Évoquer un ton

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Les habitués de ce site ne vont pas s’en étonner : dans cette série consacrée à la notion de ton en littérature, après s’être intéressé au « quoi » dans un billet précédent, donc après avoir joué au jeu des définitions, il est temps de se pencher sur le « comment ». En d’autres termes : par quel biais une autrice ou un auteur peut exprimer un ton ou un autre dans un roman ?

Pour communiquer le ton, un écrivain a un certain nombre d’outils à sa disposition. Le choix du niveau de langage et du vocabulaire est le principal : le ton est construit en choisissant certains mots plutôt que d’autres, sélectionnés en fonction de leur niveau de langage et de leurs connotations.

Cela mène à des distinctions parfois subtiles entre une approche émotionnellement neutre et une attitude colorée par un ton plus affirmé. Décrire, par exemple, un échec sentimental comme, eh bien, « un échec », ne transmet pas la même tonalité que si on avait choisi de le décrire comme « une catastrophe », « une erreur », ou comme « une risible péripétie ».

Quelque chose d’aussi minuscule qu’une virgule

Ainsi, un auteur qui souhaite élaborer un ton courroucé tout au long de son roman sera bien inspiré de collectionner des termes agressifs, hostiles, connotés négativement, voire même d’aller en emprunter à différents niveaux de langage. Selon le même principe, un roman noir va évoquer les ténèbres qui ceignent les cœurs des citadins en utilisant un vocabulaire sombre, pessimiste, mélancolique.

Si vous n’obtenez pas l’effet que vous souhaitez, si le ton n’est pas conforme à vos attentes, passez en revue les passages-clé de votre roman et vérifiez les mots que vous utilisez : peut-être sont-ils trop neutres et mériteraient-ils d’être remplacés par des termes plus colorés, quelle que soit la teinte que vous désirez.

Autre arme à la disposition de l’écrivain : la ponctuation. Terminer une phrase par un point, un point de suspension ou un point d’exclamation n’aboutit pas du tout à produire le même effet, et a des conséquences palpables sur le ton d’un texte. Comparez, à titre d’exemple, les phrases suivantes :

Tu n’es pas le bienvenu ici !

Tu n’es pas le bienvenu, ici.

Tu… n’es pas le bienvenu ici…

Trois fois les mêmes mots, trois ponctuations différentes, et au final, trois tons distincts. Une manière de réaliser que chaque choix stylistique contribue au ton général de votre récit, même quelque chose d’aussi minuscule qu’une virgule.

La structure des phrases et des paragraphes peut également être mobilisée pour affirmer un ton plutôt qu’un autre, selon qu’on opte, par exemple, pour la voie passive, pour des phrases courtes ou pour des répétitions, pour citer trois options susceptibles d’évoquer des effets très différents. Un roman entièrement écrit avec des phrases courtes, sans verbes, et des paragraphes minimalistes, évoquera un ton sec, distant, affairé, nerveux, alors qu’un texte qui s’étend le long de phases interminables, agglomérées en chapitres géants, donnera une impression de pesanteur, de majesté, de lenteur, ce qui peut là aussi contribuer à créer un ton plutôt qu’un autre.

Chaque phrase a un ton distinct

Jusqu’ici, on a surtout évoqué le ton d’un roman dans son ensemble, puisque c’est la raison d’être de cette série d’articles. Mais en réalité, chaque phrase, chaque paragraphe, chaque chapitre a un ton distinct.

C’est quelque chose sur lequel un auteur peut jouer, en s’offrant quelques petits écarts. Même un roman au ton grave peut s’offrir un interlude plus léger. Imaginons un roman sur la manière dont la perte d’un parent et le deuil qui s’ensuit ravage une famille. L’auteur pourra trouver judicieux d’ajouter un paragraphe au ton complètement différent, par exemple un flashback, ou même un immense fou rire incontrôlé des frères et sœurs devant le buffet prévu pendant les funérailles. Bien amené, cet instant de légèreté ne fera que renforcer le ton général, en lui donnant quelque chose contre quoi s’appuyer, un moyen de comparaison.

