Moments immérités

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Dans les articles précédents de cette série, je vous ai proposé une introduction à la notion de « mérite » en littérature, qui concerne les scènes qui ont reçu une fondation, une préparation suffisante pour engendrer chez la lectrice ou le lecteur la réaction souhaitée, ce que j’ai choisi d’appeler les retombées.

Pour mieux comprendre pour quelle raison c’est utile de se préoccuper de ce genre de choses, examinons quelques exemples, quelques cas de moments immérités dans des romans. L’occasion de voir à chaque fois pour quelle raison la préparation manque et les retombées – ou l’absence de retombées – que cela peut avoir sur le lecteur.

Deux ex machina

Cette formule latine, qu’on peut traduire par « le Dieu issu de la machine », fait référence au théâtre antique, où l’apparition des divinités consistait généralement à faire apparaître une statue ou une image des cintres. Celui-ci venait alors intervenir dans l’intrigue et la résoudre par décret divin.

Au sens moderne du terme, on nomme « deus ex machina » un élément qui survient par surprise dans une histoire, et qui résout une situation qui, jusque là, était bloquée. C’est la fameuse intervention de la cavalerie, chère aux classiques du western.

C’est pratiquement la définition d’un moment immérité. Les personnages de la pièce faisaient face à des défis, étaient en train de tenter de franchir des obstacles ou de se sortir d’une situation difficile, lorsque soudain, une force extérieure vient régler leurs problèmes à leur place. Non seulement aucune préparation n’a mené jusqu’à cette conclusion, mais il existe des pyramides de préparation qui ont été bâties pour rien, puisqu’elles ne sont jamais parvenues à des retombées.

Lorsqu’on suit une histoire, on a envie que ses protagonistes se sortent de leurs difficultés grâce à leurs actes : leurs sages décisions, leurs compétences, leur capacité à coopérer, les informations en leur possession dont ils se servent judicieusement, etc… On ne veut pas qu’ils triomphent en raison d’un simple coup de chance, parce qu’un personnage extérieur vient les sauver. Et si on ne le souhaite pas, c’est parce que cette construction est imméritée : elle se débarrasse de tout ce qui s’est déroulé au cours du récit, pour introduire à la 25e heure un élément étranger, pour lequel nous n’avons aucun attachement particulier.

Pour toutes ces raisons, le deus ex machina est une situation qu’il vaut mieux éviter dans une histoire, et il n’y a pas vraiment d’exception à cela.

Dans son – par ailleurs excellent – roman « Perdido Street Station », China Mieville résout l’intrigue grâce à l’intervention d’un personnage mystérieux qui débarque de nulle part à la fin de l’histoire, après avoir été vaguement évoqué à quelques reprises au cours du roman. Cela débouche sur une conclusion imméritée et insatisfaisante pour le lecteur.

Un instant de révélation

C’est un autre standard de la littérature : un personnage, souvent le protagoniste, prend soudain conscience de quelque chose, et cela lui permet de prendre une décision cruciale, voire de triompher de l’adversité. Cette réalisation soudaine peut être tout aussi bien factuelle qu’émotionnelle, voire les deux. Cela peut être, par exemple, une brillante déduction où une enquêtrice résout un mystère, ou un moment de clarté où un personnage réalise ce qu’il veut vraiment de la vie, pour citer deux exemples.

Contrairement au deus ex machina, cette configuration n’est pas automatiquement problématique. Après tout, ces instants de révélation se présentent occasionnellement dans la vie. Pour que cela fonctionne, ça dépend de la manière dont les choses sont amenées. En deux mots, pour que ce type de scène marche, pour qu’elle soit méritée, il est nécessaire d’avoir pris soin de construire la préparation de manière méticuleuse.

Si un personnage parvient à une conclusion ou résout un mystère sans cheminement intérieur, sans y travailler, sans accumuler d’indices ou pas suffisamment, uniquement parce que c’est plus simple à écrire sur le moment, qu’on a besoin d’un coup de théâtre, ou qu’on ne sait pas trop comment résoudre une intrigue, on a affaire à une conclusion pas méritée du tout. Le lecteur va s’en apercevoir et il ne sera pas content.

Pour que ce type d’instant fonctionne, il faut qu’ils soient construits en se servant de la règle des trois degrés de préparation : il faut un contexte général, une préparation dramatique sous la forme de moments de découverte ou d’accumulations d’indices, et enfin un déclencheur final, c’est-à-dire la dernière pièce du puzzle.

Dans son roman « Anno Dracula », Kim Newman n’entreprend pas les préparatifs nécessaires pour conclure l’enquête qui sert de fil rouge à son histoire. Après avoir lambiné tout au long de l’intrigue, les protagonistes finissent par avoir un moment de révélation qui vient de nulle part au sujet de l’identité de l’assassin. Cette scène imméritée est un des nombreux points faibles du roman.

Changement de cap

En littérature, les personnages prennent sans arrêt toutes sortes de décisions, et ça n’est pas en soi un souci. Leurs actes ne doivent pas nécessairement être réfléchis, ils n’ont aucune obligation d’obéir à la logique et il n’est nullement indispensable d’en expliquer les tenants et les aboutissants au lecteur. Rien de tout ça ne peut légitimement être considéré comme immérité, à moins d’avoir une suspension de l’incrédulité extrêmement faible.

