Critique: Seule la haine

blog critique

Un psychanalyste est pris en otage dans son cabinet par un adolescent armé, Elliot, qui va patiemment lui expliquer les motifs de sa colère au cours d’un huis-clos angoissant.

Titre : Seule la haine

Autrice : David Ruiz Martin

Editions : Taurnada

La présente critique fait figure d’exception parmi toutes celles que j’ai publié sur ce site. D’abord parce qu’elle porte sur un thriller – j’en lis peu et je n’ai jamais rédigé de chronique dans cette catégorie – mais surtout parce qu’il s’agit d’un roman que j’ai lu dans le cadre professionnel. Il y a quelques semaines, j’ai invité et interviewé son auteur dans le cadre d’une émission radiophonique. Jusqu’ici, je n’ai jamais rendu compte de mes lectures abordées dans de telles circonstances, mais au fond, pourquoi pas ? L’entretien a eu lieu, j’ai eu beaucoup de plaisir à recevoir David Ruiz Martin, j’estime que cela n’enraye pas mon objectivité de journaliste de fournir ici mon avis de lecteur. D’autant qu’il est très positif.

Sur le papier, le roman contient tous les ingrédients indispensables à un thriller réussi : un personnage qui court un grave danger, un tortionnaire sans pitié mais pas sans motivations, une situation qui ne cesse de se corser, des personnages tout en contrastes, qui possèdent tous leur part d’ombre, ainsi qu’un regard noir porté sur l’humanité en général… L’impact du texte est encore renforcé par le fait qu’on a affaire à un huis-clos, dont l’action se déroule presque intégralement dans le cadre exigu d’un cabinet de psychanalyste.

L’étroitesse du point de vue permet à l’auteur d’aborder ses thèmes avec beaucoup de précision. Le livre parle de la difficulté d’établir la vérité, et de la manière dont les mots peuvent influencer le comportement d’un individu, en bien ou en mal. La parole qui soigne et la parole qui tue, ainsi que les limites qu’elles présentent toutes deux, servent de fil rouge à l’histoire haletante que l’on nous raconte ici.

C’est d’ailleurs un roman très bavard, et c’est la plus belle de ses qualités. Parce que Elliot, l’adolescent qui prend en otage le psychanalyste, ne fait pas que le menacer : il lui raconte aussi une histoire, celle qui explique ce qui l’a motivé à s’armer et à débarquer ainsi dans le cabinet de ce praticien pour le menacer. Il s’agit d’un récit de plus en plus sombre et violent, qui retrace plusieurs mois de la vie du jeune homme, et qui met en scène certains personnages que son otage connaît, et d’autres dont il ignore tout.

009270097

Surtout, ce choix astucieux de l’auteur lui permet d’introduire au sein même du récit un second narrateur, qui s’adresse directement au premier, le psy, qui lui nous raconte l’histoire à la première personne. C’est intéressant pour au moins deux raisons. D’abord, cela renforce l’immersion du lecteur. Il se retrouve propulsé au cœur du récit, dans le cabinet, endossant la peau du psychanalyste sur lequel on pointe le canon d’un revolver. C’est à lui que l’on raconte cette histoire, directement, et il se retrouve ainsi, d’une certaine manière, otage du livre, forcé de tourner ses pages pour en atteindre la conclusion libératrice. Deuxièmement, en choisissant d’insérer une narration à la première personne dans une autre narration à la première personne, l’auteur additionne les subjectivités et nous éloigne de deux crans de la réalité de son récit, libre de nous mener par le bout du nez, une possibilité qu’il ne se prive pas d’explorer.

Malgré les qualités du livre, j’ai trouvé que par moments, certains aspects du récit versaient dans un nihilisme d’opérette qui m’ont un peu fait sortir de l’histoire. Cet Elliot qu’on nous présente comme un adolescent précoce et particulièrement brillant tient un discours sur le monde, univoque et un peu naïf, qui m’a fait penser à celui des gens qui lisent Nietzsche pour la première fois. Ce n’est pas gênant, mais peut-être que le récit aurait encore gagné en crédibilité si l’auteur s’était autorisé à donner à son personnage une voix un peu plus singulière.

Quoi qu’il en soit, « Seule la haine » est un thriller prenant, bien mené, qui use avec habileté des règles de la construction dramatique et qui remplit pleinement chacun des objectifs narratifs qu’il se fixe.

Le genre

blog le genre

Il y a plusieurs sortes de chiens. Au gré de la sélection, l’humanité a appris à distinguer les caniches des épagneuls, les teckels des bouledogues, les bergers allemands des chihuahuas. De la même manière, il y a plusieurs sortes de romans : des polars, des romances, des thrillers, des récits de science-fiction, d’horreur ou d’espionnage, et plein d’autres.

