Apprends à écrire

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On y est. Nous y voilà. C’est le centième article posté sur ce blog, en-dehors des critiques, des interviews et d’autres billets secondaires, et donc il est plus que temps pour moi, en ce lieu consacré à l’écriture, de me mettre à vous apprendre à écrire.

Je vous taquine. Bien sûr, vous savez déjà écrire. Pour certains d’entre vous, vous savez à peu près, comme moi, avec de grosses lacunes à combler et une belle marge de progression. D’autres s’en sortent bien mieux, que ce soit grâce à leur travail ou à leur talent, et d’autres encore sont des surdoués qui savent tous et ont tous les talents – que faites-vous sur ce blog, au fait ?

En réalité, j’aurais dû intituler ce billet « Apprends à apprendre à écrire. » Parce que oui, en littérature, comme dans toutes les autres formes d’expression artistique, il y a toujours des choses à perfectionner, des techniques à découvrir, des compétences à parfaire. Apprendre est un processus qui ne cesse qu’avec la mort. Vous souhaitez être auteur, pourquoi ne pas avoir l’ambition de devenir le meilleur auteur que vous puissiez être ?

Certains auteurs, qui ne manquent pas une occasion de défendre leur point de vue sur les réseaux, ne souscrivent pas à ce point de vue. Pour eux, la littérature est quelque chose de si personnel qu’elle échappe à tout jugement de valeur. Ils estiment que chacun doit être libre d’écrire ce qu’il veut et comme il veut, qu’il n’existe aucune règle à suivre, et que toute tentative de corriger, de conseiller un auteur, ou simplement d’émettre un point de vue est une violation de sa créativité personnelle, accueillie dès lors avec hostilité.

Selon moi, ceux qui pensent cela ont à la fois raison et tort.

Ils ont raison parce que oui, chaque personne qui écrit procède comme elle veut, choisit les mots qu’elle veut, traite les thèmes qu’elle veut et met en scène les thèmes qu’elle veut pour raconter les histoires qu’elle veut, auxquelles elle donne la structure qu’elle veut. En littérature, il n’y a pas de lois, il n’y a pas de crime, et si le but poursuivi se limite au simple plaisir d’écrire, pour son épanouissement personnel, sans chercher la satisfaction des lecteurs, personne n’a quoi que ce soit à y redire. Quand mes enfants prennent place devant le clavier d’un piano et frappent les touches au hasard, juste pour éprouver la satisfaction de faire naître des sons, je ne les gronde pas sous prétexte qu’ils ne connaissent rien au solfège.

Par contre, ce qu’ils produisent n’est pas de la musique, et ce que produirait un auteur qui écrirait n’importe comment, sans rime ni raison, ne serait pas de la littérature.

Quand Ornette Coleman a inventé le free jazz, il a commencé par prendre le temps d’étudier attentivement la théorie musicale et l’harmonie. Au final, il a fait naître un type de musique que les non-initiés auront peut-être du mal à distinguer des tâtonnements aléatoires de mes enfants, mais pour y parvenir, Coleman a dû oublier une quantité considérable de techniques et d’informations sur la musique, dans le but de s’en affranchir et de créer quelque chose de nouveau, délibérément. La liberté, mais en pleine connaissance des lois de la musique.

Un peu de la même manière, Jackson Pollock a commencé par étudier de manière très formelle la peinture murale, la sculpture et les arts folkloriques amérindiens avant de mettre sur pied, en pleine conscience, une peinture expressionniste basée sur des jets de peinture sur la toile, qui semblent aléatoire. Comme Ornette Coleman, Pollock savait exactement ce qu’il faisait, quelles règles il avait l’intention de respecter, et quelles autres il souhaitait oublier.

On le voit bien à la lumière de ces exemples : ce n’est pas un hasard si le mot « art » vient du latin « ars », qui signifie « habileté, connaissance technique. » L’art, ça n’est pas seulement faire tout ce qui nous passe par la tête. C’est s’appuyer sur le travail de celles et ceux qui nous ont précédé pour raffiner son expression, la perfectionner, lui donner la meilleure forme possible. La littérature ne fait pas exception.

Si vous écrivez, vous êtes dans la même situation que moi : des dizaines de milliers d’auteurs sont meilleurs que vous. La probabilité que vous soyez un prodige, dont l’œuvre est une germination spontanée, inégalée et imperfectible, est très proche de zéro. Dans le passé, des génies en ont oublié plus sur la littérature en un mois que vous n’en apprendrez pendant toute votre vie. Pourquoi ne pas se hisser sur les épaules de ces géants pour, grâce à eux, voir un peu plus loin ?

Oui, l’humilité, c’est aussi, parfois, une qualité qui peut aider un auteur.

Jetez donc un œil attentif aux différents conseils que l’on peut trouver au sujet de la littérature. Pour l’essentiel, ils se recoupent assez souvent. Apprenez à charpenter une intrigue, ce que c’est qu’un personnage, à quoi sert un thème, comment se débrouiller avec l’exposition. Prenez connaissance de quelques principes célèbres de l’écriture, comme « Montrer plutôt que raconter », « Tue tes chouchous » ou encore le fameux « Fusil de Tchekhov. » Jetez un coup d’œil à ma liste d’articles : j’ai abordé la plupart de ces sujets. D’autres que moi en ont parlé et en parlent encore, mieux ou différemment.

Ces principes, ces techniques, existent parce qu’ils fonctionnent. Ils ont été mis à l’épreuve par des milliers de romanciers, dans des milliers de romans, et ont donné de bons résultats. Comme le contrepoint ou la théorie des couleurs, dans d’autres arts, elles constituent des bases solides sur lesquelles vous pouvez asseoir votre créativité et en libérer tout le potentiel.

Toutes ces règles, prenez en connaissance, apprivoisez-les, essayez-les, tordez-les, ignorez-les si vous le devez. Il ne s’agit pas des commandes d’un langage informatique : ce sont des suggestions, des sentiers tracés dans la jungle de la créativité, qui permettent de se repérer et de tracer son propre chemin. D’autres cultures, d’autres époques, avaient une esthétique différente et avaient foi en d’autres règles, et même les créateurs d’aujourd’hui s’autorisent à tordre le cou aux vaches sacrées, au besoin : les mythes antiques n’ont ni descriptions, ni dialogues ; les contes n’ont rien qu’on puisse réellement identifier comme des personnages ; il existe apparemment des feuilletons chinois comme « Doupo Cangqiong » dans lesquels chaque personnage est partie prenante dans quatre ou cinq intrigues différentes, ce qui paraît un peu confus à nos yeux d’occidentaux ; lorsque le scénariste Russel T. Davies a repris la série britannique « Doctor Who », il a délibérément piétiné la règle du « fusil de Tchekhov » à plusieurs reprises, sortant des révélations de son chapeau, parce qu’il estimait que parfois, la surprise doit l’emporter sur la construction dramatique.

Bref, les lois de la littérature sont davantage un genre de lignes de conduite que de véritables règles. Mais elles ne sont pas arbitraires pour autant et ne sortent pas de nulle part. S’astreindre à les suivre, c’est bien souvent un moyen de repérer les failles d’un texte et de parvenir à les combler, bref, de mieux écrire, et de satisfaire encore plus les lecteurs.

Si vous avez l’ambition d’ignorer une de ces règles, de la trahir ou de la modifier, ne le faites pas par ignorance, mais en toute connaissance de cause, en anticipant ce que cette décision aura comme conséquences sur votre texte, afin de produire l’effet que vous désirez. Oui, on peut très bien rédiger une histoire sans personnages, sans dialogue, sans structure, sans thème, ou tout est raconté et où l’action est constamment interrompue pour laisser la place à de l’exposition, mais il faut le faire délibérément. Et si votre texte ne fonctionne pas, s’il est bancal, s’il est incompréhensible ou déplaît aux lecteurs, reprenez-le et demandez-vous si certaines des lois que vous avez choisi de briser n’étaient pas, finalement, nécessaires.

⏩ La semaine prochaine: Apprends à accepter la critique

Éléments de décor : les animaux

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Même s’il a tendance à l’oublier, l’humain fait partie d’un écosystème, et il occupe une place dans la chaîne alimentaire. Toute la civilisation dont il s’est entouré permet de se dérober aux prises de conscience les plus cruelles dans ce domaine, mais il s’agit tout de même d’une réalité. L’être humain est, avant d’être toutes sortes d’autres choses, un animal. Et donc naturellement, c’est ainsi que se sont établies ses toutes premières relations avec les autres animaux, ce qui reste d’actualité dans certains cas : certains sont des proies pour l’homme, qu’il chasse, tue et consomme ; d’autres sont des prédateurs, dont il tente de se préserver autant que faire se peut.