L’exception réside dans les décisions qui semblent aller violemment à l’encontre de ce que nous savons des personnages, de leurs intérêts et de leur tempérament. Si, dans un livre, quelqu’un prend un cap qui parait entièrement dicté par le hasard, extrêmement atypique ou qui attire l’attention du lecteur pour une raison similaire, là, on peut avoir affaire à un moment immérité.

Dans ce genre de cas, il est nécessaire de bosser un minimum et de consacrer un peu de temps à expliquer cette décision sous la forme de préparation, de manière partielle ou complète, en fonction de la gravité de l’incartade par rapport à ce qu’on sait du personnage. J’appelle ça de la « préparation », comme j’ai pris l’habitude de le faire, mais en réalité je devrais plutôt parler de « contexte » ici, parce qu’il peut très bien être présenté après coup.

Eh oui, si votre personnage prend une décision surprenante et a de bonnes raisons de le faire, peut-être que vous souhaitez vous appuyer là-dessus pour créer un moment de suspense. Donc prenez le temps de faire comprendre ce qui s’est passé au lecteur après sa surprise initiale si vous le voulez, mais ne négligez pas de le faire, sans quoi le moment sera immérité et vous sèmerez déception et désapprobation au sein de votre lectorat.

Dans l’adaptation cinématographique du « Seigneur des Anneaux » par Peter Jackson, Faramir, fils de l’intendant de Gondor, capture des individus suspects lors d’une patrouille et finit par les libérer pour des raisons qui paraissent un peu nébuleuses.

L’histoire sans fin

Il y a des histoires qui ne se terminent pas. Il arrive que certaines romancières ou certains romanciers fassent le choix d’interrompre leur récit avant sa conclusion, et d’en laisser le dénouement à la discrétion du lecteur. Inachevé. C’est ce qu’on appelle un « roman ouvert ».

Parfois, ils agissent ainsi parce que la fin du livre ne fait aucun doute, et qu’ils préfèrent conclure leur narratif dans un moment de temps suspendu avant l’inévitable sort – souvent funeste – qui attend les personnages. Je vous renvoie par exemple au film « Butch Cassidy et le Kid » de George Roy Hill pour un excellent exemple.

Dans d’autres cas, le but est d’engendrer une ambiguïté par rapport à la conclusion de l’histoire. Cela peut tourner dans un sens ou dans un autre, au lecteur de se forger sa propre opinion, ou, au choix, de balancer le bouquin à travers la pièce en poussant un juron de frustration.

Eh oui, bien souvent, une histoire qui n’a pas de fin équivaut à une scène imméritée, pour des raisons bêtement mécaniques : elle équivaut à une préparation, qu’on prive de retombées explicites. Si certains lecteurs apprécient ce tour de passe-passe, la plupart estiment avoir été volés du moment qu’ils ont patiemment construit dans leur tête au cours de leur lecture, et qu’on ne remplace pas aucune émotion équivalente. C’est un pétard mouillé. À moins d’avoir d’excellentes raisons de le faire, renoncer à conclure une histoire est rarement une bonne idée.

Je pourrais citer Flaubert, mais pour un exemple plus contemporain, le roman « La rose pourpre et le lys », de Michel Faber, ne se termine pas, ce qui n’est qu’un des aspects irritants de ce gros bouquin très agaçant.

L’exposition

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Ingrédient indispensable mais redouté de tout roman et de toute fiction, l’exposition peut être définie comme l’outil littéraire qui permet de transmettre au lecteur des informations sur le monde, les événements, les personnages, ou tout autre élément nécessaire à comprendre l’histoire. Impossible de s’en passer pour qui souhaite rendre son intrigue compréhensible. De même, une bonne partie du décor va se matérialiser à travers l’exposition, raison pour laquelle je prends la peine d’évoquer cette question ici, dans le prolongement de billets consacrés au worldbuilding.

L’exposition pose un problème facile à comprendre mais délicat à résoudre avec élégance. En deux mots : afin que le lecteur comprenne ce qui se passe dans l’histoire, l’auteur a besoin de lui transmettre un certain nombre d’informations. Mais pour éviter de le barber avec des détails qui n’apparaîtront pas immédiatement comme pertinents, il souhaite communiquer ces informations sans donner l’impression que c’est ça qu’il est en train de faire. C’est un peu comme au lycée, quand vous souhaitiez dire à quelqu’un qu’il faisait battre votre cœur, mais sans lui dire, parce que c’est trop la honte.

Précisément, si l’exposition risque d’être perçue comme rébarbative, c’est en raison de son côté scolaire. Il s’agit d’expliquer des choses au lecteur, un lecteur qui s’engage dans la lecture d’un roman pour vivre à travers les personnages, pour ressentir des émotions, pour être dépaysé, pour être intrigué, amusé, mais certainement pas pour qu’on lui fasse la leçon. Mal amenée, l’exposition consiste à interrompre le narratif pour le remplacer par des informations, dont, qui plus est, le lecteur ne percevra pas immédiatement l’utilité. Si l’on s’y prend avec lourdeur ou si l’on fait preuve de maladresse, l’exposition peut tuer un roman.