Ce sont ces distinctions que l’on appelle les « genres. » Voilà. Je pourrais très bien en rester là. L’essentiel est dit.

Mais comme ça ne serait pas très enrichissant, je vous propose d’approfondir un peu la question. Oui, les genres (et les sous-genres) existent, ils constituent la typologie principale des histoires de fiction, mais de quoi sont-ils faits exactement ? Qu’est-ce qui fait qu’un roman appartient à un genre plutôt qu’un autre ?

Autant vous prévenir tout de suite : je ne vous indiquerai ici aucune règle, aucune recette à toute épreuve pour déterminer si une histoire appartient à un genre plutôt qu’à un autre. Tout simplement parce que ces choses-là n’existent pas. La notion de genre n’est pas une vérité scientifique, on est plutôt dans le flou artistique.

Les genres littéraires sont constitués de conventions et de traditions

Et ce n’est pas difficile à comprendre : un livre, c’est un construit complexe, long, regorgeant de concepts différents, et on ne s’étonnera pas qu’il puisse s’inscrire dans plusieurs genres différents à la fois. Si on additionne les millions de romans qui ont façonné l’histoire de la littérature, forcément, on trouvera presque autant de titres qui illustrent parfaitement les définitions des genres que d’autres qui s’en écartent. Si vous êtes en quête d’un contre-exemple, vous allez assurément le trouver.

Parce que le débat fait rage. Les genres littéraires sont constitués d’un ensemble de conventions et de traditions héritées de l’histoire. Tout le monde n’est pas d’accord à leur sujet, loin de là. Si vous prenez un groupe d’auteurs, d’éditeurs, de libraires et que vous leur demandez de fixer les frontières qui séparent les genres (ou pire, les sous-genres), ils ne parviendront pas à s’entendre sur une position commune.

Certains genres semblent malgré tout plus faciles à définir que d’autres, puisqu’ils s’articulent autour d’une idée forte. Le roman historique raconte des récits qui s’inscrivent dans une page d’histoire ; le roman policier s’intéresse au crime et à ceux qui enquêtent à son sujet ; la romance, c’est le genre de l’amour, etc…

Et malgré tout, même avec des positions de départ aussi simples en apparence, les limites sont parfois difficiles à franchir. Une entorse de trop par rapport à la vérité historique et vous vous situez dans l’uchronie plutôt que dans le roman historique. Certains sous-genre du roman historique obéissent à leurs propres règles et conventions, comme le roman de cape et d’épée. Le polar parle de crime, d’accord, mais si vous vous situez du côté de la victime, vous basculez vite dans le thriller. Certains romans consacrent à la criminalité un rôle important sans explicitement se réclamer du genre. Et que dire des histoires qui adoptent le point de vue des criminels eux-mêmes ? Quant à la romance, oui, c’est de l’amour, mais de nos jours, le mot évoque principalement des bouquins courts et vite lus, qui obéissent à des règles très codifiées pour un public d’habitués, plutôt que les œuvres de Jane Austen ou de George Eliot.

Certains genres sont des nébuleuses

Et ça, ce sont les genres les plus simples à définir. De manière classique, on appelle « fantastique » l’irruption d’un élément surnaturel ou inexpliqué dans un cadre réaliste, et « merveilleux » les récits où ces éléments sont acceptés comme normaux par les personnages. Mais pour mesurer à quel point les choses sont compliquées, la plupart des auteurs concernés ont tendance à rattacher la fantasy au fantastique plutôt qu’au merveilleux, à la définition duquel elle correspond pourtant parfaitement. Et on ne parlera pas de l’« urban fantasy », qui rajoute une dose de réalisme dans la fantasy, mais sans souhaiter s’inscrire dans le fantastique pour autant.

En langage Facebook, on dirait donc « C’est compliqué », et encore, ce n’est pas grand-chose en comparaison de la science-fiction, un genre sur la définition duquel personne n’arrive à s’entendre. Eh oui, c’est un genre qui parle du futur (ou parfois non), qui s’intéresse au progrès technologique ou scientifique (ou parfois non), qui nous emmène dans des mondes parallèles, dans des passés fictifs ou au limites de la narration.

Bref, certains genres sont davantage des nébuleuses, de gros paquets brinquebalants de coutumes littéraires disparates qui ont peu de rapports les unes avec les autres, une addition de motifs que l’on regroupe parce qu’on l’a toujours fait, et voilà tout. Et encore, ce n’est pas toujours le cas. Traditionnellement par exemple, le motif du voyage dans le temps est rattaché à la science-fiction et celui du double au fantastique, mais vous pouvez très bien échanger les étiquettes dans certains cas.

On peut être tenté, devant tant de complications, de s’interroger : pourquoi continuer à se servir d’une notion tellement vague que personne n’est capable d’en fournir une définition ? En réalité, ça n’est pas parce que c’est flou que c’est inutile.