Mais comme nous sommes des animaux pleins de ressources, afin d’avoir des protéines dans avoir à sortir son arc et ses flèches avant chaque repas, nous avons inventé la domestication. L’humanité a enfermé des animaux dans des enclos pour pouvoir bénéficier de leur lait, leurs œufs, leur fourrure et leur viande. Elle les a sélectionnés, orientant l’évolution de l’espèce pour privilégier les traits qui avaient sa préférence : productivité, docilité. Bref, nous avons modifié la nature pour qu’elle soit plus accueillante pour nous (et moins accueillante pour les autres espèces).

Et comme décidément, l’humanité ne se console pas d’être la seule espèce douée de raison dans l’univers connu, elle est partie en quête d’alliés, de compagnons pour partager sa route. Et elle a inventé les animaux de compagnie : les chats, les chiens, les cochons d’Inde, les poissons rouges et toutes sortes d’autres bêtes que nous avons invitées à vivre dans nos foyers, construisant avec eux des relations complexes basées autant sur la domination que sur l’affection.

Les animaux croisent notre route depuis toujours, et font partie des rencontres les plus marquantes de l’histoire de l’humanité, ce qui fait qu’ils alimentent notre imaginaire, sous toutes ses formes, depuis la nuit des temps. Certaines civilisations ont adoré les animaux comme des divinités, donnant à leurs dieux des traits de bêtes ou traitant certaines espèces comme sacrées ; d’autres ont au contraire sacrifié des animaux dans le cadre de rites religieux. Les animaux peuplent toute nos représentations, notre symbolique, notre langage.

Nous nous y comparons constamment. Ils inspirent nos créations artistiques, fascinent nos scientifiques, alimentent nos peurs ancestrales. Toujours, nous cherchons à voir en eux un autre nous-mêmes, ou une extension de nous-mêmes, qualifiant toute une espèce de « meilleure amie de l’homme », tandis que d’autres, dangereuses, ne nous apparaissent que sous les habits de la peur. Notre langage abonde de comparaisons animalières : « Fier comme un coq », « Détaler comme un lièvre », « Muet comme une carpe », « Fort comme un bœuf. » D’ailleurs nos héros, de Zorro à Batman en passant par Sun Wukong, se voient prêter des qualités propres aux bêtes.

À l’inverse, du lapin blanc d’« Alice aux Pays des Merveilles » à Mickey Mouse, sans oublier Gregor Samsa, transformé en un monstrueux insecte dans « La Métamorphose » de Franz Kafka, on utilise des animaux anthropomorphisés pour figurer les traits les plus fondamentaux de l’humanité. Et puis, autre piste, certains romanciers font le pari de représenter le monde animal comme un univers sauvage, hostile, dans lequel la civilisation n’a pas sa place. C’est le cas par exemple de « L’appel de la forêt » de Jack London.

De nos jours, certains cherchent à redéfinir tout le contrat informel qui nous lie au monde animal. Le mouvement végan, pour ne citer que lui, repense toutes nos relations avec les animaux sous l’angle de la domination, et cherche à éliminer cette dernière. Ce faisant, il cherche à rompre avec la cruauté dont s’est rendue coupable l’homme face aux animaux pendant des siècles, pour la remplacer par une forme d’éthique et de respect – deux notions qui, paradoxalement, sont de pures inventions humaines, très éloignées des instincts naturels.

Les animaux et le décor

La littérature permet d’examiner le statut des animaux au sein de la société, et de partir de ce constat pour en tirer des enseignements sur l’humanité de celle-ci. Que penser d’une civilisation qui maltraite les animaux, qui se fiche de leur sort, qui les exploite ? À l’inverse, quels enseignements pourrait-on tirer d’une culture qui donne aux animaux le même statut que les êtres humains ?

Ces questions, un auteur peut les placer au cœur du décor de son roman, ce qui lui permet de les explorer : l’histoire se situe-t-elle dans une culture, à une époque où les animaux sont adorés par la population ? Sont-ils respectés, exploités, craints ? Est-ce un peu de tout ça à la fois ? Même si ce n’est pas le thème central de votre roman, vous pencher sur ces questions peut donner des résultats immédiats, et vous aider à construire votre univers de manière efficace : le lecteur se méfiera immédiatement de l’Empire qui maltraite les chevaux et respectera instinctivement celui qui les traite convenablement, par exemple.

Au-delà de ces questions, un écrivain qui souhaite mettre sous la loupe les thèmes propres aux animaux pourra s’intéresser à tous les lieux qui servent d’interface entre le monde animal et le monde des humains. C’est là que vont se jouer les interactions entre ces deux univers qui se côtoient sans toujours se comprendre. Cela peut concerner des institutions connotées positivement, comme une station ornithologique ou le cabinet d’un vétérinaire ; à l’inverse, on peut également choisir de situer une partie de l’action du livre dans un élevage, une boucherie, ou un laboratoire qui pratique l’expérimentation animale ; et puis entre les deux, il y a des lieux qui jouent un rôle plus ambigu : le jardin zoologique ou le parc à safari, par exemple. Bien sûr, une autre possibilité est de plonger un personnage humain dans un milieu sauvage hostile : jungle, savane, banquise, et de voir comment il se comporte avec ses hôtes du monde animal.

Et puis certains événements se prêtent bien à un traitement littéraire. « Moby Dick », d’Hermann Melville, se situe en plein cœur de la grande époque de la chasse à la baleine, devenue aujourd’hui un peu moins intensive. Il y a d’autres événements qui pourraient faire l’objet d’un roman, ou inspirer, par détournement, une histoire intéressante. En 1932, l’armée australienne a déclaré la guerre aux émeus, qui ravageaient les récoltes : plus de 2’500 oiseaux sont morts, jusqu’au moment où les militaires ont fini par battre en retraite. Et que penser des marins qui ont dégusté les dodos jusqu’à l’extinction ?

Les animaux et le thème

Il y a deux grands thèmes littéraires liés aux animaux, qui se répondent et qui peuvent être traités seuls ou en parallèle. Le premier, c’est ce qu’on va appeler le thème de l’humanité. En deux mots : comment traitons-nous les animaux, et qu’est-ce que cela nous enseigne au sujet de nos valeurs, de notre empathie, de notre cruauté ?

L’animal, est, après tout, habitant de la Terre au même titre que l’homme. Certains d’entre eux, les mammifères en particulier, sont capables de communiquer avec nous, de partager certaines de nos joies et de nos peines, et d’atténuer un peu notre solitude existentielle. La cruauté qu’on fait subir aux animaux, ou le cynisme dont on témoigne vis-à-vis des mauvais traitements dont, par notre passivité, on se rend complices, forment des échos de notre manque de considération pour toutes les formes de vie, y compris humaines. C’est pour cela qu’existe la maxime « Qui n’aime pas les bêtes n’aime pas les gens. »

Cela dit, tous les cas de figure existent, et un individu peut sincèrement se préoccuper du sort de ses semblables, mais ne manifester que peu de préoccupation pour le traitement des animaux ; à l’inverse, chez certains, l’amour des animaux n’est qu’un paravent bien commode pour dissimuler leur misanthropie. Tout cela peut être mis en scène et souligné par un traitement romanesque.

Autre piste à explorer: un auteur peut être intéressé à traiter le thème de l’animalité. Quelle est notre part animale ? À quel point suit-on nos instincts et à quel point devrions-nous les suivre ? Comment trouver sa juste place entre l’animalité, sincère, libre et naturelle mais amorale et parfois cruelle, et la civilisation, confortable, riche et ordonnée mais rigide et parfois impitoyable ? Ces thèmes sont au cœur de nombreux romans de genre : pour ne citer qu’eux, ceux qui traitent du mythe du loup-garou ou d’autres histoires similaires.

Les animaux et l’intrigue

Il est possible d’utiliser certains aspects des cycles naturels de la vie d’un animal pour structurer l’intrigue d’un roman, ou en tout cas pour exprimer le passage du temps. Un exemple particulièrement parlant se trouve dans le film « Alien » de Ridley Scott, dont une bonne partie de la construction dramatique est liée au cycle de reproduction tortueux du prédateur.