L’exposition consiste à transmettre au lecteur des éléments du décor indispensables à comprendre l’intrigue

Hélas, elle est presque toujours indispensable. Pour que les événements du roman aient un impact, il est nécessaire d’en faire comprendre les enjeux, et pour y parvenir, il faut à un moment les rendre explicites. Votre histoire met en scène un employé d’une mairie qui détourne de l’argent public ? Afin que le lecteur comprenne les difficultés d’une telle entreprise, il faut s’intéresser au fonctionnement des finances municipales, et afin que les enjeux émotionnels soient clairs, il faut se pencher sur la vie du fonctionnaire et sur ce qu’il risque de perdre s’il se fait prendre. En deux mots : l’exposition, ça consiste à transmettre au lecteur des éléments du décor indispensables à comprendre l’intrigue. On ne peut généralement pas s’en passer complètement.

Une fois qu’on a dit ça, il faut bien se rendre compte qu’il existe plein de façons différentes d’amener les choses, des plus maladroites aux plus habiles. Idéalement, la bonne exposition doit être invisible tout en étant mémorable : le lecteur ne réalise même pas que vous venez de lui transmettre une information cruciale pour la bonne compréhension de l’histoire, mais il la retient malgré tout.

Heureusement, il existe des techniques qui permettent de faire passer la pilule dans la plupart des cas. Le premier aspect à considérer, pour que l’exposition soit naturelle, c’est le contexte. Imaginez que vous rencontrez un de vos amis et qu’il se mette à vous expliquer que le champignon le plus dangereux pour l’homme sous nos latitudes est l’amanite phalloïde. Vous allez probablement trouver sa conversation un peu étrange. À présent, représentez-vous le même ami qui tient les mêmes propos alors que vous dégustez tous les deux une bonne plâtrée de champignons. L’anecdote est un peu inattendue, mais elle ne sort pas de nulle part. Enfin, troisième cas de figure : vous êtes dans la forêt en train de cueillir des champignons et votre ami vous empêche de cueillir une amanite en vous expliquant le risque mortel que vous encourez. Là, non seulement il a une bonne raison de vous en informer, mais il vous rend service en le faisant. La transmission d’information est naturelle et un lecteur qui découvrirait la scène n’y trouverait rien d’insolite.

Il y a des limites à la quantité d’informations qu’une scène peut contenir

Une information pertinente n’est jamais déplacée. Reste à créer les conditions qui la rendent pertinente. Hélas, plutôt qu’attendre le bon moment ou de créer les conditions idéales, beaucoup d’auteurs sont trop pressés et ils se contentent de chercher le premier prétexte qui se présente pour balancer à la tête du lecteur toute l’exposition qu’ils estiment nécessaire.

Vous en avez certainement déjà fait l’expérience dans un roman où, alors qu’on introduit un nouveau personnage, on apprend dans la foulée comment il s’appelle, ce qu’il fait dans la vie, d’où il vient, ses liens avec tous les personnages, son opinion sur différents sujets, ainsi qu’une référence à ce mystérieux accident de bateau qui l’a laissé amnésique. Trop, c’est trop : il y a des limites à la quantité d’informations qu’une scène peut contenir. Il faut agir avec davantage de naturel.

Apprenez à être patient et à avoir le cran d’attendre le moment opportun pour l’exposition d’un aspect de votre intrigue. Toutes les informations mentionnées ci-dessus peuvent être ventilées en plusieurs scènes : le protagoniste peut d’abord croiser ce personnage en vitesse, après quoi on l’informera qu’il s’agit du directeur des ressources humaines de l’entreprise où se situe l’action du roman ; dans une autre scène, il fera formellement sa connaissance, apprendra son nom, et celui-ci mentionnera peut-être ses relations avec d’autres personnages de l’histoire (« Je parie que Donna et Robert vous ont raconté que j’étais complètement cinglé, pas vrai ? Toujours à comploter, ceux-là ») ; enfin, dans une scène plus tardive, le protagoniste s’apercevra par lui-même de ses trous de mémoire (quant au mystérieux accident de bateau, est-il indispensable de le mentionner, pour la bonne compréhension de votre histoire ?)

Quand un personnage doit continuellement se faire expliquer des choses simples, le lecteur va finir par le prendre pour un idiot.

Parmi les méthodes qui permettent d’amener cette exposition sans que ça se remarque trop, on peut mentionner le dialogue. On vient d’en avoir un exemple avec l’histoire de l’amanite phalloïde. Quelqu’un explique quelque chose à quelqu’un d’autre, et le lecteur, qui est témoin de la scène, reçoit ces informations au même moment. Si c’est amené avec élégance, il s’agit d’une manière simple et efficace de parvenir à ses fins.

Cela nécessite toutefois qu’il existe une asymétrie du niveau de connaissances parmi les personnages. Typiquement, pour une raison ou pour une autre, le protagoniste sera un peu largué, et ceux qui l’entourent devront lui expliquer toutes sortes de choses. Voilà pourquoi, dans les littératures de l’imaginaire, on compte tellement de personnages principaux qui sont des petits nouveaux (Harry Potter), des individus qui ont vécu une vie isolée (Frodo) ou qui débarquent carrément d’un autre monde (Alice).

Naturellement, cette option fonctionne moins bien pour expliquer au lecteur des choses que, dans l’univers de votre roman, tout le monde sait (« Comme tu le sais fort bien, Luke, notre galaxie est contrôlée par un implacable Empire Galactique. ») Par ailleurs, soyez vigilants : quand un personnage doit continuellement se faire expliquer des choses simples, le lecteur va finir par le prendre pour un idiot.

