À quoi servent les dialogues

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Maintenant que nous connaissons nos principales options en matière de dialogue, il est plus que temps de nous poser la question avec laquelle nous aurions pu commencer toute cette présentation : les dialogues, ça sert à quoi ?

Après tout, il est tout à fait possible de rédiger un roman dans lequel les dialogues jouent un rôle très marginal – ils peuvent même être complètement absents. La présence minimale de dialogue, ou leur absence, était d’ailleurs la norme dans la littérature romanesque avant le milieu du 20e siècle, même si aujourd’hui, on trouve encore des romans sans dialogue, et pas uniquement chez des auteurs expérimentaux : Dolores Claiborne de Stephen King vient à l’esprit.

Si on peut s’en passer complètement, c’est bien que les dialogues ne font pas partie intégrante du roman : c’est une option parmi d’autres. À l’inverse, un livre qui ne contient que des dialogues ne sera vraisemblablement pas considéré comme relevant d’une essence romanesque : ce sera plutôt du théâtre, ou une expérience à part, comme Le neveu de Rameau de Denis Diderot. Cela dit, certains romans, en particulier contemporains, présentent une grande densité de dialogues, marchant ainsi sur les traces de la télévision.

Un roman muet ne sera pas perçu de la même manière qu’un roman bavard

On le comprend bien : un auteur dispose d’une très grande marge de manœuvre dans l’usage qu’il fait du dialogue sous toutes ses formes. Et si cette liberté existe, c’est bien qu’elle mène à des résultats différents. Un roman muet ne sera pas perçu par le lecteur de la même manière qu’un roman bavard.

De nos jours, de nombreux lecteurs, même chevronnés, admettent qu’ils ont du mal à aborder un texte où les dialogues sont absents. Ils se sentent rejetés, incapables d’entrer dans l’histoire, comme si le livre lui-même leur claquait la porte au nez.

Il n’y a rien d’étonnant à cela. Si l’absence de dialogue peut être si douloureuse, c’est parce que le discours, et en particulier le discours direct, c’est l’irruption de la vie dans un texte romanesque. Comme on a eu l’occasion de le dire, tout ce qui est écrit entre guillemets parvient au lecteur sans transformation, directement des personnages jusqu’à lui. Il n’y a pas d’intermédiaire, pas de narrateur : le dialogue, c’est le point où la fiction fait irruption dans la réalité. Ce que vous lisez, c’est ce qui est dit, exactement comme si vous aviez accès à l’univers du roman.

Les dialogues humanisent un texte, rendent les émotions manifestes

Lorsqu’un auteur inclut des dialogues dans un roman, c’est donc comme s’il conférait à celui-ci un souffle de vie prométhéen, une humanité, une dimension tangible qui ne peut pas être égalée par des descriptions, même bien écrites. Les dialogues humanisent un texte, rendent les émotions manifestes, confèrent sur la page une présence, voire même plusieurs, qui vont tenir compagnie au lecteur lors de sa découverte de l’histoire.

Si le dialogue, c’est la vie, et si le dialogue, c’est le réel, il en découle forcément qu’un roman sans dialogue va produire sur le lecteur un effet de confinement : le texte semble inhumain, isolé de l’existence humaine, et les personnages donnent l’impression d’être tout en intériorité, voire incapables de communiquer les uns avec les autres. Relisez 1984 d’Orwell et constatez à quel point les dialogues directs sont rares : c’est un effet délibéré. Les textes issus du Nouveau Roman, en particulier une bonne partie de l’école Gallimard du roman existentiel, évitent le recours aux dialogues traditionnels pour laisser davantage de place aux monologues intérieurs de leurs si tortueux protagonistes.

À l’inverse, ouvrez grandes les vannes du dialogue, noyez votre texte avec et vous risquez d’y mettre trop de vie, trop de réel, dont l’omniprésence va se changer en banalité. Le dialogue n’est alors plus que bavardage sans intérêt ni saveur, un peu comme ces moments douloureux où la voisine du cinquième vous piège dans la cage d’escalier pour vous raconter son opération de la hanche.

Le lectorat réclame une expérience viscérale, où il peut ressentir ce que les personnages endurent

Il existe cela dit une toute autre raison pour laquelle l’absence de dialogue est mal ressentie par bon nombre de lecteurs contemporains. Elle est liée au bon vieux principe du « Montrer plutôt que raconter. » Une histoire sans dialogue, c’est une histoire qui est « racontée » plus que « montrée », dans la vieille tradition du conte, où les dialogues sont rares. De nos jours, le lectorat est moins sensible à cette ambiance feu de camp : il réclame une expérience plus viscérale, où il peut ressentir ce que les personnages endurent et où il peut lire ce qu’ils disent, sans avoir à en passer par le filtre d’une narration pesante. Le succès des médias audiovisuels et les habitudes qui en découlent ne font que renforcer cette tendance.