Sans aller aussi loin, on peut opter pour des animaux aux cycles plus simples : l’auteur d’un roman pastoral dont l’action aurait lieu dans un élevage de montagne pourrait choisir d’utiliser ces moments-clés que sont la montée à l’alpage des vaches et la désalpe pour en faire des moments charnière de la construction de l’histoire. Les cycles de vie et les métamorphoses du papillon peuvent aussi jouer un rôle similaire, un rôle qui peut être doublé d’une fonction métaphorique propre à enrichir un récit.

Un roman pourrait aussi faire le choix de suivre un animal de sa naissance à sa mort, et d’évoquer les humains qui sont en contact avec lui. L’interaction entre l’humain et l’animal peut également constituer toute la trame d’un livre, qui raconterait, par exemple, une partie de chasse du début jusqu’à la fin.

Les animaux et les personnages

Au fond, c’est un peu comme le décor : montrez-moi comment vos personnages se comportent avec des animaux et je vous dirai qui ils sont.

Certains d’entre eux sont intéressés au monde animal, cherchent à entrer en communication avec les bêtes et à mieux les connaître. D’autres ont un intérêt, une inclination naturelle pour ce genre de chose, mais n’ont, pour diverses raisons, pas de grandes connaissances dans ce domaine, à l’image de quelqu’un qui se sent à l’aise en présence de chevaux mais n’est jamais monté en selle. Il y a des personnages, par exemple ceux qui ont vécu en ville toute leur vie, qui se sentent mal à l’aise en présence d’animaux, quand ça ne tourne pas carrément à la phobie. Et puis il y a ceux qui ne s’y intéressent pas du tout, voire qui les détestent.

Donner un animal de compagnie à un personnage peut être une bonne idée. Ce n’est pas un hasard si toutes les princesses Disney ont un petit compagnon à poil ou à plume qui partage leurs aventures : cela leur donne quelqu’un à qui parler, même s’il ne peut pas répondre, et cela permet de transformer leurs monologues en dialogues, ce qui peut être précieux. Attention de ne pas trop en faire : si chacun des personnages de votre roman a un animal familier, cela double effectivement le nombre de noms dont le lecteur doit se rappeler, sans nécessairement ajouter grand-chose à votre narratif.

Variantes autour des animaux

Ils sont très rares, les romans de fantasy ou de science-fiction qui n’inventent pas une espèce animale ou deux. Certaines sont très originales, présentant par exemple un mode de reproduction, une manière de se nourrir ou des défenses naturelles qui n’existent pas dans notre monde. Cela dit, en règle générale, ces variantes autour des animaux partent d’un schéma classique de notre Terre et l’accentue, que ce soit le prédateur alpha (les dragons, les vers des sable de « Dune »), les bestioles venimeuses, les parasites, les fidèles compagnons, les montures, etc…

⏩ La semaine prochaine: Éléments de décor – l’école

Éléments de décor: la mode

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Comment se présente-t-on au monde ? La question de savoir quels vêtements les personnages d’un roman portent, à quoi ressemblent leurs cheveux, leurs ongles, leurs chaussures, leurs bijoux, leurs tatouages, leurs accessoires, peut sembler futile, mais pourtant elle agit comme un révélateur des réalités les plus diverses. Un romancier habile peut s’appuyer sur ces éléments esthétiques pour braquer les projecteurs sur l’un ou l’autre aspect de son univers de fiction et en proposer une illustration.

On s’habille d’abord pour des raisons pratiques : notre espèce n’est pas naturellement bien protégée contre le froid et les autres tourments de la nature, porter des vêtements est donc une nécessité. Il en va de même pour tous les autres éléments que j’inclus ici dans ce grand ensemble que j’appelle « la mode » : on soigne ses ongles et ses cheveux pour des raisons élémentaires d’hygiène, on porte des chaussures pour pouvoir se déplacer plus rapidement et confortablement sur un terrain difficile, etc…

Mais comme les vêtements nous accompagnent tout au long de notre vie, ils sont rapidement devenus autre chose : un vecteur d’expression, qui peut signifier toutes sortes de choses différentes. Une des premières manières d’utiliser l’apparence pour communiquer quelque chose a sans doute eu trait au statut : ceux qui ont les moyens portent de beaux habits, ceux qui n’ont pas grand-chose se vêtissent comme ils le peuvent. La mode devient donc un marqueur de classe.

La mode, c’est aussi une donnée ethnique. On s’habille, on se coiffe d’une certaine manière pour montrer que l’on s’inscrit dans une société bien particulière, avec des traditions socio-culturelles et artistiques qui lui sont propres. On peut même porter des vêtements spécifiques pour certaines fêtes ou célébrations propres à notre culture. Les habits de fête ne sont pas les mêmes en Bavière qu’au Japon, par exemple.

Alors qu’on pourrait avoir l’impression que la mode correspond à une forme d’expression très libre, on se rend compte qu’elle est très codifiée : le monde professionnel, par exemple, fixe des règles, écrites ou non, qui dictent de quelle manière on peut se présenter ou non. Dans certains métiers, on porte un uniforme, dans d’autres, les schémas sont tellement spécifiques que cela revient également à en porter un, la couleur de la cravate restant le dernier refuge de l’expression individuelle. Ces règles, chacun peut les accepter, les refuser et en subir les conséquences, ou tenter de les subvertir subtilement chaque fois qu’il le peut. Un veston couleur saumon ou une fleur à la boutonnière peuvent être des actes de douce rébellion.

Même dans notre vie privée, nous acceptons de nous plier à des règles vestimentaires parfois très strictes. En quête de leur individualité, certaines personnes finissent paradoxalement par porter l’uniforme du groupe auquel ils s’identifient : gothiques, rappeurs, BCBG, métalleux. Pour exprimer son vrai soi, on finit par ressembler à tout le monde. Même l’expression de l’excentricité est codifiée, et ceux qui s’éloignent de tous les schémas peuvent s’attendre à être montrés du doigt. On n’aime pas trop les clous qui dépassent.

On ne s’habille pas de la même manière à toute heure de la journée, en toute occasion. Rester chez soi en survêtement pour regarder la télé, c’est acceptable, mais quand on sort, on fait en général un effort supplémentaire. La mode peut même être un instrument de séduction. Elle peut dissimuler ou dévoiler, cacher ou mettre en valeur le corps de celui ou celle qui en fait usage, en fonction de son audace et des circonstances.

Mais il s’agit d’une arme à double tranchant. Car la mode a également un aspect moral, voire moralisateur. C’est le cas pour les femmes en particulier, dont les choix vestimentaires font perpétuellement l’objet de débat : si on juge qu’elles se dévoilent trop, on les traite de femmes légères, si on juge qu’elles n’en dévoilent pas assez, on dira qu’elles sont coincées, une femme qui ne soigne pas son apparence sera jugée « peu féminine » et il existe même des règlements mis en place pour que le femmes, au travail ou à l’école, s’habillent de manière à ne pas déconcentrer les hommes, dont, apparemment, la volonté est si fragile. Toute une tragi-comédie névrotique s’est mise en place autour de la mode féminine, qui mériterait que des romanciers s’y attardent.

Même au-delà de cette dimension, certains choix vont attirer l’hostilité : même s’ils sont de plus en plus populaires, les tatouages révulsent toujours une partie de la population et peuvent coûter cher sur le plan professionnel ; portez un costume vert au théâtre et vous verrez comment vous serez reçus ; dans certaines cultures, s’enduire le visage de peinture noire vous rangera automatiquement aux côtés des nostalgiques de l’esclavage ; dans les années 60, les cheveux mi-longs des Beatles semblaient tellement inconcevables à une partie de la population que la presse était persuadée que les musiciens portaient des perruques. La mode, comme toute expression de l’identité, peut donner naissance à d’invraisemblables réactions de rejet.

La mode et le décor

La mode n’est pas confinée à nos corps, elle ne s’arrête pas à celles et ceux qui la portent. Elle est aussi liée à l’activité du monde. La soie, la laine, les fibres synthétiques, viennent d’endroits précis, sont produites dans des conditions précises et quiconque endosse un vêtement sera, indirectement, responsable, par exemple, de conditions de travail déplorables, de désastres écologiques ou de maltraitance animale. Considéré de cette manière, le vêtement n’est que la manifestation d’un processus et de mécanismes économiques pas toujours reluisants.

La mode, c’est aussi les tout petits milieux de la haute-couture ou du prêt-à-porter, avec leurs créateurs, leurs mannequins-stars, leurs petites mains, leurs fashion weeks, et cette manière d’incarner une avant-garde vestimentaire qui semble de plus en plus coupée des préférences du grand public. Un tel milieu est une aubaine pour un auteur, qui peut y situer d’innombrables histoires.