En-dehors du dialogue, une excellente approche pour amener de l’exposition de manière naturelle, c’est par l’intrigue elle-même. De l’action, ça vaut toujours mieux qu’une explication. Votre histoire se situe dans un pays contrôlé par une dictature militaire où les femmes sont traitées comme des citoyens de second plan ? Ne le dites pas à vos lecteurs, montrez-le : mettez en scène des défilés militaires et montrez à quel point vos personnages féminins ont du mal à se faire entendre. Les lecteurs ne sont pas des imbéciles : s’ils voient comment votre monde fonctionne, vous n’aurez pas besoin de le souligner ostensiblement avec de longues explications. C’est le bon vieux principe du « Montrer plutôt que raconter. » Même si vous êtes fiers du monde que vous avez créé, résistez à l’envie d’expliquer chaque détail de manière démonstrative : vous êtes écrivain, pas guide touristique.

Il suffit d’augmenter légèrement l’intensité d’un conflit pour que vos personnages s’envoient à la figure des éléments d’information

Une astuce qui fait des miracles pour rendre l’exposition invisible, c’est le conflit. Si deux personnages ont des intérêts divergents, un contentieux, des comptes à régler, s’ils font partie de deux organisations rivales, cela vous fournit une série d’excellents prétextes pour apprendre toutes sortes de choses au lecteur au sujet de ces personnages, et, plus largement, du décor. Il suffit d’augmenter légèrement l’intensité d’un conflit, sous la forme d’une dispute par exemple, pour que vos personnages s’envoient à la figure des éléments d’information qu’ils connaissent parfaitement, mais qu’ils rappellent dans le cadre de leur argumentaire (« Je te rappelle que mon mari a un cancer du poumon ! Oui, bien sûr que je dois passer du temps à l’hôpital, imbécile ! »)

Imaginons que, dans votre roman, vous mettiez en scène deux sœurs dont l’une est policière et l’autre, directrice d’une entreprise privée de sécurité, et que les conceptions divergentes de leurs métiers les ont amenés à entretenir au fil des années une rivalité conflictuelle. Rien que sur ce postulat de base, vous avez un socle sur lequel bâtir de l’exposition pour révéler, par contraste, qui sont ces deux femmes, ce qui les sépare et ce qui les réunit, le fonctionnement de la brigade de police et celui de l’entreprise de sécurité, ainsi que les dynamiques familiales qui se sont construites autour de cet antagonisme. Le lecteur, captivé par le potentiel dramatique de la situation, ne s’apercevra même pas que vous êtes en train de lui fourguer de l’exposition en douce…

Autre source majeure d’exposition : la documentation. C’est tout bête mais tout ce qui peut être utilisé pour informer les gens dans la vie de tous les jours peut aussi servir à livrer de l’exposition dans un roman : les affiches, les articles de journaux, les émissions de radio, les lettres, les textos, les courriels, factures, panneaux indicateurs, prescriptions médicales, dépositions, journaux intimes, blogs, graffitis, etc… Tout ce qui peut potentiellement contenir des infos précieuses peut être simplement décrit comme n’importe quel élément de décor et apporter au lecteur des indications nécessaires à la compréhension du roman.

Le narrateur peut communiquer directement des informations au lecteur

Enfin, il faut mentionner, après les sources extérieures, les sources intérieures. En deux mots : le narrateur peut communiquer directement des informations au lecteur. Je conseille de ne pas trop abuser de cette approche, cela dit, qui risque d’aboutir à un résultat très artificiel et renvoie à une manière d’aborder la littérature qui est passée de mode au début du 20e siècle.

S’il s’agit d’une narration à la 1e personne, il va falloir justifier vis-à-vis du lecteur que le narrateur-protagoniste (si on a bien affaire à ce genre de cas de figure), consacre du temps à expliquer par écrit des éléments de décor qui doivent lui apparaître à lui comme des évidences (« Je me rendis aux bureaux de ComStar, l’agence spatiale mondiale pour laquelle je travaillais. ») À moins d’y mettre du doigté, cela risque de réveiller l’incrédulité du lecteur. Cela dit, un narrateur au ton confessionnel, ou qui adresse son texte à un autre personnage, peut rendre viable cette démarche.

Si on a affaire à un narrateur omniscient à la troisième personne, c’est encore pire. Certains auteurs choisissent d’émailler la narration d’anecdotes, voire de les reporter en notes de bas de page (« Il avait une odeur de wukfor, un de ces ruminants à six pattes autour desquels toute l’économie des tribus zürl tournait depuis des siècles »). Ces inserts ont toute leur place dans le Guide du Routard, mais elles sont selon moi déplacées dans un texte littéraire, où elles interrompent le cours du narratif et nuisent à l’immersion des lecteurs.

⏩ La semaine prochaine: Exposition – quelques astuces

La suspension de l’incrédulité

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Dans sa quête éternelle de son sixième sens, l’être humain en viendrait à oublier qu’il en possède un qu’il utilise presque tous les jours, et qu’on appelle « la suspension consentie de l’incrédulité. »

Je vous l’accorde, comme nom, ça a moins d’élégance que « vue » ou « odorat », mais ça n’en reste pas moins fondamental : déjà évoquée en vitesse la semaine dernière, la suspension de l’incrédulité, c’est le sens de la fiction. En deux mots, il s’agit de la disposition mentale qui permet d’appréhender une œuvre fictive, en mettant de côté volontairement le fait que l’on sait très bien qu’il s’agit d’un mensonge.

