
Être conscient de l’existence du hors-champ en littérature permet à un auteur de produire des effets intéressants. Certains argumenteront que c’est enfin l’article qu’on souhaitait lire depuis le début de la série, mais il était nécessaire d’établir tout le reste avant d’en arriver à ce stade. Dans cet article, je détaille quelques unes de ces techniques, mais n’hésitez pas à en mentionner d’autres en commentaire, si vous en avez fait l’expérience ou que vous avez la conviction que ça peut fonctionner.
Le hors-champ et la phase de tri
Dans mon article intitulé « Écrire un roman accueillant », (que d’ailleurs je n’ai écrit que pour pouvoir y faire référence ici), j’ai mentionné ce que j’ai appelé « la phase de tri », cette période qui intervient lors des premières dizaines de pages d’un roman, où une lectrice ou un lecteur cherche à déterminer de quels personnages, éléments d’intrigue et de décor il va avoir besoin de se rappeler pour suivre l’histoire que vous lui racontez, et lesquels sont juste là pour mettre un peu de couleur, et peuvent plus ou moins être oubliés immédiatement. Doser correctement la limite entre les deux n’est pas facile.
Pour y parvenir, être conscient que cette phase de tri existe représente un bon début, et comprendre que le hors-champ peut y jouer un rôle est précieux. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’inconsciemment, le lecteur va le plus souvent ranger sur la pile « pas important » ce qui est hors champ, pour se concentrer sur le reste. Cela signifie que si vous souhaitez mettre toutes les chances de votre côté pour qu’il se souvienne d’un aspect de votre livre, il vaut mieux éviter de le présenter hors champ.
À ce sujet, j’ai une anecdote. Dans mon roman « Révolution dans le Monde Hurlant », dans un des premiers chapitres, j’introduis une femme énigmatique qui se fait appeler Briselâme, et qui devient ensuite un des personnages majeurs de l’histoire. Dans la première version de la scène dans laquelle elle fait son apparition, elle mentionnait en passant le fait qu’elle avait deux sœurs. Sachant que celles-ci allaient jouer un rôle crucial plus tard dans le roman, j’espérait que cette indication allait suffire pour que le lecteur s’en souvienne…
Mais ça ne fonctionnait pas du tout : le fait que cette information soit présentée hors-champ avait pour conséquence que les lecteurs-tests ne la retenaient pas. J’ai remanié la scène pour que les deux sœurs en question y soient physiquement présentes (dans le champ, donc). Même si elles n’y avaient qu’un rôle minime, les lecteurs retenaient qu’ils avaient affaire à trois sœurs, et ils les triaient sur la pile « à retenir ».
C’est loin d’être une science exacte, tout ça. Mais pensez à la plupart des romans et des films que vous connaissez et vous constaterez que les éléments qui comptent vraiment sont rarement présentés hors-champ. On peut très bien imaginer que le premier « Star Wars » s’ouvre avec les pérégrinations des deux droïdes sur la planète désertique : il ne manquerait pas vraiment d’information. Par contre, le fait d’avoir inclus Vador et Leia à l’écran dans les premières scènes a laissé une impression qui persiste pendant tout le reste du film. À garder en mémoire lorsque vous rédigez les premiers chapitres de votre prochain livre.
Agrandir l’univers
Quelle que soit la forme qu’il prend, le hors-champ existe en-dehors de l’espace sur lequel l’auteur inscrit l’essentiel de son action. Cela signifie qu’on peut s’en servir pour donner de l’envergure, de l’ampleur à une histoire, lui conférer des dimensions supplémentaires. Imaginez une scène où votre protagoniste se balade dans un souk magnifique, bruyant et envahi par une foule immense. Pour décrire cette balade, vous pouvez choisir de privilégier exclusivement ce qui est dans le champ, en alignant une série d’éléments descriptifs et de rencontres. Ça serait déjà pas mal. Mais pensez que vous pouvez agrémenter tout cela de hors-champ suggéré : des odeurs capiteuses, brièvement senties, qu’on ne parvient pas à identifier, les pleurs d’un enfant qu’on n’aperçoit pas, des percussionnistes qu’on entend avant de les voir, les vibrations dans le sol d’un gros camion de livraison.