Au-delà des lieux de production, la mode, c’est aussi des lieux d’achats : magasins de vêtements ou de chaussures, salons de coiffure ou de tatouage, onglerie, etc… Ceux-ci offrent aux romanciers des espaces de socialisation qui permettent à des personnages de se rencontrer, de se trouver des points communs ou des différences, d’échanger des informations. Plutôt que dans un bar, choisissez-donc de situer une scène de rencontre ou d’enquête dans une friperie, un salon de piercing ou dans un barbershop à l’Américaine, haut lieu de socialisation. Cela apportera un peu de diversité.

La mode est également influencée par les époques. Jusqu’aux années 1990, tout le vingtième siècle a été marqué par des changements radicaux de la silhouette féminine et masculine, se modifiant à peu près tous les dix ans. Auparavant, dans l’histoire, les tenues avaient tendance à se modifier de manière spectaculaire à chaque révolution ou changement de régime. C’est comme si un soubresaut dans l’air du temps devait également se voir dans la manière dont les gens choisissent de s’habiller.

Depuis les années 1990, on est entré, selon la thèse de Simon Reynolds, dans l’ère de la rétromanie, une époque qui refuse d’opter pour une esthétique et préfère, dans un élan de nostalgie ou de recyclage postmoderne, considérer que tout ce qui a été à la mode autrefois est perpétuellement à la mode, ce qui donne l’impression que l’époque fait du surplace.

La mode et le thème

Dans la mesure où certaines personnes utilisent leur apparence pour exprimer en public ce qu’elles sont vraiment, la mode offre le potentiel de traiter de manière intéressante le thème de l’identité.

À quel point est-ce que mon apparence peut refléter mon moi intérieur ? Est-ce que l’identité que je proclame et celle que je ressens sont identiques ou différentes ? La vérité existe-t-elle ou n’est-ce qu’une apparence de plus ? Est-ce que l’habit fait le moine, en d’autres termes, est-ce qu’à force d’adopter des vêtements qui ne me correspondent pas, je vais finir par changer, ou au contraire, est-ce que tout cela va mener à une gêne croissante, voire à une crise existentielle ? Quelle est la souffrance d’être habillée comme une femme quand on se sent homme ? Ou de se faire imposer des vêtements occidentaux quand on souhaiterait afficher un autre type d’héritage culturel ? Si je vais mal, est-ce que mon apparence se détériore ? Et si je m’habille mieux, est-ce que je vais aller mieux ? Les questions que cela soulève sont nombreuses et fertiles pour un écrivain.

Extension intéressante de ces réflexions, la mode constitue également un terreau idéal pour le thème du regard. En clair : à quel point mes actions sont-elles influencées par l’opinion que les autres ont de moi ? Quel rôle joue autrui dans la construction de mon identité ?

La question est omniprésente quand on parle de mode et elle mène souvent à des débats dans lesquels il n’est pas facile de trancher (ce qui en fait des ressources précieuses pour les auteurs). Par exemple, de nombreuses femmes clament qu’elles ne se maquillent que pour elles-mêmes, et en aucun cas pour attirer les regards, surtout pas ceux des hommes. Même si elles sont sincères, on sent bien qu’il y a derrière cette décision tout le poids des représentations des rapports hommes-femmes, qui traverse chacun de nous d’une manière qui n’est pas toujours flagrante. L’apparence, après tout, se construit de manière subtile entre ce que je cherche à exprimer et la manière dont tout cela est capté et interprété par autrui.

Et s’il n’y a pas de regard du tout, existe-t-on vraiment ? Le film « La Moustache » d’Emmanuel Carrère met en scène un homme qui décide de se raser la moustache, ce que personne autour de lui ne remarque. Il y a aussi le conte des « Habits neufs de l’Empereur », dans lequel l’apparat du pouvoir modifie le regard et l’objectivité d’une foule, qui, confrontée à l’image de leur souverain dans le plus simple appareil, feint de ne rien remarquer.

À partir de ce thème du regard, un auteur pourra s’intéresser aux jeux de séduction, à l’estime de soi ou encore à la manière dont, rituellement, un changement esthétique peut marquer une rupture avec le passé. À méditer lorsque vos personnages arrivent à un tournant de leur existence.

La mode et l’intrigue

Il y a une histoire que tout le monde connaît dont un élément d’intrigue tourne autour d’un accessoire de mode : c’est « Cendrillon. » Dans le conte, un prince peu physionomiste organise des séances d’essayage auprès de toutes les jeunes filles du royaume, dans l’espoir de retrouver celle qui a égaré une chaussure de vair et qui lui a tapé dans l’œil.

Un détail vestimentaire peut ainsi créer une connexion entre deux êtres. L’un peu avoir flashé sur la tenue d’un autre, ils peuvent avoir échangé par erreur un vêtement, ils peuvent réaliser qu’ils sont habillés exactement pareil. Les possibilités sont nombreuses, et cela peut servir de point de départ à une intrigue.

On peut aussi utiliser la mode comme colonne vertébrale pour toute l’histoire d’un bouquin. Ainsi, comme fil rouge d’un roman, on peut suivre une jeune femme à la poursuite de la robe de mariée idéale, du début jusqu’à la fin de sa recherche, quel que soit la tournure que prendra celle-ci ; toute une histoire peut être inscrite dans les quelques jours que prend la confection d’un costume ou la réparation de chaussures ; on peut aussi suivre la mise en place d’une collection de mode, du premier croquis jusqu’au défilé.

Un mystère peut s’appuyer sur la mode : comment le personnage a-t-il acquis le chapeau qu’il porte au début du roman ? C’est ce qu’il va nous raconter par la suite, dans un long flashback. Et puis on peut suivre un vêtement plutôt qu’un personnage, en racontant, par exemple, comment un pardessus s’est transmis de propriétaire en propriétaire, comment ils l’ont acquis, comment ils s’en sont servis et comment ils l’ont perdu ou donné.

La mode et les personnages

Les liens qui peuvent se tisser entre la mode et les personnages peuvent commencer et s’arrêter par une question élémentaire : à quoi ressemblent les personnages de mon roman ? S’il n’est généralement pas utile, voire pas souhaitable, de les décrire dans les moindres détails, il peut être très intéressant d’avoir une idée générale de leur apparence, et des liens qu’ils entretiennent avec celle-ci.

Sont-ils soignés ou négligés ? Suivent-ils la mode ou non ? Appartiennent-ils à un mouvement qui a ses propres codes vestimentaires ? Sont-ils immuables ou changent-ils de look de manière régulière ? Ont-ils certains vêtements ou d’autres détails (lunettes, coupe de cheveux, chaussures, bijou) qu’ils portent sur eux et qui revêtent à leurs yeux une importance particulière ? Ces santiags que votre protagoniste porte en permanence, symbolisent-elles quelque chose ? Est-ce un cadeau ? L’expression de certaines valeurs ? Ou une simple habitude qui ne signifie rien ? En se posant ces questions, vous pouvez contribuer à définir l’image de vos personnages, mais aussi leur personnalité et leurs valeurs.

Ces choses-là évoluent avec le temps. Même Tintin, peu intéressé par les révolutions vestimentaires, a fini par abandonner ses pantalons de golf pour les troquer contre une paire plus passe-partout. Et vos personnages ? Est-ce que leur rapport à la mode évolue ? Leurs goûts ? La relation qu’ils entretiennent avec leur image, avec le regard d’autrui ? Faites le test : imaginez ce que porte votre protagoniste au début, puis à la fin du roman. Est-ce la même chose ? Y a-t-il du changement ? Et si oui, pourquoi ?

Variantes autour de la mode

Il y a déjà tellement de variantes autour de ce que l’on porte sur soi que ça devrait suffire à la plupart des auteurs… à moins qu’ils souhaitent emmener la mode vers des rivages surnaturels ou extraordinaires. Là, comme toujours, c’est sans limite, et on peut appliquer des idées qui permettent d’accentuer encore les thèmes esquissés ci-dessus.

Pourquoi ne pas écrire une histoire de science-fiction où les vêtements et les cosmétiques peuvent optimiser l’apparence d’un individu, et où plus personne ne serait capable de reconnaître à quoi ressemble un être humain au naturel ? Et si un habit que l’on porte est capable d’influencer notre humeur, sera-t-on capable de s’en passer ? Pourra-t-on encore reconnaître ses véritables émotions ?