Sans la suspension consentie de l’incrédulité, un film devient une simple succession d’images sur un écran blanc, accompagnées de sons, qui racontent une histoire dont on sait qu’elle est factice et à laquelle il est dès lors impossible de s’attacher. Sans elle, un livre, ce ne sont que des mots sur des pages, et certainement pas un narratif qui peut nous émouvoir. Sans elle, quand un ourson vous vend un adoucissant dans une pub à la télévision, tout ce que vous dites, c’est « Pourquoi croire le moindre mot de cette publicité alors que je sais pertinemment que les ours en peluche ne savent pas parler, et encore moins faire la lessive ? »

Sans la fiction, une bonne partie du réel nous est incompréhensible

Si j’assimile ici la suspension de l’incrédulité à un sens, c’est parce que la fiction est une dimension à laquelle nous accédons en permanence, à travers la littérature, le cinéma bien sûr, mais aussi toutes sortes de formes de communication (même les panneaux routiers contiennent un fragment élémentaire de fiction), voire même l’usage des métaphores dans le langage courant. Sans elle, une bonne partie du réel nous est incompréhensible. Qui plus est, nous ne sommes pas tous égaux face à la suspension de l’incrédulité : de la même manière que certaines personnes ont une bonne ou une mauvaise vue, certains ont davantage de difficultés que les autres à suspendre leur incrédulité.

Nous en avons tous fait l’expérience en allant voir un film d’horreur en salles. Bien souvent, une portion du public rit aux moments les plus effrayants, incapables d’adhérer à la réalité de ce qui leur est présenté, et préférant réagir avec distance. Parfois, il peut être plus confortable de se rappeler que la fiction n’est pas vraie au sens strict du terme…

À titre personnel, je connais plusieurs personnes qui sont littéralement myopes de la fiction : elles éprouvent les plus grandes difficultés à entrer dans une œuvre littéraire, quelle qu’elle soit, et conservent à tout instant une distance qui nuit à leur plaisir de lecteur. Ces individus – et c’est leur droit – préfèrent les histoires vraies, même s’ils feignent d’ignorer que tout récit, même issu de faits réels, est une construction dramatique dont le tissu est indissociable de celui de la fiction (c’est-à-dire qu’à partir du moment où une histoire est racontée, elle quitte en partie le champ du réel pour mettre un pied dans celui du fictif).

Exiger qu’une histoire soit logique avant tout, c’est se méprendre sur la nature même de la fiction

Il existe également des lecteurs qui considèrent les œuvres littéraires comme des défis intellectuels à relever : plutôt que les accepter pour ce qu’ils sont, ils traquent tout ce qu’ils perçoivent comme étant des incohérences, et y voient autant de raisons de considérer l’histoire qu’on leur raconte comme peu crédible. Pour ces lecteurs, une histoire doit être cohérente avant tout, et tous les éléments qui ne contribuent pas à cet objectif doivent être sacrifiés au nom de la logique.

Cette attitude vaut la peine que l’on s’y attarde. En effet, exiger qu’une histoire soit logique avant tout, c’est se méprendre sur la nature même de la fiction, sur sa raison d’être. Appréhender un narratif de cette manière, c’est prendre les choses dans le mauvais sens.

Parce qu’une histoire, à quoi ça sert ? Depuis les premiers feux de camps où nos ancêtres se sont rassemblés en se racontant des contes, la réponse est la même : le but d’une histoire est de nous divertir, de nous émouvoir, de nous éclairer sur la condition humaine et sur les relations entre les êtres. C’est vers ces objectifs que doit tendre un auteur, et toutes les autres considérations passent au second plan. La logique, par exemple, peut contribuer à réaliser ces buts, elle peut être un ingrédient important, mais elle s’efface toujours derrière les impératifs de l’histoire : s’il faut choisir entre perdre un peu de cohérence ou sacrifier le cœur de l’histoire, la logique passera toujours après l’émerveillement de la fiction.

Parfois, la fiction doit ignorer le développement le plus logique de l’intrigue

Je le sais bien : le réflexe, en tant qu’auteur, quand on se retrouve confronté à une affirmation comme celle-ci, c’est de se dire : « Moi, je veux écrire des histoires qui sont divertissantes et riches en résonance sur la condition humaine, tout en étant irréprochables sur le plan de la logique. » Avouez, c’est ce que vous avez pensé. Et c’est très louable. C’est même parfois possible. Mais dans la plupart des cas, ce n’est pas comme ça que fonctionne la littérature.

Allez. Posons la question autrement : pourquoi Superman ne balance-t-il pas chacun de ses ennemis dans le soleil ?

La plupart d’entre eux, après tout, sont des monstres qui sont au-delà de toute rédemption, ils représentent un danger pour l’humanité, et si on ne les met pas hors de nuire, c’est sûr, ils vont recommencer. D’ailleurs, c’est exactement ça qui se produit. La logique voudrait que Superman se débarrasse d’eux définitivement, puisqu’il en a les capacités et qu’à long terme, il apparaît que ceux-ci se situent au-delà de toute rédemption et causent des drames épouvantables.