Mais pour toutes précieuses qu’elles soient, ces considérations ne répondent pas à la question que se pose l’écrivain débutant lorsqu’il se lance dans la rédaction de romans : quand faut-il mettre des dialogues ? Une question qui a des corollaires : quand ne faut-il pas mettre de dialogue ? Et, une fois qu’on a décidé qu’on allait en inclure, dans quelle quantité convient-il de le faire ?

En l’absence de points de repères sur cette question, un auteur serait en droit de se sentir perdu. Après tout, dans la mesure où un roman comprend en général plusieurs personnages, ceux-ci pourraient se mettre à discuter à n’importe quel moment, sur n’importe quel sujet, et commenter à chaque occasion tous les développements de l’intrigue, dans les grandes longueurs. Pourtant, dans la plupart des romans, ils n’en font rien.

Le dialogue n’a sa place que s’il apporte quelque chose au texte

La raison en est simple : comme tout autre élément d’un roman, un dialogue ne doit être inclus que s’il est nécessaire – les plus sourcilleux diront même qu’il ne doit l’être que quand il est indispensable. En d’autres termes, un dialogue n’a sa place que s’il apporte quelque chose au texte, qui ne peut pas être apporté d’une autre manière.

Dans le cas des dialogues de type monologue que j’ai mentionné la dernière fois, ces interventions courtes qui ne mettent en scène qu’un seul personnage, ils sont là pour donner accès directement aux émotions d’un des protagonistes. Ils se justifient parce qu’ils humanisent le narratif de manière très efficace. Quand le héros de votre roman d’aventure rencontre son ennemi juré et s’écrie « Tu vas le payer ! », bon, ça n’est sans doute pas très subtil, mais au moins, l’effet recherché est immédiat et bien moins lourd que si l’auteur avait consacré un paragraphe entier à décrire les sentiments qui animent le personnage.

Grâce à leur immédiateté, ces petites incises de dialogue peuvent également être utilisée pour injecter de l’humour dans un texte, en particulier quand elles se font le relais de la réaction d’un personnage face aux ennuis qui le frappent. Elles peuvent aussi charrier de la poésie, de l’horreur, de l’érotisme, ou tout autre type de contenu qui réclame une touche viscérale et immédiate.

Très pratique également, même si c’est un peu de la triche : ces mini-monologues peuvent être utilisés pour rappeler au lecteur qu’un personnage est présent. C’est particulièrement le cas quand plusieurs personnages importants sont présents ensemble, mais qu’il n’y en a que un ou deux dont les actions ont, dans l’immédiat, de l’impact sur l’intrigue. Pour éviter que les lecteurs oublient qu’ils ne sont pas seuls, faites des personnages temporairement moins importants des commentateurs de l’action, et faites leur exprimer leurs réactions sur ce qu’il est en train de se passer.

Un dialogue doit toujours mettre en scène des personnages en conflit

L’intervention du dialogue proprement dit se justifie de manière un peu différente. Personnellement, j’utilise une règle élémentaire pour décider si je dois inclure une scène de ce type ou non. Un dialogue doit toujours mettre en scène des personnages en conflit, et aboutir à une transformation.

Je m’explique parce que ça n’est pas forcément clair. Quand je parle de « conflit », je ne parle pas de violence ou de haine, même si cela en fait partie : un simple désaccord peut très bien faire l’affaire, une divergence d’opinion ou de point de vue, des intérêts contradictoires, voire même des humeurs opposées. Ce qui compte, c’est que les personnages qui entament le dialogue le font avec un enjeu : ils discutent de quelque chose qui leur tient à cœur et sur lequel leurs perspectives sont différentes. Garder cette règle en tête permet d’évacuer du roman toutes les conversations de type « bavardage » qui sont omniprésente dans la vie de tous les jours mais qui ne présentent que peu d’intérêt pour le lecteur, à moins de se situer dans un style intimiste ou l’évocation de la banalité du quotidien est centrale.