Le genre est utile pour vendre des livres

Déjà, et il n’y a pas à en rougir, le genre est utile pour vendre des livres. C’est du marketing. Les maisons d’éditions classent leurs romans par genre, dans l’espoir que cela aide les lectrices et lecteurs à faire leur choix, et que, s’ils apprécient un titre, ils aient envie d’en découvrir un autre. Les libraires font de même, pour exactement les mêmes raisons.

Et cela facilite réellement la vie du lectorat, dans la plupart des cas. Même si les contours des genres sont flous, ranger un bouquin dans une catégorie plutôt qu’une autre peut l’aider à trouver son public. C’est aussi, dans le cadre du contrat auteur-lecteurs, une forme de courtoisie : un romancier annonce la couleur en cherchant à inscrire son œuvre dans une tradition reconnaissable, afin d’éviter aux personnes qui ne seraient pas intéressées de perdre leur temps.

Enfin, le genre peut faire partie intégrante de la démarche d’écriture, et même se situer en amont de celle-ci. Si de nombreux auteurs se soucient peu de ces questions et ne réfléchissent au genre qu’au moment où leur roman est terminé, d’autres prévoient de le faire avant même d’esquisser leur histoire. S’inscrire dans un genre peut être la première impulsion, le premier désir d’un écrivain qui lance un projet de livre. Certains apprécient de s’inscrire dans un cadre et d’en respecter les règles, d’autres saisissent l’occasion de les revisiter et de détourner des codes connus de toutes et tous.

Critique : Babylon Babies

blog critique

Toorop, un mercenaire, est embauché par la mafia sibérienne, par l’intermédiaire des services secrets russes, pour escorter une jeune femme prénommée Marie jusqu’au Québec et veiller sur elle. Au passage, il va se frotter à un imbroglio qui voit s’opposer sectes, gangs de motards et sociétés de hackers, avec pour enjeu l’avenir de l’espèce humaine.

Titre : Babylon Babies

Auteur : Maurice Dantec

Éditeur : Folio (ebook)

Pour celles et ceux qui n’auraient jamais entendu parler de ce livre, le résumé que j’en livre ci-dessus donne un aperçu de l’ambition extraordinaire de l’auteur. Au fil de ces quelques centaines de pages, il balade le lecteur à travers une foule de concepts complexes qu’il ne cesse d’entrecroiser, de l’intelligence artificielle au chamanisme en passant par la schizophrénie.

Pour le regretté Maurice Dantec, c’est apparent dans chaque page de ce roman, tout est connecté, et chaque chose est d’une infinie complexité. Partant de ce double principe, sa plume ne se repose jamais, et il n’y a pas un seul personnage, un seul concept, un seul lieu cité dans le livre qui ne fasse pas l’objet d’une digression pour nous expliquer d’où il vient et comment il s’entrecroise avec tous les autres aspects du roman. Rien n’est anecdotique, tout est chargé de sens, tout se perd dans une complexité labyrinthique, à l’infini, comme dans « Tristram Shandy », sauf qu’ici tout est très sérieux.

Pour qui est amateur de littérature à fort contenu conceptuel, ici, on se régale : la manière dont l’auteur connecte entre eux des morceaux de théorie scientifique, de croyances et de géopolitique pour donner naissance à des hyperobjets littéraires, presque trop complexes pour tenir en entier dans le cerveau du lecteur, force l’admiration.

Pour ancrer cette explosion d’informations autour de quelque chose que le lecteur soit capable d’identifier et d’apprivoiser, la trame principale épouse la forme familière d’un thriller, avec un homme d’action revenu de tout qui est mandaté pour protéger une femme mystérieuse. L’histoire en elle-même, cela dit, si on devait la raconter, occuperait probablement moins d’une centaine de pages. Mais comme chaque événement, et en particulier une scène spectaculaire au milieu du livre, nous est raconté de manière fragmentaire, via des points de vue différents, des documents, des pièces rapportées, des conjectures, au final, chaque action occupe une place monumentale. Si on y ajoute de longues séquences hallucinatoires jubilatoires mais touffues, il y a de quoi avoir le vertige.

Qu’au final, on ne soit jamais perdu, et qu’on referme le livre avec des réponses à toutes les questions qu’on pouvait se poser, est à porter au crédit de l’auteur, qui réussit un tour de force. Si on se souvient que le roman constitue une sorte de suite de deux autres ouvrages de Dantec, avec lesquels il partage un univers fictif et dont il reprend les personnages, on ne peut qu’être admiratif que tout cela soit, au final, aussi compréhensible. Un lecteur pourra sans difficultés commencer ici, sans avoir l’impression d’avoir manqué quelque chose.