De manière générale, cependant, le ton du roman est la résultante du ton de chaque partie qui le compose. Pour que votre propos soit compréhensible, il est nécessaire qu’il soit relativement homogène tout au long du texte. Cela dit, le ton peut également évoluer, en fonction des arcs narratifs ou de la trajectoire des personnages. Ainsi, un récit qui met en scène un jeune homme qui perd son innocence en s’engageant en tant que soldat ne présentera vraisemblablement pas le même ton au début, lorsque le protagoniste a encore toutes ses illusions et sa fraîcheur, qu’à la fin, où son âme porte les marques du traumatisme et que cela peut se refléter dans la tonalité de la prose.

Le piège du pastiche

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Certains auteurs ont été motivés à prendre la plume par amour pour un livre ou un écrivain. Je l’ai mentionné dans mon billet sur les « Quatre espèces d’auteurs », mais cela mérite qu’on s’y attarde davantage, parce que c’est enthousiasmant.

Cela signifie que certaines personnes qui écrivent aujourd’hui ne l’auraient pas fait si elles n’avaient pas trouvé sur leur route une œuvre qui leur a procuré tellement de joie, a fait naître en eux tellement d’idées, a semé les graines de tellement d’appétits que l’envie d’écrire elles-mêmes en est devenue irrésistible. Des romans n’existeraient pas sans d’autres romans. En ce qui me concerne, l’idée que la littérature puisse ainsi être une douce contagion est extraordinaire.

Cela ne veut pas dire que cette situation ne risque pas de présenter certains écueils. Peut-être vous êtes-vous vous-mêmes trouvés dans cette situation, d’ailleurs : vous êtes transportés par une œuvre littéraire (ou même un film, une bande dessinée, une série télévisée, un jeu vidéo), à un tel point qu’une envie irrésistible d’écrire à votre tour vous transporte. Là, trois situations peuvent se présenter.

Certains choisissent d’écrire de la fan fiction, c’est-à-dire de prolonger de leur plume l’univers littéraire inventé par quelqu’un d’autre. C’est en effet une très bonne manière de satisfaire cette pulsion d’écrire, ainsi qu’une bonne manière de se mettre le pied à l’étrier pour celles et ceux qui n’ont pas beaucoup d’expérience. Une deuxième catégorie concerne les autrices et auteurs qui s’embarquent immédiatement dans un projet personnel et original, sans relation avec une autre œuvre, et on ne peut que leur tirer notre chapeau. Le troisième cas est plus problématique : il concerne ceux qui sont tellement emballés par un bouquin qu’ils ont envie de réécrire le même, mais avec leur nom sur la couverture.

Ce genre de livre ne va intéresser personne

Si c’est votre cas, je ne peux que vous décourager de le faire. Comme des millions de personnes, vous avez adoré les Chroniques des Vampires d’Anne Rice, à un tel point que vous vous précipitez sur le clavier pour écrire une œuvre qui lui ressemble étrangement. Vous vous mettez à raconter l’histoire d’une société secrète de vampires, mélancoliques et sophistiqués, et en particulier d’un individu charismatique, que vous appelez Mestat, Restat ou Nestat. Au passage, vous vous permettez quelques déviations qui vous semblent intéressantes, comme par exemple le fait que l’histoire se passe à Baton Rouge plutôt qu’à la Nouvelle-Orléans, et que vos vampires à vous écrivent leur nom « vampyres » avec un « y », gage de distinction.

Autant vous le dire : ce genre de livre ne va intéresser personne. Mais d’ailleurs, intéresser quelqu’un, ce n’est pas nécessairement votre objectif. Peut-être écrivez-vous exclusivement pour votre plaisir personnel, indépendamment de toute référence, sans penser ne serait-ce qu’une seconde à des lecteurs potentiels, et, au fond, pourquoi pas ? Mais écrire un roman réclame une telle masse de travail que ne même pas chercher à le faire lire à un autre être humain me paraît être un beau gâchis. Donc je vous en conjure, réfléchissez-y à deux fois, et envisagez les choses de la perspective d’un lecteur.

Ce que vous avez commis sur le papier s’appelle un pastiche. Dans votre enthousiasme pour ce livre qui vous a tellement plu, vous vous en êtes si peu éloigné que le style, les personnages, les thèmes, les éléments constitutifs du décor rappellent de manière criante l’œuvre originale, et toute personne un brin familière avec celle-ci va s’en rendre compte instantanément. Votre « Barry Hopper à l’Académie des Magiciens » est sans doute très cher à votre cœur, et vous en êtes légitimement fier, mais vu de l’extérieur, il ne s’agit que d’une copie d’un roman bien plus prestigieux.