La matière première des vêtements peut également donner lieu à toutes sortes de variantes : et si vos habits étaient vivants et devaient être nourris ? Et s’ils pouvaient changer de forme à l’infini ? Et si le cuir à la mode était produit à partir de créatures intelligentes ? Et si nos vêtements étaient en même temps des moyens de transport ? Ou qu’ils étaient comestibles ?

⏩ La semaine prochaine: Éléments de décor – les animaux

Éléments de décor: le pouvoir

blog pouvoir copie

Quand j’étais petit, je vivais dans un quartier planté de plusieurs grands immeubles d’habitation, et les enfants avaient l’habitude de se retrouver sur la pelouse pour jouer ensemble. Naturellement, les garçons organisaient des parties de foot, et comme je faisais partie des plus jeunes de la bande, je me retrouvais assigné au rôle de gardien de but, sans pouvoir donner mon avis. Je ne m’y suis pas beaucoup amusé et de là provient sans doute le peu d’intérêt que j’ai pour le sport, aujourd’hui encore.

Cela dit, cette anecdote illustre parfaitement ce que c’est que le pouvoir, le pouvoir politique, au sens où nous allons l’explorer dans ce billet : il s’agit de la capacité d’une personne ou d’un groupe à prendre des décisions qui impliquent une collectivité, ce qui nécessite, pour les réaliser, d’utiliser la force ou la persuasion. Ce que faisaient les grands sur notre terrain de foot improvisé, c’était tout simplement d’organiser les parties, et d’assigner à chacun un rôle spécifique, en s’appuyant sur le statut que leur apportait leur âge et leur force physique. Ce n’est pas très différent de la manière dont une collectivité publique s’organise. Quant à moi, j’étais la minorité opprimée.

D’ailleurs, le pouvoir reste le pouvoir, quelle que soit la forme qu’il prend. Ainsi, les suggestions que vous trouverez dans ce billet sont pensées dans la perspective du pouvoir politique, temporel, qui est déjà un vaste sujet, mais la plupart d’entre elles sont tout aussi valables en ce qui concerne, par exemple, le monde de l’entreprise, l’administration, la hiérarchie religieuse ou académique, ou même la manière dont s’organisent les prises de décision dans un forum sur le web.

Le pouvoir, c’est un sujet littéraire par excellence. Déjà, parce qu’il concerne l’action, collective en l’occurrence, ainsi que le changement, deux éléments qu’on retrouve au cœur de la plupart des histoires. Exercer le pouvoir, c’est changer le monde qui nous entoure et vivre avec les conséquences, et rien qu’en déroulant cet énoncé, on réalise qu’on se situe en plein schéma narratif. D’innombrables romans traitent de personnages qui prennent des décisions au nom d’une collectivité ou qui subissent les décisions prises par d’autres.

Et puis qui dit pouvoir dit conflit, puisqu’il y a toujours des individus qui ne sont pas d’accord avec les changements proposés (ou imposés). Poser la question de l’exercice du pouvoir, c’est presque déjà solutionner la question des enjeux du narratif, et fournir des motivations aux protagonistes comme aux antagonistes. Mettons qu’un roman traite de la construction d’un barrage en marge d’une réserve naturelle : les promoteurs du projet vont s’opposer aux défenseurs du site et les thèmes vont tourner autour de la lutte entre préservation et développement économique.

Enfin, le pouvoir ne fait pas que changer le monde, il change aussi celles et ceux qui l’exercent, qui doivent, en prenant leurs décisions, opérer des choix moraux qui peuvent les transformer, modifier leur perception de ce qui les entoure, déplacer les frontières de leur indignation, les rendre plus ou moins perméables aux flatteries ou à l’injustice.

On le voit bien, pour ces raisons, un roman centré sur les questions de pouvoir sera facile à construire. Mais même si on souhaite se consacrer à un autre thème, ces enjeux-là sont partout et un auteur serait bien inspiré de réfléchir à la manière dont le pouvoir est représenté dans son histoire, même lorsqu’il ne s’agit pas de l’axe central de son histoire : le pouvoir, qui l’exerce et pour quelle raison ? De quelle manière ? Dans quel but ? Qui s’y oppose ? Pourquoi ? Toutes ces questions vont vous permettre de clarifier le décor de votre roman et même sa structure.

Un auteur pourrait même, si c’est son inclination, adopter une posture marxienne et estimer que toute histoire est fondamentalement une question d’enjeux de pouvoir et se mettre à définir toute l’écriture romanesque sous un angle dialectique. Si c’est votre cas, amusez-vous !

Le pouvoir et le décor

On l’a compris, le pouvoir est partout. Partout où des êtres humains (ou des extraterrestres, ou des vampires, ou des schtroumpfs) décident de vivre en groupe, ils vont tisser, même sans le souhaiter, des liens de pouvoir. Quelqu’un va finir par prendre davantage de décisions que les autres, un individu va gagner l’ascendant sur certains de ses proches, des relations dominants/dominés vont se mettre en place. Dès lors, intégrer la notion de pouvoir au décor d’une œuvre de fiction va de soi : il va se nicher partout, sans même qu’on y prenne garde.

Mais on peut tout de même constater que certains endroits ont une plus forte concentration de pouvoir politique que d’autres, et ils méritent d’être cités en exemple. Ainsi, les lieux où les décisions sont prises vont automatiquement représenter des éléments de décor idéaux pour examiner sous toutes les facettes le thème du pouvoir : un palais présidentiel ; un parlement et ses coulisses ; la salle du trône ; un tribunal ; un bureau de vote ; ou même simplement la mairie d’une petite commune. Situer tout ou partie d’une histoire dans un lieu comme celui-ci va presque obliger l’auteur à s’attaquer de manière frontale au thème du pouvoir.

Comme dans une termitière, les lieux de pouvoir sont peuplés d’individus qui entretiennent avec les prises de position des rapports spécifiques : certains sont au sommet de la hiérarchie, certains se voient confier une partie du pouvoir dans un domaine spécifique, certains conseillent ou renseignent mais n’exercent pas de pouvoir personnellement, certains ne sont que des exécutants, certains représentent l’opposition, etc…

Comme toujours, à ces lieux répondent des moments qui sont significatifs du point de vue de l’exploitation de ce thème en littérature. Le pouvoir s’inscrit au moins autant dans le temps que dans l’espace. Les périodes les plus fertiles d’un point de vue romanesque, ce sont celles où le pouvoir change de mains, que ce soit de manière forcée (guerre, révolution, coup d’État) ou en suivant les protocoles prévus (campagne électorale, succession, constituante). Examiner un pouvoir naissant, un pouvoir mourant, ou le passage de témoin entre les deux, c’est le meilleur choix pour qui souhaite traiter ce thème : ainsi, on peut explorer la forme que prend le pouvoir, les limites qui lui sont imposées, celles et ceux qui l’exercent, leurs motivations, etc…, le tout dans un moment de crise où tout peut potentiellement se construire, se transformer ou s’effondrer.

Les crises ne sont d’ailleurs pas limitées aux périodes de transition. La lente montée en puissance de la tyrannie peut servir de décor à n’importe quelle histoire (c’est d’ailleurs l’axe central de la prélogie Star Wars), de même que la lente reconstruction de la démocratie, après une période d’autoritarisme. Ces phases de l’évolution d’une société dans laquelle tout chancelle, le danger est omniprésent et tout est remis en question sont des toiles de fond idéales pour des romans. Se souvenir que derrière l’histoire de la rédemption d’un individu, « Les Misérables » de Victor Hugo, on trouve l’insurrection républicaine de 1832, à Paris.

Toute guerre aura probablement un aspect lié au pouvoir. Si, de manière frontale ou indirecte, vous comptez mettre en scène un conflit dans votre roman, vous serez bien inspiré de réfléchir aux enjeux de pouvoir qui sous-tendent celui-ci : qui règne, qui souhaite régner, qu’est-ce que chacun a à perdre ou à gagner sur le champ de bataille, et de quelle manière la forme et l’équilibre du pouvoir se transforment en raison de la guerre.

Au-delà de cette dimension spatiale et temporelle, intégrer le pouvoir dans le décor, c’est réfléchir à la manière dont celui-ci est organisé : comment les décisions sont prises, par qui, selon quelles contraintes, qui sont les dominants et les dominés, etc… Je consacrerai un article à cette question.