La réponse – et c’est la seule réponse qui compte – c’est que si Superman faisait ça, il n’y aurait plus d’histoires de Superman, et c’est dommage parce qu’il y a des gens qui aiment bien lire les histoires de Superman.

Parfois, et j’ai même envie de dire souvent, simplement pour exister, la fiction doit ignorer le développement le plus logique de l’intrigue. Gandalf ne confie pas l’Anneau unique aux Aigles ; la police ne résout aucune enquête avant Sherlock Holmes ; dans les romances, les amoureux laissent les malentendus proliférer plutôt que le dissiper d’une simple conversation ; Luke Skywalker n’a pas été retrouvé par son père, malgré le fait que ceux qui étaient chargés de le cacher n’avaient même pas pris la peine de lui trouver un faux nom ; et bien entendu, alors que les parents du Petit Poucet n’ont plus de quoi nourrir leurs enfants, le Petit Poucet parvient tout de même à émietter assez de pain pour laisser une trace à travers les bois.

Le boulot de l’auteur ne consiste pas à répondre à toutes les questions possibles et imaginables

La logique, en littérature, est un outil qui peut aider un auteur. Mais elle peut aussi être une tueuse d’histoire. Il faut en considérer les effets. Si la logique permet d’améliorer un narratif, elle est la bienvenue. Si suivre la logique jusqu’à son aboutissement rendrait une histoire moins intéressante, ou même l’empêcherait d’exister, il faut l’ignorer.

Parce qu’en réalité, contrairement à ce qu’on aurait envie de penser – et le mot est souvent utilisé quand on parle d’écriture – le but d’un auteur n’est pas de rendre son histoire « cohérente » ou « logique » : il doit simplement s’arranger pour qu’elle soit plausible.

Pourquoi Superman ne balance pas tous ses ennemis dans le soleil ? Parce qu’en plus de ses pouvoirs, ce qui définit Superman, c’est qu’il essaye toujours d’agir avec compassion. Pourquoi Sherlock Holmes résout toujours ses enquêtes avant la police ? Parce que c’est un des plus brillants cerveaux de la planète. Pourquoi les amoureux n’ont jamais la conversation qui leur permettrait de s’avouer leurs sentiments ? Parce qu’on est bête quand on est amoureux. Pourquoi Darth Vader ne retrouve pas Luke Skywalker ? Il n’a pas dû chercher au bon endroit. Où le Petit Poucet trouve-t-il son pain ? Hmmm… ça reste un peu mystérieux mais il semble bien plus futé que les autres membres de sa famille.

Ce qu’il faut retenir de tout ça, c’est que le boulot de l’auteur ne consiste pas à répondre à toutes les questions possibles et imaginables, il ne consiste pas à fournir une explication pour tous les événements dont l’interprétation pourrait être ambiguë. Il ne consiste pas non plus à justifier, par exemple, pour quelle raison un personnage agit sans réfléchir, commet des erreurs de jugement ou change d’avis. Rien de ce que je viens de citer ne peut être considéré comme des « failles dans l’intrigue », des erreurs de logique, celles que ceux des lecteurs qui ont une faible suspension de l’incrédulité recherchent si avidement. En règle générale, en examinant un roman, si une question que se pose le lecteur peut être résolue par le simple bon sens, il ne s’agit pas d’une faille dans l’intrigue, et la logique est sauve.

En littérature, la logique ne suit pas les mêmes buts qu’en mathématiques

Parce que le travail de l’auteur, donc, ça n’est pas de produire une œuvre logique, c’est de produire une œuvre plausible. Il doit s’arranger pour que le lecteur se dise que oui, tout cela pourrait effectivement se passer comme ça. Est-ce que cet événement, qui vous fait froncer les sourcils en tant que lecteur, pourrait se produire en suivant les règles internes de l’œuvre ? Est-il possible de l’expliquer en quelques mots, même si ces mots ne sont pas explicitement imprimés dans le roman ? Si c’est le cas, les règles de la vraisemblance sont respectées.

Attention, cela ne veut pas dire qu’un roman peut s’affranchir des règles élémentaires de la logique, et que toutes les incohérences sont permises. Cela signifie simplement que, en littérature, la logique ne suit pas les mêmes buts qu’en mathématiques.

Oui, certaines failles dans l’intrigue sont problématiques et oui, un auteur sera bien inspiré de les réparer lors de l’écriture de son roman, mais pas toutes. Et pour distinguer les unes des autres, je propose une définition toute simple : les cas problématiques sont les failles ou les incohérences cruciales au sein d’une histoire, qui font obstacle au bon déroulement de l’intrigue ou à la construction des personnages tels qu’ils nous sont présentés. Des coups de théâtre inattendus, des développements qui ne sont pas expliqués dans les moindres détails, des personnages qui changent d’opinion, des événements qui surviennent sans que le lecteur n’en soit le témoin direct : rien de tout cela n’est problématique.

Un espace entre lecteurs et auteurs où la fiction peut opérer

Le prisonnier dont vous racontez l’histoire découvre soudainement qu’il y a un bulldozer dans sa cellule, qu’il n’avait pas aperçu auparavant et dont il se sert pour défoncer les murs et s’évader ? Ça, c’est une rupture de la cohérence de l’histoire, un non-sens et le signe que dans ce roman, les événements n’ont pas de réelles conséquences. Le même prisonnier parvient à s’échapper parce qu’un gardien, par mégarde, a laissé la porte de sa cellule ouverte ? Ça, en revanche, c’est plausible et ça peut même générer des développements intéressants par la suite.

