approche maximaliste va tendre à inclure dans le décor bien davantage de détails saillants que ce qui est nécessaire pour nourrir l’intrigue. L’idée, là, est même inverse. Il s’agit de laisser deviner, entre les lignes, que l’histoire que l’on raconte n’est qu’une parmi d’autres qui se déroule en parallèle dans un univers semblable à une ruche. Par des références, des noms lâchés par les personnages, des descriptions, l’auteur qui aura choisi cette manière de faire va laisser entrevoir toute la complexité de son monde.

Les clichés génèrent l’ennui

Le défaut de cette approche est vite compris : mal amenée, elle risque de noyer le récit. Le lecteur, sans points de repères, ne saura pas faire la distinction entre les informations nécessaires à comprendre l’intrigue et celles qui ne servent qu’à lui donner de la couleur. Il finira par renoncer, vaincu par cette déferlante de détails dont il ne sait que faire.

Encore deux conseils. Le premier, c’est d’éviter de bâtir votre décor avec des stéréotypes. Un bon artisan doit choisir de bons matériaux. S’il vous plaît, tant qu’à conjurer un monde par la seule force de votre imagination et de votre volonté, renoncez à y mettre l’Empire du Mal, l’Eglise de l’Intolérance, la Société Secrète des Vampires, la tribu des Nobles Sauvages, la Princesse qui doit être sauvée et autres cultures monolithiques pleines de gens qui parlent tous de la même façon. Dans le meilleur des cas, les clichés génèrent l’ennui, et dans le pire des cas, ils colportent des visions du monde qui méritent d’être reléguées aux oubliettes. Prenez la peine de soigner les matériaux de base de votre univers, il y a tout à gagner à le faire.

Dernier conseil : variez les échelles. Beaucoup d’auteurs débutants, enthousiasmés par le worldbuilding, commencent par dessiner une carte où ils placent d’énormes empires. Mais construire un décor crédible et qui captivera le lecteur, ça peut tout aussi bien consister à décrire une fleur, un jeu de hasard ou la forme des tuiles sur un toit.

⏩ La semaine prochaine: L’exposition