La même approche fait merveille, par exemple, dans la description d’une bataille, ou le pauvre soldat est entouré d’explosions dont il ignore l’origine, qu’il entend des ordres braillés de derrière les collines, en les comprenant à moitié, qu’il sent des odeurs dont il ignore si elles sont liées à un gaz de combat… Et si le champ de bataille était l’ancien village natal du soldat, et que vous incluiez hors-champ des informations sur ce qu’étaient les bâtiments traversés avant d’être réduits à l’état de ruines ?
Utilisé avec imagination et parcimonie, le hors-champ peut conférer à vos scènes-clé l’équivalent d’une dimension supplémentaire.
Le suspense
C’est en quelque sorte une extension de la catégorie précédente : le hors-champ, cet assemblage d’informations mineures, ou qui ne sont pas entièrement perceptibles dans l’immédiat, peut faire merveille pour générer du suspense. Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire dans un article précédent, le suspense, c’est une technique grâce à laquelle l’auteur installe dans l’esprit du lecteur deux scénarios : un positif, souhaitable, heureux, attendu, et un scénario négatif, dangereux, craint, catastrophique. Si c’est bien fait, cela suscite une forte envie de rapidement découvrir de quelle manière cette tension se dénoue.
Pour mettre en place cette technique, le hors-champ est un allié précieux. Tout ce qui est du registre du hors-champ suggéré fournit au lecteur des informations partielles qui suscitent une incertitude, génératrice de suspense. Ce hurlement venu du bout du couloir, était-ce un cri de douleur, le râle d’une bête blessée ou quelque chose de bien plus sinistre encore ? Quelle est cette odeur fétide qui vient de la salle de bain ? Pourquoi entend-on des pas au grenier, alors qu’il devrait être vide ? Cette méthode fonctionne très bien dans le domaine de l’horreur.
Le hors-champ raconté ou rapporté peut également être utilisé pour générer du suspense, par exemple en fournissant des informations qui semblent être en porte-à-faux avec la réalité telle qu’on la perçoit dans le champ narratif. Comment s’expliquer ces différences ? Qui a raison ? N’hésitez pas, par ailleurs, à vous servir du fait que le lecteur a généralement tendance à accorder moins de poids au hors-champ qu’au champ. Les informations que vous avez communiquées à travers du hors-champ de contexte, sont-elles dignes de foi ? Avez-vous essayé de les cacher, de faire croire qu’elles ne sont pas importantes alors que c’est tout le contraire ? Oui, on peut rendre un lecteur parano avec cette approche.
Casser le rythme
Un usage possible du hors-champ est stylistique : être capable de l’identifier et l’utiliser avec économie dans un texte peut permettre de casser le rythme de la lecture. On ne réagit pas de la même manière à des scènes d’action ou de tension dans le champ qu’à de l’exposition hors-champ. Vous pouvez utiliser des éléments hors champ insérés dans le texte à la manière des barres de bore dans le réacteur d’une centrale nucléaire : pour faire baisser la pression. Vous pouvez aussi utiliser un insert hors-champ après une révélation ou un autre moment significatif sur lequel vous souhaitez que le lecteur médite un petit peu. Pour le dire autrement : champ et hors-champ n’ont pas la même viscosité et passer de l’un à l’autre modifie le rythme de narration et la manière dont la lecture est perçue.
Rien n’est hors champ / tout est hors champ
Est-il possible de se passer complètement de hors-champ ? Cela peut, en tout cas, représenter un intéressant parti-pris esthétique, ainsi qu’une manière de réaliser à quel point le hors-champ va se loger un peu partout, dans un texte littéraire. On pourrait tenter cette approche, par exemple, dans un roman où le personnage principal (et focal) est quelqu’un de centré sur lui-même, et peu attentif à ce qui l’entoure. Son narcissisme se manifeste subtilement par le fait qu’absolument aucun élément n’est inclus s’il n’est pas dans le champ, ce qui pourrait créer un sentiment d’isolement, voire d’asphyxie, à la lecture.
Quant au pari inverse, celui qui consiste à ne constituer une histoire qu’avec du hors-champ, il paraît bien plus difficile à tenir. Ce type d’expérience pourrait être tenté dans le cadre d’une nouvelle, probablement pas d’un roman. Il pourrait s’agir d’un portrait un creux, un individu dont le narrateur ne s’approche jamais et dont on ne découvre pas les agissements est décrit par ce qui l’entoure, charge au lecteur d’assembler ces informations lui-même.
