Après avoir examiné le plus populaire des choix de narrations, soit la narration à la troisième personne, ou le point de vue du récit est proche de celui de l’auteur, passons à la deuxième option la plus fréquente : la narration à la 1e personne du singulier. Les personnages qui vivent l’histoire sont aussi ceux qui la racontent…
Il y a des variantes sur lesquelles je vais revenir, mais en général, quand on fait ce choix, c’est le personnage principal qui sert de narrateur. L’avantage principal de cette approche est évident : l’immersion. On découvre l’histoire avec le protagoniste, on souffre avec le protagoniste, on partage ses joies, ses doutes et on assiste impuissant aux moments où il commet des erreurs de jugement.
Tout ce que lit le lecteur provient directement du cerveau du personnage principal
Il y a une intimité dans la narration à la première personne qui est sans égale, et la promesse de moments émotionnellement très intenses. Tout ce que lit le lecteur provient directement du cerveau du personnage principal et de ses cinq sens.
Attention tout de même de ne pas trop en faire : résistez à la tentation de vous faire l’écho de toutes les pensées qui traversent l’esprit du protagoniste. Dans ce mode narratif comme dans les autres, il reste préférable de découvrir un personnage à travers ses actes plutôt que par un déluge de commentaires et d’opinions. Autre piège à éviter : ne commencez pas toutes les phrases par « je » : décrivez simplement les événements de la perspective du narrateur, sans avoir à constamment nous rappeler qui il est.
On le voit bien : réussir une histoire avec un point de vue à la première personne nécessite quelques réglages subtils. Cela comporte également quelques pièges à éviter. En particulier, si le personnage principal est passif ou a une personnalité déplaisante, cela risque d’embourber tout le récit. Le succès d’un roman à la première personne dépend en grande partie de la nature du narrateur. Mieux vaut privilégier un tempérament curieux, aventureux, voire sceptique : autant de traits de caractère qui vont mener le personnage à se frotter de près à l’intrigue et à l’univers du roman.
La narration à la 1e personne favorise un seul point de vue
Ce choix narratif comporte également des points faibles, dont il vaut mieux être conscient avant de se jeter dans l’écriture. Pour commencer, il se prête mal à une situation dramatique où de nombreux personnages vivent et interagissent ensemble, chacun avec sa personnalité. Comme tout est vu par une seule perspective, tenter de décrire les états d’âme de tous les personnages secondaires risque de mener à des lourdeurs.
De même, par définition, la narration à la 1e personne favorise un seul point de vue. Ce n’est pas le meilleur moyen, par exemple, pour humaniser un antagoniste, puisque le lecteur n’aura aucun accès à ses pensées et ne le verra agir qu’à travers les yeux du narrateur-protagoniste. Ainsi, écrire à la première personne un roman policier dans lequel un flic enquête sur un tueur en série ou un roman où un chevalier rêve d’occire le Maître du Mal va réclamer des efforts particuliers pour donner de l’épaisseur aux méchants de l’histoire : à travers des témoignages rapportés, des rumeurs, des traces écrites ou matérielles laissées par l’intéressé. Sans cela, on risque de tomber dans la caricature.
Autre faiblesse de ce point de vue : ce n’est pas l’idéal pour faire découvrir un monde complexe au lecteur, que ce soit dans un récit de voyage ou dans les littératures de l’imaginaire. Lorsqu’on écrit à la 1e personne, on reste toujours à la hauteur du sol, difficile de prendre de la hauteur ou du recul. C’est pourquoi tant de protagonistes de romans de fantasy sont des jeunes naïfs et inexpérimentés : cela permet de leur expliquer tout ce qu’ils doivent savoir sur le monde, et à travers eux, d’en informer le lecteur…
Le narrateur peut sciemment égarer le lecteur
Malgré ces avertissements, la narration à la première personne ouvre des options qui n’existent pas ou pas vraiment avec la narration à la troisième personne. Elle permet de faire coller le style à la personnalité du narrateur, par exemple. Le choix de vocabulaire, les tournures de phrase reflètent le caractère et les origines du protagoniste, qui, du coup, est « incarné » dans l’ensemble du texte : un jeune utilisera des tournures issues du langage parlé, un homme réservé fera des phrases courtes, etc… Attention, là encore, de ne pas trop en faire : il faut colorer le texte, pas le rendre illisible.