La mère divorcée qui se bat depuis le début du roman pour obtenir la garde de sa fille décide au dernier moment de l’abandonner sur une aire d’autoroute et d’aller claquer son argent à Las Vegas ? Là, on a affaire à une incohérence par rapport à tout ce que l’on pense savoir du personnage tel qu’il nous a été présenté jusqu’ici. La même mère divorcée tombe soudainement amoureuse de l’avocat qui s’occupe de son affaire ? C’est sans doute étonnant mais il ne s’agit pas d’une incohérence.

C’est ça que permet la suspension de l’incrédulité : elle ouvre un espace entre lecteurs et auteurs où la fiction peut opérer. Un espace où les lecteurs s’interdisent de traiter un roman comme un casse-tête à résoudre mais plutôt comme une expérience à partager. Un espace dans lequel les auteurs s’efforcent de créer une authenticité, même si, de temps en temps, comme des prestidigitateurs, ils doivent tricher un petit peu.

⏩ La semaine prochaine: Écrire en public

Le contrat auteur-lecteurs

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Un roman n’est pas une histoire qui naît dans l’imaginaire d’un individu, se retrouve traduite en mots sur des pages, et est consommée telle quelle par les lecteurs. C’est un tout petit peu plus compliqué que ça.

Un roman, c’est un lieu de rencontres entre deux imaginaires : celui de l’auteur et celui du lecteur, et les modalités de ce rendez-vous sont complexes et font partie des plaisirs singuliers qu’engendre la littérature. Un roman qui n’est pas lu, ça n’est que du papier. Ce n’est qu’une fois qu’un lecteur s’en empare et mélange son imagination à celle de l’auteur qu’il prend vie.

Au fond, un livre, c’est comme un bébé dont lecteur et auteur auraient la garde partagée, sauf que, comme un couple fraîchement divorcé, ceux-ci ne vivent pas ensemble et ne communiquent pas beaucoup, et peuvent avoir au sujet du texte des opinions radicalement différentes. Pour mettre de l’ordre dans ce qui pourrait être un beau bordel, il existe un contrat moral entre l’auteur d’un livre et ses lecteurs, un contrat qui n’est ni écrit, ni dit, et dont la plupart du temps les signataires ne sont même pas conscients de l’existence.

L’auteur et le lecteur s’engagent à faire preuve de bonne foi

Le premier volet de ce contrat, c’est que, pour que le plaisir de lecture soit maximal, l’auteur et le lecteur s’engagent à faire preuve de bonne foi en appréhendant l’œuvre.

Cette bonne foi ne prend pas la même forme selon vers qui on se tourne. Pour l’auteur, il s’agit de jouer cartes sur table au sujet de ses intentions, afin que l’acheteur potentiel puisse orienter ses choix de lecture en toute connaissance de cause. Cela veut dire que s’il juge opportun de situer son œuvre dans un genre, le contenu doit effectivement se situer dans ce genre. Si vous vendez votre livre comme un pur roman policier et qu’au bout de cinquante page apparaissent des éléments paranormaux, vous n’avez pas joué franc jeu et vous avez trompé le lecteur, qui, au moment de l’achat, se fera une fausse idée de ce que vous lui proposez.

Il en va de même au sujet du ton du livre. Si vous promettez de la légèreté, voire de l’humour, il serait déplacé qu’au milieu de l’histoire une intrigue centrée autour du deuil se mette soudain à plomber irrémédiablement l’ambiance. Le style doit lui aussi correspondre à ce qui est promis : pas question d’utiliser un vocabulaire trop ampoulé dans un roman destiné aux jeunes lecteurs. Faire preuve de bonne foi, c’est également signaler au lecteur que, par exemple, l’histoire n’est pas complète, et que le roman est appelé à être complété dans une ou plusieurs suites.

Ce principe de bonne foi s’incarne dans le résumé de quatrième de couverture

Au fond, ce principe de bonne fois s’incarne en grande partie dans le résumé de quatrième de couverture. Bien sûr, il ne peut pas s’attarder sur tous les aspects du roman, mais il doit refléter l’œuvre, comme une image en miniature, tant et si bien qu’en le lisant, on obtienne une image fidèle du genre de livre auquel on a affaire.

Et les surprises dans tout ça ? Est-ce que le principe de bonne foi s’oppose aux coups de théâtre, qui modifient sans prévenir la nature de l’œuvre pour le faire obliquer en cours de route vers un autre genre, ou un autre style ? Est-il par exemple possible, au bout de quelques dizaines de pages, de trucider le flic qu’on pensait être le protagoniste d’un roman policier pour se concentrer sur les aventures du truand qui l’a assassiné ? La réponse est oui, mais dans la pratique elle se heurte à une question d’interprétation.

Au fond, il s’agit de jauger de la différence entre la surprise et la trahison. Si j’organise une fête d’anniversaire pour un ami, et que je veux lui faire la surprise, quel niveau de tromperie est acceptable pour préserver le secret jusqu’au bout ? La réponse sera différente pour chacun, mais il est salutaire de se poser la question, et d’en tirer les conséquences. Ainsi, le simple fait de laisser entendre dans la description du roman que « les choses ne sont pas ce qu’elles semblent » ou qu’un « événement imprévu va bouleverser la vie » du personnage principal, cela peut conduire le lecteur à pressentir que l’histoire va comporter un retournement de situation bien qu’il ne puisse pas en deviner la nature. Cette précaution peut suffire à remplir la part du contrat de l’auteur.