Les lecteurs vont presque toujours préférer l’original à la copie

Cela ne signifie pas qu’il vous faille obligatoirement être original. Les romans originaux ne sont ni meilleurs, ni pires que ceux qui ne le sont pas. Pour un lecteur pour qui la présence de concepts originaux dans un texte est indispensable (c’est mon cas), il y en a un, deux, trois autres qui ne s’en soucient pas, et au moins encore un qui est activement rebuté par les idées qui ne lui sont pas familières, et pour qui un roman de fantasy où il n’y a pas d’elfes et de nains, ça n’est pas un vrai roman de fantasy. Un livre peut se distinguer de nombreuses manières : une intrigue bien charpentée, des personnages mémorables, un style attachant, et l’originalité n’en est qu’une parmi d’autres. Cela dit, signer une œuvre qui ne cherche pas particulièrement à se démarquer de ce qui existe déjà, c’est une chose, écrire un pastiche, délibérément ou non, c’en est une autre.

Le souci, c’est que les lecteurs ne sont pas idiots : ils vont presque toujours préférer l’original à la copie. S’il n’y a rien ou presque rien dans votre roman qui le distingue de celui qui vous a inspiré, c’est que vous n’avez pas grand-chose à offrir à vos lecteurs, qui vont probablement se demander pourquoi vous avez consacré autant d’efforts à réécrire quelque chose que tout le monde connaît.

Comment, alors, déjouer le piège du pastiche ? Comment, sans rien sacrifier de ce qui vous a donné au départ l’envie d’écrire, pouvez-vous produire une œuvre, pas obligatoirement originale, mais au moins suffisamment singulière pour qu’elle n’apparaisse pas comme une simple décalque ?

Une solution: la technique des deux pas

Il existe une solution simple, que j’appelle la « technique des deux pas. » Pour l’expliquer, mettons-nous en situation : vous êtes inspiré à écrire par les histoires de vampires d’Anne Rice, mais vous préférez éviter de signer un simple pastiche. Dans ce cas, c’est simple : vous partez de l’œuvre de départ, et vous y opérez deux changements majeurs (changer l’orthographe du mot « vampire » ne suffit pas). Par exemple, vous pouvez vous lancer dans une réécriture des Chroniques des Vampires, mais sous la forme d’une romance, et en y ajoutant des loups-garous. Félicitations, vous venez d’écrire « Twilight. » Ou alors, vous décidez que votre protagoniste vampire à vous est une mère célibataire, et que l’histoire se passe à Abidjan. Ou que vos vampires boivent des idées plutôt que du sang, et que l’action se déroule au 17e siècle.

S’éloigner de deux pas du concept qui vous a séduit, c’est une bonne manière de conserver ce qui vous a plu, mais en y apportant la fraîcheur nécessaire pour justifier vos efforts d’écriture. L’appliquer vous mènera à un résultat beaucoup plus satisfaisant pour vous et pour vos lecteurs, sans briser votre élan initial.

D’ailleurs, la technique des deux pas fonctionne pour tous les auteurs, dès qu’ils réalisent qu’un élément de leur roman, un personnage, un lieu, une situation, est trop proche d’un modèle connu, ou bascule dans le cliché. Oui, vous pouvez écrire un roman noir qui met en scène un détective paumé, amateur de whisky, de chapeaux mous et d’imperméables. Mais avant de le faire, demandez-vous si votre protagoniste ne serait pas plus mémorable s’il était bègue et qu’il habitait chez sa mère. Bien sûr, rien ne s’oppose à ce que vous rédigiez un roman dystopique où des jeunes gens sont poussés à s’entretuer par un gouvernement cynique, mais réfléchissez-donc une minute et éloignez-vous de deux pas de ce décor très convenu, pour lui préférer une histoire où des adultes sont poussés à s’entretuer par un gouvernement d’enfants, et où l’action se déroule dans une ceinture d’astéroïdes.

La technique des deux pas constitue non seulement un remède aux pastiches, mais également un moyen simple de générer des idées qui vont rendre vos romans uniques.