Autre possibilité : le narrateur à la première personne peut être faillible. Il peut se tromper, ne pas avoir toutes les informations pour forger son opinion et donc nous induire en erreur sans le faire exprès, il peut même sciemment égarer le lecteur… Jouer ainsi avec un narrateur dont on ignore si on peut s’y fier est une des richesses de ce point de vue, où la subjectivité est reine.
Jusqu’ici, j’ai pris comme acquis que le narrateur était le personnage principal. C’est l’option la plus évidente, mais c’est loin d’être la seule. Un personnage secondaire peut très bien assumer le rôle de narrateur, à l’image de John Watson dans les aventures de Sherlock Holmes, ou d’Owen dans « L’Étoile du matin » de David Gemmel, pour prendre un exemple plus récent.
Un narrateur qui peut être un simple témoin
Le narrateur peut être mystérieux, et son identité peut faire l’objet de spéculations jusqu’à la fin du roman. Il peut aussi être un simple témoin, éloigné de l’action : dans le roman « Shriek, an Afterword » de Jeff Vandermeer, le narrateur est une femme qui enquête sur la disparition de son frère, et tente de reconstituer les aventures de celui-co par fragments et témoignages rapportés (et ses notes sont par la suite retrouvées et annotées par son frère, ce qui rajoute une voie narrative supplémentaire).
D’ailleurs, la temporalité est une question qu’il est nécessaire de se poser, lorsqu’on écrit à la première personne : quand est-ce que le narrateur parle ? Est-il en train de nous raconter l’histoire alors qu’elle lui arrive ou est-ce qu’il la rédige après coup ? Dans le deuxième cas, il peut être intéressant de se demander à quel point le narrateur aura changé entre le début de ses aventures et le moment où il prend la plume
Atelier : comme la semaine dernière, il peut être intéressant de transformer un texte à la troisième personne en texte à la première personne, ou inversement. Et si un de vos romans préférés était raconté par quelqu’un d’autre ? Pour revenir à Sherlock Holmes, la nouvelle « Le soldat blanchi » est le cas rare d’une aventure de Sherlock Holmes dont le narrateur est le détective lui-même.
C’est vraiment ma narration préférée en tant que lecteur : j’aime la coloration d’un texte via la voix du protagoniste lui-même. Certains critiquent le fait que ça limite le récit à un seul point de vue, mais je trouve justement qu’on y gagne beaucoup en immersion. Mes livres préférés de ces dernières années sont des récits à la première personne : la série de l’Assassin Royal de Robin Hobb, Rois du monde de Jean-Philippe Jaworski, ou Les sentiers des Astres de Stefan Platteau…
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Comme toi, j’apprécie beaucoup ce choix de narration en tant que lecteur. En tant qu’auteur, par contre, qu’est-ce que c’est pénible, parfois!
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Pour écrire mon roman c’est le mode qui m’est venu immédiatement parce que j’avais besoin de créer cette proximité entre les émotions du personnage et le lecteur. Mais effectivement ça ne conviendrait pas à tous types d’histoire, et il est évident que cette question est à se poser avant de commencer à écrire 🙂
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Oui, au final c’est un choix esthétique et très personnel. Il n’y a pas de mauvaise décision en la matière, je pense.
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C’est un choix qui, pour moi, reste le plus difficile à utiliser. Ne voir qu’un seul point de vue, peut être très limitant pour un roman, mais tout dépend de l’histoire, mais comme tu l’as souligné le plus compliqué reste de ne pas trop utiliser le « je » et de ne pas surenchérir sur les pensées du narrateur. (mais comme toujours il peut y avoir des exceptions, cela peut être un choix qui se justifie -même si j’ai dû mal à voir comment).
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Un mode de narration souvent décrié, à tort. Je lis parfois des commentaires qui me donnent l’impression que si le roman est écrit à la 1ère personne, alors il sera forcément mauvais.
Pour ma part c’est la narration que j’ai choisie dans mon roman édité (ainsi que dans d’autres encore au stade de fichiers dans un tiroir), car justement j’aime jouer avec les émotions, les sous-entendus et malentendu du narrateur par rapport au lecteur, la temporalité etc… C’est un choix que les lecteurs qui ont aimé ont souvent mis en avant.
Merci pour ton article en tout cas, il est instructif et intéressant. 🙂
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Tout à fait d’accord avec toi: il n’y a rien d’intrinséquement problématique avec les romans à la 1e personne. Franchement je ne vois pas le problème que certains peuvent ressentir à ce sujet.
Et merci beaucoup, ton commentaire me fait très plaisir.
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