« Babylon Babies », c’est presque inévitable pour un roman aussi expérimental, souffre de quelques gros défauts. Pour commencer, les concepts avec lesquels jongle Dantec sont si complexes, et il les trouve visiblement si fascinant, que la deuxième moitié du livre est presque entièrement constituée d’explications. Soit le narrateur omniscient nous décrit longuement des situations ou des aspects de l’intrigue, soit un personnage explique longuement à un autre un élément du narratif qui nécessite d’être éclairci. L’intrigue, à ce moment-là, fait pratiquement du surplace. On est à fond dans l’ornière d’une histoire racontée plutôt que montrée.

81ff3uzIHRL

La boursouflure des concepts est telle que les personnages n’ont presque plus d’espace pour exister. Le protagoniste, Toorop, est plutôt bien dessiné, et c’est le cas de plusieurs autres figures croisées au fil de l’histoire, mais le livre ne porte absolument aucun intérêt à les faire exister les uns par rapport aux autres. Si, chez Dantec, tout est connecté, les personnages font exception : ils n’ont pas de sentiments les uns pour les autres, ne partagent rien, leurs relations n’évoluent pas. Ce sont des automates qui s’observent de loin, sans se connaître. Ils ne sont là que pour demander ou pour se fournir des explications les uns aux autres. C’est embêtant, parce que, en particulier dans les dernières longueurs du livre, le livre cherche à s’appuyer sur la complicité entre Toorop et Marie, mais celle-ci n’a pas du tout été établie au fil de l’histoire, ce qui fait qu’une bonne partie de l’impact émotionnel souhaité tombe à plat.

Dernier défaut, dont on ne fera pas grief à l’auteur : le livre est daté. Écrit dans les années 90, il est constellé de références culturelles à cette époque, alors que l’action du roman est censée se dérouler en 2013-2014. Certains éléments récurrents, comme la guerre dans les Balkans, les sectes, les hackers, sont ceux qui fascinaient le grand public à cette période, et ancrent résolument l’œuvre dans les années de sa parution plutôt que dans celle où est censée se dérouler l’action. Par ailleurs, Dantec n’a pas su prévoir l’omniprésence des réseaux et de la téléphonie mobile, aussi le futur antérieur qu’il nous présente se retrouve parfois en porte-à-faux avec notre vécu actuel. Ça n’est pas grave : la raison d’être de la science-fiction est de parler du présent, pas de l’avenir. On notera aussi un sexisme léger mais omniprésent, où tous les personnages féminins sont décrits en fonction de leur potentiel de séduction, ce qui permet de mesurer à quel point nous avons cheminé en vingt ans.

« Babylon Babies » est une œuvre géniale mais imparfaite, constamment fascinante mais souvent frustrante, plus facile à admirer qu’à adorer, mais si singulière qu’elle est propre à laisser une marque durable dans la mémoire du lecteur.

Éléments du suspense

blog éléments du suspense

Maintenant que nous avons compris ce que c’est que le suspense, comment le construire, à quoi il sert et comment on peut l’utiliser, par exemple, dans le thriller, il est temps de se consacrer à quelques techniques qui peuvent donner du relief supplémentaire à ce dispositif narratif. Mettons qu’il s’agit de quelques épices à rajouter dans la recette pour lui donner encore plus de saveur.

Jouer avec la montre

Comme nous avons eu l’occasion d’en discuter, le succès du suspense est, en partie en tout cas, une question de temps. Expédié trop rapidement, il ne fonctionne pas, alors que, prolongé trop longuement, il finit par ennuyer le lecteur. Il s’agit donc, entre les deux, de trouver le bon réglage.

Cela dit, la maîtrise du temps peut également augmenter le suspense et l’intensité dramatique qui va avec. Un bon exemple, c’est celui du compte à rebours : une limite de temps, connue du lecteur, et qui peut être connue du protagoniste ou non, est établie. Une fois le décompte terminé, quelque chose de fâcheux se produit (le fameux scénario négatif dont nous avons parlé dans le dernier billet).

L’exemple le plus simple de ce dispositif, c’est la bombe à retardement, destinée à exploser lorsque le décompte arrive sur « zéro » et on peut l’utiliser de toutes sortes de manières différentes : en la plaçant dans un endroit connu du protagoniste ; connu du lecteur mais pas du protagoniste ; dans un endroit inconnu des deux, qui doit donc être découvert ; dans des endroits multiples ; sur le protagoniste lui-même ou sur l’un de ses proches, etc…

Mais la bombe n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de compte à rebours. Le cas, dans une romance, de l’être aimé qui va prendre son avion pour s’éloigner à tout jamais fonctionne selon le même principe, pour autant que le roman prenne la peine de mentionner l’heure de départ et les minutes qui s’égrènent avant le moment fatidique. Dans un roman où les personnages sont perdus en pleine nature, l’arrivée de la nuit peut fonctionner comme un compte à rebours, si, dans cette région, les bêtes sauvages chassent à la nuit tombée. La réserve d’oxygène dans une combinaison spatiale (ou dans une tenue de plongée) fonctionne elle aussi selon le même principe.