L’exercice du pouvoir peut également venir se loger dans les gestes de la vie ordinaire, si l’auteur le décide. Il peut être intéressant de se demander comment une culture en particulier prend les petites décisions qui jalonnent le quotidien, parce que ça en dit long sur les priorités d’une civilisation. Comment choisis-t-on un volontaire pour une corvée ? Comment établit-on la liste des courses ? Comment compose-t-on une équipe sportive ? Est-ce que ces décisions sont aléatoires, et si oui, quel générateur de hasard utilise-t-on ? Est-ce qu’elles sont le fruit d’une consultation ? Est-ce qu’un responsable est nommé, qui a toute latitude de décider jusqu’à ce qu’on lui retire ce privilège ? Est-ce que ça se règle par un combat ? De la danse ? Une battle de rap ?

Le pouvoir et le thème

Contrairement à la nourriture ou aux transports, des sujets sur lesquels je me suis penché dans d’autres billets, le pouvoir constitue un thème de roman en soit. Il s’agit même d’un thème si fertile, si foisonnant et si répandu dans la littérature qu’il peut prendre plusieurs formes, selon la manière dont on l’empoigne.

On peut choisir d’examiner le pouvoir de la manière la plus générale, en se penchant sur des personnages qui accèdent au pouvoir, l’exercent, le vivent, le perdent de manières différentes. C’est le cas des « Rois maudits » de Maurice Druon, par exemple.

Un thème corollaire du pouvoir, c’est celui de l’ambition. Comment naît-elle, comment se manifeste-t-elle, comment les personnages s’en servent pour réussir leur ascension sociale et conquérir le pouvoir, et que sacrifient-ils au passage ? La littérature est riche d’innombrables ouvrages qui explorent cette facette, comme par exemple « Le Rouge et le Noir » de Stendhal.

Partant de là, il n’y a qu’un pas à franchir sur un des sous-thèmes les plus populaires : la corruption du pouvoir. On connaît la maxime « le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument », et l’histoire romanesque foisonne de récits qui montrent des individus ordinaires, voire des êtres animés de nobles intentions, qui s’égarent en chemin et finissent par commettre des actes ignobles, enivrés qu’ils sont par le pouvoir. « Animal Farm » de George Orwell est un conte allégorique autour d’un groupe d’animaux qui se révoltent contre leurs maîtres humains, avant de recréer une société de plus en plus sinistre.

L’oppression constitue également un thème lié au pouvoir, et qui consiste à examiner une société qui nie les droits de ses citoyens et qui s’organise pour maintenir en place un système totalitaire qui ne profite qu’à une toute petite minorité de privilégiés. C’est le ferment de la littérature dystopique. À l’inverse, la littérature utopique, moins à la mode mais tout à fait digne d’intérêt, examine la proposition opposée : la tentative de créer une société idéale à l’épanouissement de l’humanité. J’y reviendrai.

Un roman peut s’intéresser à la légitimité du pouvoir. D’où vient-il ? Quelles sont ses fins ? Qu’en reste-t-il quand tout s’effondre ? Et si au fond rien de tout cela n’avait de sens et que les humains n’étaient que des prédateurs qui se cherchent des raisons de s’entredéchirer ? C’est la thèse des romans du « Trône de fer » de G.R.R. Martin.

Et si le véritable pouvoir était invisible ? Et si les vraies décisions étaient prises par des individus, des institutions inconnues du grand public, qu’il s’agirait de démasquer ? C’est le thème du pouvoir occulte, du pouvoir secret, cher à la fiction complotiste. Comment ces maîtres invisibles ont pu s’installer, quels sont les limites de leur champ d’action et que se passe-t-il une fois que l’on s’en débarrasse : voilà autant d’excellents sujets pour un roman.

Enfin, on peut choisir d’explorer le pouvoir sous un jour plus existentiel, en se demandant comment il est vécu par celles et ceux qui l’exercent. Il existe un concept qu’on appelle « la solitude du pouvoir », ce sentiment vécu par celles et ceux qui exercent des responsabilités, qui ont des subordonnés et qui prennent des décisions qui affectent de nombreuses personnes. Ces individus n’ont généralement personne à qui se confier, aucun pair avec qui discuter de leurs futures décisions, et cet isolement peut être lourd à porter, ce qui en fait un terrain de jeu parfait pour un auteur.

De manière plus générale, plus le pouvoir s’exerce à un haut niveau, plus les enjeux vont être élevés, et plus les choix vont être cornéliens. Faut-il sacrifier un individu pour en sauver cent, vaut-il mieux faire supprimer un homme ou prendre le risque qu’il révèle des secrets compromettants ? Faut-il choisir de suivre ses ambitions ou son cœur ? Ces décisions, dont chacune coûte au personnage central une part de son âme, peuvent constituer le thème central d’un roman.

Le pouvoir et l’intrigue

Si le pouvoir a une capacité de modeler l’intrigue d’une histoire, c’est principalement à travers les mécanismes de l’ascension et de la perte du pouvoir, qui peuvent constituer les points-clés de la structure d’un roman.

Au fond, tout cela n’est pas radicalement différent des constructions classiques de milliers d’histoires. Il suffit de se concentrer sur un protagoniste, ou sur un antagoniste, si celui-ci exerce davantage de poids sur l’intrigue, et de retracer l’évolution de son niveau de pouvoir.

La forme la plus simple est celle de la conquête : le personnage commence sans pouvoir et termine avec beaucoup de pouvoir. C’est plus ou moins le schéma adopté par T.H. White dans « The Once and Future King. » De nos jours, cette forme est généralement considérée comme un peu simpliste et peut être mélangée avec d’autres pour produire une forme moins monolitique et un résultat moins naïf.

La chute est son équivalent direct. Il s’agit de la situation où un personnage exerce un pouvoir au début de l’histoire, et le perd complètement en cours de route. C’est l’essence de la tragédie, où, le plus souvent, c’est l’hubris du personnage qui précipite sa chute. Je vous renvoie à la lecture du « Roi Lear » de Shakespeare pour un exemple connu.

Une histoire peut être plus mouvementée que les deux schémas exposés ci-dessus. Ainsi, un roman peut inclure d’abord la conquête du pouvoir, puis la chute. On en trouve un exemple poignant dans « L’homme qui voulut être roi » de Rudyard Kipling, une nouvelle où un aventurier britannique devient roi d’un peuple reculé d’Afghanistan, parce qu’il arrive à leur faire croire qu’il est immortel, et il est mis à mort lorsqu’il est démasqué.

À l’inverse, un roman peut naturellement inclure une structure où un personnage perd le pouvoir avant de le reconquérir : c’est le schéma de « Dune » de Frank Herbert, un roman qui a la réputation usurpée d’être compliqué mais qui repose sur une construction très classique.

Le pouvoir et les personnages

Un thème aussi vaste que le pouvoir, et qui joue un rôle si crucial dans les motivations des individus, est particulièrement pertinent à explorer à travers les personnages d’un roman. Leur rapport au pouvoir va, dans bien des cas, définir leur personnalité de manière encore bien plus déterminante que des marqueurs d’identité traditionnels tels que le genre ou l’origine sociale. D’une certaine manière, on pourrait dire que chaque personne peut se définir dans son rapport au pouvoir, et si c’est le cas, un auteur a intérêt à le faire de manière délibérée, à mener cette réflexion en toute conscience, plutôt que de laisser cet aspect se construire de lui-même par bribes.

Pour commencer, chaque individu possède une certaine mesure de pouvoir politique. La plupart d’entre nous n’en ont pas du tout, ou ne possèdent que les droits élémentaires des citoyennes et des citoyens, mais pas davantage. D’autre exercent des fonctions juridiques, exécutives, législatives au niveau local, régional, national ou international. Si c’est le cas de certains des personnages de vos romans, demandez-vous ce qui motive son engagement, ce que ça lui apporte sur le plan humain ou matériel, combien de temps ça lui réclame, ce qu’il a dû sacrifier pour en arriver là, etc…

Tous, nous avons un certain rapport au pouvoir. Pour la majorité des gens, il s’agit d’une sorte d’indifférence mêlée de scepticisme mou. Certains sont méfiants, voire ouvertement défiants vis-à.vis de l’autorité. Il y a également tous ceux qui luttent ouvertement contre le régime en place, des révolutionnaires ou des terroristes. Et puis de l’autre côté, on trouve des individus qui ont du respect, voire de l’admiration, pour les difficultés qu’implique l’exercice du pouvoir, et un cran plus loin, on trouve la masse des flagorneurs, des courtisans, qui vivent dans l’orbite des dirigeants et espèrent que leur adulation proclamée leur permettra d’obtenir des avantages ou de s’élever dans l’échelle sociale. Entre le terroriste et le collabo, demandez-vous où se situent chacun de vos personnages, et comment cette question les divise ou les réunit.