La fiction nécessite que le lecteur accepte de considérer que des choses dont il sait qu’elles sont fausses sont vraies dans le roman

Du côté du lecteur, la bonne foi prend une forme différente. Il s’agit simplement d’accepter de recevoir le roman qu’il lit selon les termes de celui-ci. La fiction, pour qu’elle fonctionne, nécessite que le lecteur accepte, pendant qu’il a le livre entre les mains, de considérer que des choses dont il sait qu’elles sont fausses sont vraies à l’intérieur de l’univers du roman. C’est ce qu’on appelle la suspension de l’incrédulité, un des mécanismes de base sans lesquels il ne serait possible de raconter aucune histoire. J’y reviendrai.

Faire preuve de bonne foi, pour un lecteur, c’est, par exemple, accepter que dans l’univers du Club des Cinq d’Enid Blyton, des adolescents se mettent spontanément à enquêter avec leur chien sur les disparitions qui ont lieu dans leur région et sur tout ce qui ressemble de près ou de loin à un mystère, sans généralement que la police ou leurs parents s’en mêlent. Il est possible de juger que ce parti pris est trop invraisemblable pour y adhérer, mais dans la mesure où cet élément est au cœur de tous les livres de la série, il serait déplacé d’en faire le reproche à l’auteur. En empoignant un livre, le lecteur en accepte les règles implicites ou le repose.

Cela ne veut pas dire qu’un lecteur doit renoncer à tout sens critique. Oui, il est possible de trébucher sur des incohérences qui nous font sortir de l’histoire. Cela dit, le lecteur doit être capable de réaliser que la littérature, c’est essentiellement un tour de prestidigitation qui consiste à faire croire, par une série d’artifices, que des symboles écrits en noir sur du papier blanc sont des êtres de chair et de sang à qui il arrive toutes sortes de mésaventures. Dans ces circonstances, chaque ellipse, chaque motivation qui n’est pas explicitée, chaque contradiction peut être montrée du doigt comme s’il s’agissait d’une faille dans l’intrigue. Aucun bouquin ne peut résister à un tel traitement.

Le roman est un espace d’imaginaire partagé à deux

Selon moi, le boulot du lecteur, ça n’est pas d’accepter tout ce qu’on lui propose sans réserves, mais ça n’est pas non plus d’adopter une attitude hostile, dont l’unique but est de traquer toutes les incohérences réelles ou supposées. La bonne foi, c’est aussi de trouver sa juste place là au-milieu.

L’autre volet du contrat implicite entre les lecteurs et les auteurs, c’est, comme je le disais plus haut, de réaliser que le roman est un espace d’imaginaire partagé entre les deux.

La vision classique de la littérature dépeint l’auteur comme celui qui invente un monde de fiction, que le lecteur découvre passivement. En réalité, cette manière de voir les choses est simpliste et minimise considérablement l’importance de l’imagination du lecteur.

Car en effet, même la plus complète des descriptions ne sera jamais exhaustive. Lorsqu’un auteur décrit un lieu, il se contentera d’aligner des détails, de manière impressionniste, mais pour un aspect qu’il aura retenu, il y en a dix, il y en a cent qu’il ne mentionne pas. Lisez la plus proustienne des descriptions à dix lecteurs et vous allez créer en eux dix images mentales différentes, parce que chacun complète ce qu’il lit avec son imaginaire propre, ses expériences, sa sensibilité.

La responsabilité du lecteur, c’est d’imaginer ce qui se passe entre les pages, entre les lignes, entre les mots. Dans les romans contemporains, il est rare de trouver des descriptions physiques pour les personnages : c’est donc au lecteur de les imaginer comme il le souhaite, pour peu qu’il soit porté à visualiser ce genre de choses. C’est aussi grâce à son imaginaire que des personnages, que l’on ne voit évoluer que dans le cadre de l’intrigue, acquièrent leur épaisseur : c’est au lecteur, parfois sans grand soutien de l’auteur, de s’imaginer que tel ou tel personnage de roman policier a une vie en-dehors des enquêtes, des factures à payer, toute une banalité de l’existence dans laquelle il se situe, même si elle n’est pas explicitement décrite dans le livre.

Au romancier d’être conscient de ce rôle conjoint et de ne pas dépasser les bornes. Lors de la lecture du roman Authority, de Jeff Vandermeer, j’avais été frappé par ce que je considère comme une violation de ce contrat. Un des personnages principaux, une scientifique, est décrite comme étant d’origine asiatique, alors que ce détail n’était pas mentionné dans le livre précédent de la série, Annihilation. Pour moi, en ne décrivant pas son personnage, Vandermeer a implicitement abandonné au lecteur la prérogative de l’imaginer, et il est malvenu de revenir en arrière dans le tome suivant. Dès lors, les deux versions du personnage entrent en concurrence dans l’esprit du lecteur, qui doit faire des choix désagréables (mais peut-être était-ce l’intention de l’auteur, allez savoir).

⏩ La semaine prochaine: La suspension de l’incrédulité