Et puisque l’on parle de temps, un autre principe à garder en tête pour établir un suspense efficace est celui de la compression de l’échelle de temps. L’histoire que vous avez prévu de raconter s’étend sur une semaine ? Pourquoi ne pas tenter de la ramener à trois jours ? Ou à 24 heures ? Réduire la durée de votre histoire, sans pour autant diminuer le nombre de péripéties, peut sembler être une manière artificielle d’augmenter la tension, mais c’est efficace : moins il y a de temps morts, moins vos personnages auront de temps pour se reposer ou rassembler leurs esprits, plus le suspense sera poignant.

La complication

Pour doper la tension dans une histoire, en-dehors des mécanismes de base du suspense que nous avons déjà examiné, il ne faut pas craindre d’ajouter des incidents. Chacun d’entre eux va compliquer la vie du protagoniste du roman, et de ce faire, va éloigner la possibilité que le scénario positif qui se situe à la base du suspense se réalise. Chaque incident ajoute ainsi un niveau d’anticipation supplémentaire, jusqu’à ce que le suspense soit intenable.

Suzanne n’a plus qu’une heure (compte à rebours) pour apporter au notaire les documents qui vont établir sa filiation et lui permettre d’hériter du château familial (scénario positif). Si elle ne le fait pas dans les temps, elle va tout perdre (scénario négatif) : le fichier en main, elle sort de chez elle, rentre dans sa voiture, pousse sur l’accélérateur… et se fait arrêter par un policier qui la sermonne longuement (complication). Elle a perdu beaucoup de temps, mais continue sa route, mais en voulant éviter un chat qui traverse la rue, elle emboutit un lampadaire, rendant sa voiture inutilisable (complication). Ne se décourageant pas, elle tente d’arrêter un taxi sur une grande artère, mais ceux-ci ne la remarquent même pas (complication), jusqu’à ce qu’un chauffeur la prenne en charge, mais celui-ci ne parle pas sa langue et a toutes les peines du monde à comprendre où elle veut aller (complication), etc…

On le voit bien, on peut rajouter des incidents comme cela à l’infini. Une telle accumulation de déboires est toutefois à réserver à des scénes-clé, particulièrement cruciales pour le déroulement de l’intrigue, plutôt qu’à des scènes ordinaires, sans quoi le lecteur aura l’impression que le sort s’acharne injustement sur le protagoniste. Trop d’incidents peut également lasser ou faire basculer la scène dans le ridicule, donc tâchez de trouver le juste milieu.

Conservez également en tête la Loi de Murphy : « Tout ce qui est susceptible d’aller mal, ira mal. » En mettant sur pied une scène chargée de suspense, et en cherchant à compliquer la vie de votre personnage, demandez-vous tout ce qui est susceptible d’échouer et allez-y à fond. Peut-être que vous ne retiendrez pas toutes les idées, au nom du bon dosage que je viens d’évoquer, mais prendre le temps d’y réfléchir vous apportera sans doute de précieuses idées pour épicer la scène.

Le dilemme

Un excellent générateur de suspense est le dilemme, c’est-à-dire un choix moral soumis au personnage principal de votre roman, dont il ne peut pas s’abstraire, et dont chaque option lui fait perdre quelque chose. L’exemple classique de cette technique est la situation – un peu artificielle – ou le méchant demande au héros lequel de ses proches il choisit de sacrifier, mais la même formule peut être appliquée à d’autres situations, où un personnage doit choisir entre perdre un ami ou perdre son boulot, sacrifier sa vie ou sacrifier ses principes moraux, renoncer à l’amour ou renoncer au succès.

Non seulement ce type de scène permet de tester la nature profonde du protagoniste et son envergure morale, mais elle crée une situation où deux scénarios négatifs s’offrent à lui, et où la voie vers une éventuelle issue positive n’est pas claire, ce qui peut amener un niveau de tension extraordinaire.

La manière habituelle de résoudre ce type de scène consiste à faire en sorte que votre personnage principal parvienne à trouver une troisième voie, une manière de refuser de choisir et de forger son propre scénario positif, ce qui permet d’achever la scène de suspense sur une note très héroïque, qui convient bien à certains types de romans. Mais il est tout aussi possible de décider que le protagoniste va effectivement devoir choisir une des deux options et vivre avec les conséquences de son choix, ou pire encore, rejeter les deux options et voir les deux scénarios négatifs se réaliser. Ce degré de noirceur ne convient pas à toutes les histoires, cela dit, et en choisissant cette voie vous courez le risque que les lecteurs, dégoûtés, ne souhaitent plus embarquer dans votre prochaine scène chargée de suspense, pensant que celle-ci aussi va se terminer de manière désastreuse, ruinant avec méchanceté tous leurs espoirs.