Et puis il y a toute la question du pouvoir informel. Certaines personnes sont naturellement douées pour guider des groupes et se faire obéir, ou en tout cas respecter. Des gens comme ceux-là, on les trouve même parmi les contestataires. La figure de l’individu qui est un leader-né mais qui hait toute forme d’autorité est aussi fascinante que celle du personnage qui a le pouvoir mais aucun talent pour l’exercer.

Variantes autour du pouvoir

Comment les gens organisent leur société? À cette question, la civilisation humaine a apporté énormément de questions. La politique-fiction, l’utopie et d’autres domaines littéraires en ont ajouté d’autres. Je passerai en vue certaines formes d’organisation de la société dans un futur billet.

Dans le cycle de « Fondation », Isaac Asimov met en scène un empire galactique capable de prédire les grandes évolutions de l’histoire future, et qui, pour échapper à une longue période de barbarie, constitue une fondation chargée de préserver le savoir de l’humanité.

Au-delà de ce qui pourrait ressembler à des expériences sociopolitiques un peu vaines, la science-fiction a également imaginé des alternatives politiques forgées par des nécessités catastrophiques, et qui forcent l’humanité à faire des choix monstrueux. Dans « La Servant écarlate », Margaret Atwood décrit un avenir où la fertilité humaine chute brutalement, et où une théocratie s’installe aux États-Unis, réduisant les femmes en esclavage dans le but officiel d’assurer l’avenir de l’espèce. Robert Heinlein, dans « Starship Troopers », met en scène une espèce humaine en guerre contre une race hostile d’insectes extraterrestres, et qui se transforme en état militariste, où un individu acquiert des droits de citoyens en s’enrôlant dans l’armée. Dans « Freedom TM » de Daniel Suarez, une intelligence artificielle prend le contrôle d’une planète Terre au bord du gouffre et guide les humains vers une utilisation rationnelle des ressources en mettant en place un système inspiré des MMORPG.

⏩ La semaine prochaine: Les formes du pouvoir

 

Éléments de décor: le sexe

blog sexe

Rien n’est plus important que le sexe. De tous les concepts inventés par l’humanité et qui peuvent être incorporés dans une création littéraire, il est assurément le plus polyvalent et celui qui vient jouer le rôle le plus important dans nos préoccupations. Le sexe est partout, le sexe est en rapport avec tous les champs d’activité, et même ne pas parler de sexe revient à en parler.

L’importance qu’on lui donne n’a rien d’accidentel. Le sexe, après tout, est lié à la reproduction, qui est, avec la préservation, un des deux instincts principaux de l’être humain et de la plupart des espèces animales. Nous sommes programmés pour l’incorporer dans tous nos comportements. Et même pour ceux qui n’auraient aucunement le souhait de se reproduire, le plaisir engendré par une relation sexuelle et la frustration suscitée par la privation en fait une des pulsions les plus vivaces qui conditionne notre comportement.

Mais le sexe, ça va bien plus loin qu’un simple instinct que l’on serait tenté de satisfaire. On l’associe, parfois à tort, aux relations sentimentales et amoureuses, et donc par extension à l’idée de couple, le construit social le plus basique, la brique avec laquelle on a bâti notre société. Le sexe peut être le ferment d’une relation stable et harmonieuse, ou devenir l’outil avec lequel on trahit son conjoint, on se réconcilie, ou on prend acte de nos différences. C’est le théâtre de nos envies, la mise en scène de nos désirs.

Le sexe peut également intervenir dans des relations de pouvoir, sachant que celle ou celui qui procure des relations sexuelles à autrui peut être en position d’exercer du pouvoir sur celui-ci. Il peut être utilisé comme monnaie d’échange, comme récompense, comme motivation, comme fausse promesse, voire troqué contre une faveur, un avantage ou de l’argent. On peut se sentir forcé d’avoir des relations sexuelles avec quelqu’un parce que ce dernier se trouve en situation de pouvoir ou exerce un chantage.

Les relations sexuelles, un des actes les plus intimes qui soit, peut ainsi devenir une forme de violence, ou être utilisé comme une contrainte. Il peut aussi être dévalué au rang de simple marchandise, soit que l’acte lui-même soit vendu, sous la forme de prostitution, soit que la publicité en évoque l’écho sous la forme d’images plus ou moins érotiques pour détourner le désir que celles-ci évoquent vers le produit qui doit être vendu.

Parce qu’il représente une part de nous qui est à la fois essentielle et difficile à contrôler, et qu’il peut être la cause de naissances imprévues et de déchirements entre les individus, le sexe a toujours été considéré avec circonspection par les religions, toujours en quête de pureté et de stabilité. Celles-ci ont cherché à codifier et à réglementer les ébats, par édicter des règles destinées à décréter quand ceux-ci étaient acceptables ou non, par fixer le type de partenaires et de relations jugées acceptables ou prohibées. Le tabou de l’inceste, qui force à aller chercher un-e partenaire en-dehors de la tribu, de la famille, est considéré comme une des toutes premières règles d’organisation sociale, la condition préalable à toute construction d’une société.

Comme tout concept lié à l’humanité depuis ses débuts, le sexe est lié à la culture. Certaines pratiques sont considérées de manières très différentes selon l’aire culturelle dans laquelle on se situe. Certaines approches, certaines manières de parler et de vivre la sexualité diffèrent d’un endroit à l’autre et ont généré des traditions distinctes en fonction du contexte où on vit. Pour un Kayapo du Brésil, un homosexuel de San Francisco, un jeune Brésilien ou un luthérien rigoriste, la conception culturelle du sexe sera tellement distincte que l’expérience en sera radicalement différente.

L’autre manifestation culturelle de notre sexualité, c’est la création artistique. Le sexe imprègne la littérature, le théâtre, le cinéma, la chanson, les arts plastiques et toutes les autres formes de création, dans lesquelles il joue un rôle qui peut être aussi crucial que dans la vie réelle. Parce que la sexualité est quelque chose d’universel, d’immanent, lié aux pulsions de vie et de mort, de nombreux artistes veulent y voir un reflet de l’expérience humaine dans toute sa complexité, ou un révélateur des contradictions qui naissent de la friction entre notre nature animale et les construits culturels dont on l’entoure.

Enfin, le sexe est important parce qu’il est arrimé à notre identité. La découverte de la sexualité joue dans de nombreuses cultures le rôle d’un rite de passage vers l’âge adulte. Qui plus est, chacun se définit, en petite ou en grande part, en fonction de ses appétits sexuels, de leur intensité, du rôle qu’on choisit de leur donner, du sens qu’on leur trouve, du type de partenaires qui ont notre préférence, de notre parcours, etc… Un individu réservé et peu à l’écoute de son corps qui n’a qu’une expérience limitée de sa sexualité traversera la vie sur un sentier très différent de celui qui donne à sa sexualité un rôle central et est toujours en quête de nouvelles sensations et de nouvelles expériences.

Parce que notre sexualité dit une partie de qui nous sommes, certains sont même tentés de se regrouper par affinités sexuelles. Certains homosexuels, pour ne citer qu’eux, vont chercher auprès de ceux qui ont un vécu similaire un sens de la communauté et des valeurs communes qui, finalement, ont relativement peu de choses à voir avec leur sexualité, mais qui s’y enracinent malgré tout.

On le voit bien à la lecture de tout ça – et encore, je n’ai fait qu’effleurer le sujet – le sexe est partout et il peut venir laisser sa trace sous les expériences humaines les plus diverses. Cela en fait un objet romanesque par excellence, lui qui peut déboucher sur les plus grandes joies comme sur les plus épouvantables tragédies, célébrer la gloire de l’humanité ou en souligner les aspects les plus dérisoires et vulgaires.

Le sexe et le décor

Pour qui souhaite explorer certaines des facettes de la sexualité dans un cadre romanesque, l’idée de pratiquer l’immersion dans un lieu, un contexte ou une époque baignés de sexe semble être une des plus intéressantes.

Pour aborder le thème de la manière la plus directe qui soit, il peut être intéressant de situer l’intrigue du roman dans un endroit où des relations sexuelles ont lieu, où elles sont organisées, où on en parle, où l’on y réfléchit. Situer l’intrigue dans une maison de passe, un sex shop, une maison de production de films pornographiques, une boîte échangiste, un cabinet de sexologie, un donjon ou même une simple boîte de nuit permet d’examiner certains des codes de la sexualité, lorsqu’ils existent pour eux-mêmes, coupés du reste des relations humaines (encore que c’est rarement aussi simple que ça).