Quant à la transformation que j’évoquais plus haut, elle peut, elle aussi, prendre des formes multiples : soit un des personnages parvient à imposer son point de vue, soit il arrive à convaincre l’autre qu’il a raison, ou alors personne ne cède et leurs relations se détériorent, ou bien le simple fait d’avoir cet échange permet aux personnages d’en apprendre plus l’un sur l’autre, ce qui modifie le regard qu’il porte l’un sur l’autre, etc… Ce qui compte, c’est que, que cela soit crucial ou subtil, il y a un avant et un après dialogue : celui-ci a des conséquences sur l’intrigue ou sur les personnages. Si ce n’est pas le cas, il faut soit le réécrire pour qu’il en ait, soit l’abandonner.

Si un dialogue ne modifie rien à l’histoire, ce n’est que du bruit sur la page

De manière générale, si un dialogue ne modifie rien à l’histoire, ne représente pas un changement, même mineur, dans l’intrigue, ne modifie pas la situation, les dispositions ou l’état d’esprit d’au moins une des personnes qui y participe, n’altère pas la relation de ceux qui discutent et ne génère pas de suspense, je ne peux que vous conseiller de le supprimer : ce n’est alors que du bruit sur la page, même s’il est bien écrit et contient des répliques dont vous êtes fier.

Prenez garde également d’éviter de tomber dans un piège bien trop courant : les dialogues ne doivent pas être utilisés pour l’exposition, ils ne doivent pas avoir pour but de communiquer de nouvelles informations ou des explications au lecteur. Bien entendu qu’une conversation va fatalement charrier son lot d’informations en tous genres, mais n’en faites pas sa raison d’être, sans quoi vous allez obtenir un résultat indigeste, voire ridicule, ou des personnages s’envoient à la figure des infos qu’ils connaissent par cœur. Si votre dialogue ressemble à ça :

« Comme tu le sais, Albert, mon cher frère » dit Barnabé, « Demain, c’est mon anniversaire et tu n’ignores pas que je t’ai invité, toi, ta femme Corinne et vos deux fils, Didier et Eustache, ce dernier étant adopté. »

Albert se frotta la nuque en signe d’embarras : « À ce propos », dit-il, « Je ne sais pas si nous pourrons venir… Rappelle-toi : Corinne souffre d’une grave maladie, et quant à moi, je dois m’occuper du restaurant dont nous avons hérité toi et moi et dont je suis le gérant. »

« C’est vrai » admit Barnabé. « Et avec la conjoncture économique difficile, tu as fort à faire. »

C’est le signe qu’il vaut mieux le jeter à la poubelle, réelle ou virtuelle, et trouver un autre moyen de communiquer ces informations au lecteur.

Enfin, en-dehors de la proportion de dialogues dans un roman, il est également nécessaire de prendre garde à la longueur de chaque échange. Il y a toujours une exception, mais si vos personnages blablatent depuis plus de deux pages, il est sans doute temps de passer à autre chose. La patience des lecteurs a ses limites, et si la conversation a des enjeux, on risque de perdre ceux-ci de vue. Un dialogue peut s’inspirer des conversations réelles, mais en principe il sera plus court, plus percutant plus efficace dans les informations qu’il cherche à transmettre. Si vous avez l’impression que tout cela devient longuet, reprenez chaque réplique et demandez-vous si elle est indispensable.

⏩ La semaine prochaine: écrire de meilleurs dialogues

 

 

 

16 réflexions sur “À quoi servent les dialogues

  1. Merci encore pour ce petit récap, c’est très utile ! J’aime beaucoup la comparaison avec la voisine dans la cage d’escalier.

    Je suis un peu dubitative sur la règle du conflit, n’y a-t-il pas des genres dans lequel ce n’est pas toujours le cas ? Mon roman est très centré sur les interactions et relations entre les êtres humains, les dialogues y sont donc un élément central, et je ne pense pas que tous servent à résoudre ou exposer un conflit…

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    • Merci pour ce commentaire 😉

      Il faut garder à l’esprit que tout ce que j’écris ici, ou presque tout, représente mon point de vue et mon expérience, et en aucun cas des règles immuables et obligatoires. J’ai sans doute tort sur de nombreux points, et tout le reste se prête à la discussion.

      Cela dit, la règle du conflit fonctionne pour moi, et elle fonctionne même en-dehors de ce que j’écris. Si j’ai l’impression qu’un dialogue n’est pas à sa place dans un livre ou dans un film, c’est souvent parce qu’il n’y a pas d’enjeu dramatique et pas de conflit, et qu’on a davantage affaire à du bavardage qu’à un dialogue. Personne n’a envie de lire une scène où deux personnages se disent longuement qu’ils sont du même avis. Cela dit, si ton roman comporte déjà des enjeux clairs et des personnages qui poursuivent des objectifs distincts, il est très possible que le conflit (au sens où je l’entends= soit présent dans tes dialogues sans que tu t’en aperçoives.