Le suspense suspendu

Ce que j’appelle ici « suspense suspendu », c’est l’expression très mignonne que j’ai inventé pour désigner ce que le reste de l’espèce humaine appelle un « cliffhanger. »

Cette expression anglaise, difficile à traduire si ce n’est par l’approximation « qui s’accroche à une falaise », est une référence directe aux anciens serials, feuilletons cinématographiques qui ont développé une bonne partie des ficelles contemporaines destinées à fidéliser le public, appelé à revenir de semaine en semaine. À cet effet, de nombreux épisodes se terminaient par une scène où le personnage principal était soumis à un péril mortel (par exemple, accroché du bout des doigts à une falaise vertigineuse, ce qui explique le nom), et il fallait attendre l’épisode suivant pour savoir comment il parvenait à y survivre.

Le suspense suspendu est une forme de suspense généré par la forme narrative ou le mode de publication. On crée une situation qui présente un tandem de scénarios positif/négatif, comme n’importe quelle scène de suspense, mais qui gagne en intensité grâce au fait que l’on laisse le lecteur au paroxysme de la tension, et qu’il n’a pas accès à la suite immédiatement. En théorie, il sera donc très tenté de lire la suite.

Un auteur peut se servir de la technique du suspense suspendu pour tout ce qui est feuilleton ou série, soit un roman publié en plusieurs tranches, soit un livre qui s’insère dans une saga plus vaste et dont les prochains volumes ne sont pas encore publiés.

Il est également possible d’offrir au lecteur une bonne approximation de cette technique en plaçant le cliffhanger à la fin d’un chapitre, à plus forte raison si le chapitre suivant, plutôt que commencer par la résolution de la scène périlleuse, s’intéresse à d’autres personnages ou à une intrigue différente. Même si la suite de la scène à suspense est disponible immédiatement en tournant quelques pages, un lecteur consciencieux, qui lit le roman dans l’ordre prévu, devra en passer par une phase d’incertitude, où il ne sait pas de quelle manière celle-ci est résolue.

Attention cependant, le suspense est une chose puissante. Si vous faites suivre un suspense suspendu par une scène complètement différente, il est possible que le lecteur, dévoré par l’envie de connaître le dénouement, ne parvienne pas à se concentrer sur ce qu’il lit et rate des éléments importants de votre histoire.

Le suspense emmêlé

Réservé aux auteurs qui jugent que l’estomac de leurs lecteurs est bien accroché, le suspense emmêlé est la technique suprême d’un thriller particulièrement vachard. En théorie, c’est tout simple : au beau milieu d’une scène à suspense particulièrement tendue, alors que son dénouement n’est pas encore connu, on introduit un nouvel élément générateur de suspense d’une autre nature.

Le chevalier Skölj demande la main de la Princesse Ikyria. Troublée, celle-ci refuse de répondre immédiatement et lui demande de patienter jusqu’à demain (départ de suspense 1), témoin de la scène, la guerrière barbare Kruuk, qui voit la Princesse pour la première fois, s’exclame « Mais enfin cette demoiselle n’est pas une Princesse de sang royal, je suis bien placée pour savoir que… », mais le jet d’un dard empoisonné la réduit au silence (départ de suspense 2). Les brigands qui viennent de l’assassiner ricanent en disant : « Tu ne connaitras jamais la vérité, quant à la princesse, nous venons de l’enlever ! Mwahaha ! » Skölj défait les malandrins et jure de retrouver la Princesse (départ de suspense 3). Il lui reste donc à la sauver, à apprendre la vérité sur ses mystérieuses origines et à savoir si elle accepte sa proposition de mariage pour refermer toutes les entames de suspense qui ont été ouvertes.

Comme la complication, la technique du suspense emmêlé est une question de dosage. Trop d’intrigues qui se croisent peut vite devenir risible, et c’est peut-être pire, cela devient vite incompréhensible. À moins de fournir un effort particulier pour se montrer aussi clair que possible au sujet des enjeux et de l’évolution des intrigues parallèles, le lecteur va vite perdre le fil et se désintéresser de son histoire. C’est pourquoi je vous suggère de ne pas emmêler plus de trois intrigues génératrices de suspense, et en tous les cas, de ne mélanger que des intrigues de nature différente (un danger de mort, une révélation, un compte à rebours, un aveu, etc…)

Le flashback

Parfois, le suspense n’obéit pas à une construction linéaire. Il existe différentes techniques narratives qui permettent de jeter un coup d’œil dans le passé (flashback) et dans l’avenir (flash forward) des protagonistes, afin de s’en servir pour ancrer des scènes génératrices de suspense.

Ainsi, le flashback peut informer le lecteur que la situation qui lui avait été décrite jusqu’ici ne correspond pas à ce qu’il en pensait, ce qui implique que le lecteur est au courant d’un scénario négatif dont le protagoniste n’a pas conscience.