Mais la sexualité est moins une affaire de lieu qu’une affaire de milieu. Un roman qui s’attacherait à s’attarder sur la sexualité d’un de ses protagonistes pourrait par exemple se focaliser sur toute une faune nocturne que fréquenterait celui-ci, qui pratiquent les relations sexuelles sans lendemain. Choisir les milieux échangistes comme décor, ou ceux qui pratiquent le sado-masochisme, permettrait, par un simple choix de décor, de révéler des dimensions complètement différentes de la sexualité.

Et puis la sexualité a des prolongements en ligne de nos jours. Il existe des applications qui permettent de trouver facilement des partenaires, et un projet romanesque pourrait s’intéresser à leurs utilisateurs. Des expériences de réalité virtuelle où le monde des accros à la pornographie peuvent également montrer des facettes de la sexualité humaine qui transitent par la Toile.

Il existe également des époques qui sont traversées par des changements dans les modalités de la sexualité. La révolution sexuelle de la fin des années 1970, la crise correspondant à l’émergence du SIDA dans les années 1980, les persécutions des homosexuels dans certains pays africains contemporains, et, pourquoi pas, un avenir pas si lointain où des robots deviendront des partenaires sexuels à part entière : voilà quelques exemples de décors qui peuvent permettre à un romancier de s’interroger sur la nature de la sexualité humaine.

Le sexe et le thème

Comme le sexe est connecté à tous les aspects de l’expérience humaine, il est facile de s’en servir comme point de départ pour explorer une grande quantité de thèmes.

Certains d’entre eux sont très étroitement liés à la sexualité elle-même. Ainsi, il est possible de se servir du sexe dans une histoire pour s’intéresser à la notion d’intimité, comment elle se crée, comment elle évolue, comment elle se brise. Pendant de cette notion, le thème de la pudeur peut également être abordé en tandem avec elle. Comment deux êtres vainquent leurs réticences et abaissent leurs barrières pour s’offrir l’un à l’autre, comment cela les transforme, et dans quelles circonstances ils cessent de le faire : c’est un magnifique thème de roman.

Un romancier plus audacieux pourrait attaquer les questions centrales bille en tête et s’intéresser au thème de l’érotisme : qu’est-ce qui émoustille, par quels mécanismes et qu’est-ce que les individus sont prêts à faire pour renouveler cette expérience, voilà un sujet qui mérite d’être abordé. Il peut déborder sur les questions d’addictions sexuelles, sur l’asymétrie des représentations érotiques par genres, ou sur les limites et les tabous que chacun transporte en lui, et dans quelles circonstances celles-ci peuvent être franchies.

Sexe et amour sont intimement liés, et il peut être intéressant de décortiquer la manière dont ils s’emboîtent l’un dans l’autre, avec la relation sexuelle qui peut naître du sentiment amoureux, ou l’inverse, ou les deux qui peuvent fleurir en parallèle, ou s’épanouir et s’étioler à des rythmes différents. Il y a du sexe sans amour, qu’il soit bien ou mal vécu, et de l’amour sans sexe, qui là aussi peut être satisfaisant ou non.

Enfin, explorer les thèmes adjacents au sexe, cela peut également passer par une inversion délibérée : ainsi, la sexualité est également un joli moyen de s’intéresser à des thèmes comme la violence ou la mort. Comment la vie érotique peut s’adapter ou se transformer face à la mortalité, la maladie ou la souffrance, est-ce que mélanger ces extrêmes les rend plus difficiles à vivre ou au contraire plus supportable ? Voilà encore une fois des questions hautement romanesques.

Le sexe et l’intrigue

Tout le chemin qui mène à une relation sexuelle est de nature théâtrale et dramatique : le premier contact, l’approche, la séduction, les préliminaires, la relation sexuelle elle-même, ses prolongements, les tentatives de recommencer et la manière dont la relation se transforme, tout cela peut donner à une intrigue à la forme aisément reconnaissable, et qui possède divers points d’articulation qui peuvent être utilisés pour créer des enjeux dramatiques ou des effets comiques. Toute une branche de la romance fonctionne exactement comme ça, se concentrant sur les moyens compliqués par lesquels deux êtres peuvent être amenés à coucher ensemble.

En fait, comme la sexualité fonctionne selon diverses échelles de temps, celles-ci peuvent être utilisées comme autant d’éléments de construction d’intrigue, qui peuvent être pris isolements ou combinés de différentes manières : une étreinte, une nuit ou une relation entière ne fonctionnent pas selon la même unité de temps et présentent des enjeux différents pour les amants qui sont mis en scène dans ce genre d’histoire.

Le sexe peut également être un apprentissage, et un roman, par exemple un ouvrage éducatif destiné à la jeunesse, peut s’attacher à décrire les premiers pas d’un adolescent ou d’une adolescente dans le domaine de la sexualité active. L’intrigue s’appuierait ainsi sur ses tâtonnements et sa progression. On pourrait tout aussi bien imaginer une même structure utilisée dans un roman plus audacieux, attaché à décrire la manière dont un personnage se familiarise avec un segment de sa sexualité qui lui était jusque là inconnu : BDSM, jeux de rôle ou homosexualité, par exemple…

Le sexe et les personnages

Il y a deux grandes manières d’utiliser la sexualité pour définir les personnages. La première, c’est de s’intéresser aux relations sexuelles qui se construisent entre eux, la seconde, c’est de s’intéresser à leur vie sexuelle, et à la manière dont celle-ci les caractérise.

S’il existe, ou s’il a existé une relation sexuelle entre deux des personnages d’un roman, celle-ci va créer entre eux une connexion qui peut prendre plusieurs formes, selon la nature du lien : amour, promiscuité, complicité, embarras, secret, hostilité, haine, pour ne citer que celles-ci. Une relation sexuelle entre deux personnages peut apparaître, disparaître, s’intensifier, décliner, renaître ou changer de nature, et chacun de ces points d’articulation peut être lié à l’intrigue ou être utilisé comme une opportunité pour mieux connaître les personnages.

L’autre idée, c’est donc de se servir de la sexualité pour caractériser un personnage. Il s’agit d’un filtre de plus, qui peut aider à cerner le tempérament d’un des protagonistes d’une œuvre romanesque, tout aussi sûrement que ses opinions politiques ou son niveau d’éducation. Pour certaines personnes, la sexualité joue un rôle central dans leur existence ; pour d’autres, elle n’occupe qu’une place secondaire. Certains sont actifs et expérimentés ; d’autres timides et peu chevronnés ; il y en a qui sont prêts à tout essayer ; d’autres se cantonnent à un certain nombre de pratiques familières, etc… En vous interrogeant sur le genre de personne que vos personnages deviennent quand ils sont dans un lit, vous allez peut-être réaliser certaines choses à leur sujet que vous ne suspectiez même pas.

Variantes autour du sexe

La sexualité humaine telle qu’elle existe dans le monde réel présente déjà une grande quantité d’options. Malgré tout, certains auteurs œuvrant dans le domaine des littératures de l’imaginaire sont tentés d’explorer la question dans des configurations inédites.

Et si un troisième sexe apparaissait : de quelle manière celui-ci se combinerait aux possibilités existantes et réinventerait-il dans son sillage tout ce que nous connaissons de la sexualité. Et si certains aspects du sexe disparaissaient, pour des raisons politiques ou biologiques ? Que donnerait par exemple un roman situé dans un univers où les amants n’ont pas le droit de se voir ? Ou de se toucher avec les mains ?

Et la sexualité peut-elle revêtir des formes insoupçonnables ? À quoi pourrait ressembler un accouplement avec un extraterrestre au schéma corporel très éloigné du notre ? Ou avec un télépathe capable de connaître les désirs de sa partenaire mieux qu’elle-même ? Et si des mutants apparaissaient, capables d’engendrer de nouvelles formes de plaisir sans aucun contact ?

La manière dont la sexualité nous connecte n’a peut-être jamais été explorée aussi finement que dans le roman « Palimpsest », de Catherynne M. Valente, dans laquelle des individus découvrent qu’ils peuvent accéder à une étrange ville située dans un univers parallèle que l’on ne peut visiter que lorsqu’on fait l’amour avec un inconnu. C’est le genre d’idée métaphorique qui montre à quel point les liens entre fantasy et sexualité sont riches et honteusement inexploités.

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