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      • Oui, probablement qu’il y a une part de conflit insoupçonnée, cela dit je pense aussi que mes dialogues servent beaucoup à la construction des personnages et de leurs relations entre eux, montrer le degré d’intimité qui les lie, témoigner de leur caractère à travers des mots, des expression, des façons de parler… Il me semble que toute cette dimension n’est pas aussi à négliger lors de l’écriture des dialogues.

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      • Oui, c’est probablement le cas. Au fond, je crois que si j’ai formulé les choses de cette manière, c’est que le but de ce billet est de répondre à la question « À quoi servent les dialogues? » mais aussi à une autre : « Faut-il mettre ou non un dialogue à cet endroit précis du roman ? » La règle du conflit répond à cette question parce qu’elle insère les dialogues dans la structure de l’intrigue. Avec des dialogues de nature psychologique tels que tu les décrits, je crois que j’aurais davantage de mal à savoir où les placer et en quelle quantité.

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  2. Encore un excellent article que je reblogue. Pour ma part j’avoue apprécier la présence de dialogues dans un roman dans la mesure où ils sont « intelligents », nous éclairent sur les personnages notamment, car leur façon de s’exprimer en dit long sur leur personnalité. Par contre, trop c’est trop, notamment quand les dialogues manquent de crédibilité. C’est notamment ce qui m’a gênée dans les romans de Joël Dicker, « La vérité sur l’affaire Harry Quebert » et  » Le livre des Baltimore », où de nombreux dialogues n’apportent rien au récit et au contraire, gâchent une bonne partie du plaisir de lecture !

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  3. Merci beaucoup pour cette article ! C’est une très bonne question, une question difficile quand on débute dans l’écriture. Je parle d’expérience : en écrivant mon premier roman, je me suis rendue compte que je « racontais » systématiquement les interactions entre les personnages au lieu d’écrire des dialogues. J’ai repris ces passages en écrivant de vrais dialogues et non seulement mon manuscrit est devenu plus vivant et plus facile à lire, mais les interactions entre les personnages sont aussi bien meilleures.
    Je suis d’ailleurs tout à fait d’accord sur le fait que le dialogue doit présenter un minimum de conflit ou d’enjeu (même si ce n’est pas forcément une engueulade), juste deux personnes avec des objectifs ou des avis un peu différents.
    Par contre, j’apporterais une nuance sur le fait que le dialogue ne doit jamais servir d’exposition. Pour moi il peut très bien être un moyen efficace et divertissant pour le lecteur de recevoir l’exposition, par contre il faut être particulièrement prudent : les personnages ne doivent pas échanger des informations qu’ils connaissent déjà, sinon on tombe dans le travers illustré dans ton exemple. Ça demande plus de gymnastique, et ça réduit beaucoup la quantité d’informations qui peuvent être transmises, mais ça reste possible. Par exemple, on pourrait avoir un dialogue dans le genre
    – Désolé Barnabé, on ne pourra pas venir demain, dit Albert, Corinne ne s’est pas bien remise de sa séance de chimio de mardi, elle ne se sent vraiment pas bien.
    – Ce n’est pas grave. Il faut qu’elle se repose, c’est le plus important.
    – Mais tu peux venir chercher les garçons au restaurant vers 20h, ils seront ravis de voir leur oncle ! Et ça fera un peu de repos pour Corinne
    Bref, je pense que c’est possible, à condition que ces dialogues restent crédibles, et ne soient pas complètement déformés dans le seul but de dispenser des informations. Je ne sais pas si j’ai très bien réussi l’exercice ici (j’ai de gros efforts à faire sur les dialogues encore!), mais j’espère que tu vois ce que je voulais dire :-).

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    • Merci pour ton commentaire!

      Je pense que dans l’absolu tu as raison, et ton exemple illustre parfaitement ce que tu dis. Cela dit, en ce qui me concerne, ce genre de passage ne fonctionne pas trop sur moi. Je trouve que même si c’est bien amené, comme ici, ça reste artificiel. Je trouve que l’exposition par le dialogue est une mauvaise habitude héritée du cinéma et de la télévision, qui ne peuvent pas trop faire autrement, alors que la littérature a d’autres moyens d’arriver au même résultat.

      Cela dit, si tu lis mes bouquins, tu y trouveras de l’exposition dans les dialogues, donc ne prête pas trop attention à ce que je raconte 😉

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