Jasmine et Bruno projettent de créer une entreprise agronomique ensemble. Mais un flashback nous enseigne que Bruno travaille en fait pour un grand groupe international, et n’est intéressé à cet investissement que pour acquérir des terrains pour ses employeurs réels. Notre protagoniste Jasmine, qui pense que Bruno est un allié, se trompe, et le lecteur sait que le moment de la trahison va survenir tôt ou tard.

Le flash forward montre une situation qui ne s’est pas encore produite, et engendre du suspense en créant une incertitude au sujet de la manière dont l’intrigue va mener à ce point.

Von Bruhlart, l’ambassadeur cosmique de Ksi, est témoin d’une scène de son propre avenir lorsqu’il touche par mégarde la main du Protoplasme de Tétratech, qui existe indépendamment de la trame linéaire du temps. Son excellence se voit en train d’étrangler à mort l’Impératrice de Ksi, qu’il a pourtant juré de servir jusqu’à la mort. Quel enchaînement d’événements a bien pu le mener à commettre un acte aussi odieux ?

⏩ La semaine prochaine: Le pacte qualité

 

Écrire le suspense

blog écrire suspense

Le rythme cardiaque qui s’accélère, les doigts moites qui tournent fébrilement la prochaine page, à la fois effrayé et excité de découvrir ce qui s’y passe, une furieuse envie de hurler aux personnages du roman de ne pas tomber dans le piège qu’on vient de leur tendre : voilà quelques-uns des symptômes du suspense.

Afin de poursuivre notre exploration du crime et du roman policier, après nous être intéressé au roman à énigme et à son ingrédient principal, le mystère, il est temps de nous tourner sur un autre genre où la criminalité s’épanouit : le thriller, qui repose principalement sur le suspense.

Un thriller, pour faire court, c’est un roman où les personnages principaux sont en danger ou tentent d’éviter qu’un drame se produise. Comme le roman à énigme, ce genre se focalise sur une crise, mais plutôt que d’arriver après l’événement, de tenter de comprendre ce qu’il s’est passé et de châtier le coupable, le thriller prend place pendant l’événement, et se focalise soit sur les victimes, qui subissent la crise de plein fouet, soit sur ceux qui tentent par tous les moyens d’éviter qu’une tragédie ne survienne. Les deux genres sont cousins, il leur arrive de partager les mêmes ambiances et quelques ficelles, mais les objectifs qu’ils poursuivent sont différents : alors que le mystère intrigue le lecteur, le suspense l’excite.

Tous les thrillers ne sont pas des romans policiers

On a eu l’occasion de délivrer le même avertissement en ce qui concerne les whodunit, et il est valable ici encore : tous les romans policier ne sont pas des thrillers. Ça paraît évident, puisque nous avons déjà examiné tout une catégorie de romans policiers qui se reposent sur les mécaniques du mystère, mais il faut ajouter que, par exemple, même un roman policier raconté par la victime n’est pas nécessairement un thriller : il peut s’agit d’un roman psychologique, ou même, pourquoi pas, d’une romance.

Forcément, l’inverse se vérifie également : tous les thrillers ne sont pas des romans policiers. Oui, on trouve classé dans cette catégorie des histoires de disparitions, de prises d’otages, de rançons ou de casses, et celles-ci peuvent être considérées comme faisant partie de la nébuleuse du roman policier, mais un thriller peut très bien exister sans l’intervention d’un personnage de policier ou même d’un criminel au sens traditionnel du terme. Des thrillers existent dans les genres les plus divers : il y a des thrillers juridiques, des thrillers de science-fiction, des thrillers érotiques, des thrillers d’horreur ou encore d’espionnage, etc…

Quant au suspense, s’il est omniprésent dans le thriller, il s’agit d’un dispositif romanesque que l’on rencontre dans tous les genres et dans tous les styles de roman. D’ailleurs il peut très bien être présent, y compris en forte dose, dans des romans où personne ne court le moindre danger. De nombreuses romances, aux histoires aussi inoffensives qu’un pétale de rose, font subir des doses massives de suspense à leurs lecteurs et à leurs lectrices, les jetant dans l’incertitude au sujet des perspectives d’avenir du couple en devenir sur lequel l’histoire est centrée.

Le romancier installe dans l’esprit du lecteur deux scénarios

Parce qu’au fond, le suspense, qu’est-ce que c’est ? C’est une technique de narration dans laquelle le romancier installe dans l’esprit du lecteur deux scénarios, en concurrence l’un avec l’autre : un scénario positif, souhaitable, heureux, attendu, et un scénario négatif, dangereux, craint, catastrophique. Lequel des deux va se produire ? C’est de cette question, et de la friction des deux hypothèses dans l’imagination du lecteur, que naît le suspense.

En fonction des besoins de l’histoire, ces deux scénarios peuvent être introduits de manières très différentes. Par exemple, le lecteur peut se retrouver confronté à deux possibilités concurrentes qui peuvent se présenter dans le proche avenir des personnages du roman. Nolan parviendra-t-il à se rendre à l’aéroport à temps pour avouer à Jessyca qu’il l’aime avant qu’elle quitte le pays (scénario positif) ou sera-t-il retardé par les embouteillages et ratera-t-il ainsi sa chance de trouver le bonheur (scénario négatif) ? La bombe va-t-elle exploser ou non ? Sélène va-t-elle passer son bac ou non ?

Dans certains cas, le suspense naît parce qu’un scénario négatif ancré dans le présent s’oppose à un scénario positif qui peut, potentiellement, survenir dans l’avenir. Prisonnier des gravats après qu’un bâtiment s’est effondré sur lui, notre héros va-t-il rester bloqué sur place en attendant la mort (scénario négatif) ou va-t-il trouver un moyen de se libérer (scénario positif) ? Yvette va-t-elle continuer à végéter chez ses parents où elle s’ennuie, ou va-t-elle être reçue dans l’école de danse qui la fait tant rêver ? L’opération que l’on propose à Maurice va-t-elle l’aider à vaincre sa terrible maladie ?

Le suspense, c’est une recette à base d’informations

Enfin dernier exemple : celui où un scénario positif situé dans le présent est contrasté avec un scénario négatif à venir. C’est le cas, en particulier, de l’irruption d’une disruption au sein de la routine quotidienne. Hadjira n’est pas encore rentrée du travail : chaque instant qui passe rend l’hypothèse d’une journée ordinaire (scénario positif) moins probable que celle d’un drame (scénario négatif). Giuseppe passe une soirée tranquille chez lui, lorsqu’il entend un cognement contre une des fenêtres de son salon, qui l’amène à envisager qu’il court un très grave danger. Ulysse le Dodo organise son goûter d’anniversaire, lorsqu’il est saisi par cette idée angoissante : et si aucun de ses invités ne venait ?

À la lecture de ces exemples, on comprend bien que le suspense, c’est une recette à base d’informations, qui cuit dans la tête du lecteur. Les ingrédients sont toujours à peu près les mêmes.

  • D’abord, il faut un ou des personnages suffisamment attachants ou fascinants pour que le lecteur se soucie de ce qui peut leur arriver, et qui doivent eux-mêmes être suffisamment réactifs et impliqués pour ne pas se montrer blasés face à leur sort.
  • On a besoin d’un événement déclencheur, qui fait naître les hypothèses dans l’esprit du lecteur, et d’une résolution, où l’une des deux se réalise (voire même un troisième scénario inattendu).
  • Il faut également des enjeux clairs, explicités sans ambiguïté par l’auteur : on sait exactement ce qui se passera si le scénario négatif se produit, et on sait également ce qui va arriver si c’est le scénario positif qui se réalise. Ici, pas de place pour le mystère : le suspense ne fonctionne que si les attentes sont connues.
  • Il faut que les deux scénarios soient compréhensibles et de nature à engendrer des émotions : le lecteur doit espérer que l’option positive se réalise, et craindre que ce soit l’option négative qui survienne.

Vous installez ça dans l’esprit du lecteur, et vous attendez, car le suspense est à cuisson lente : plus il mijote, plus il est savoureux, plus le lecteur a le temps de s’imaginer le pire, plus il ressent le suspense. D’ailleurs, si tout cela est bien amené, le lecteur va peut-être envisager de multiples issues négatives pour la situation qu’on lui présente, dont certains n’auront même pas besoin d’être imaginés par l’auteur : c’est celui qui tourne les pages qui s’en charge, craignant le pire pour le protagoniste du roman.

Attention toutefois au bon dosage des ingrédients : si vous n’avez pas pris la peine d’informer suffisamment le lecteur des enjeux, il n’aura pas d’attente particulière en ce qui concerne la suite de l’intrigue et ne ressentira aucun effet du suspense. Pire : si vous n’avez pas donné d’informations du tout, ce n’est pas du suspense que vous avez généré, mais de la surprise, qui, si elle peut engendrer de l’étonnement, est moins riche en potentiel dramatique. Cela dit, si vous livrez trop d’informations, vous risquez d’ensevelir l’imagination du lecteur et de l’empêcher d’échafauder les scénarios les plus épouvantables au sujet de l’avenir de vos héros.

Prenez garde également à la cuisson. Pour que le suspense apparaisse, tout est question de timing : une trop courte attente entre l’événement déclencheur et la résolution et rien n’aura eu le temps de se passer dans la tête du lecteur ; une attente trop longue et il va se lasser.

⏩ La semaine prochaine: Éléments du suspense