Éléments de décor: le pouvoir

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Quand j’étais petit, je vivais dans un quartier planté de plusieurs grands immeubles d’habitation, et les enfants avaient l’habitude de se retrouver sur la pelouse pour jouer ensemble. Naturellement, les garçons organisaient des parties de foot, et comme je faisais partie des plus jeunes de la bande, je me retrouvais assigné au rôle de gardien de but, sans pouvoir donner mon avis. Je ne m’y suis pas beaucoup amusé et de là provient sans doute le peu d’intérêt que j’ai pour le sport, aujourd’hui encore.

Cela dit, cette anecdote illustre parfaitement ce que c’est que le pouvoir, le pouvoir politique, au sens où nous allons l’explorer dans ce billet : il s’agit de la capacité d’une personne ou d’un groupe à prendre des décisions qui impliquent une collectivité, ce qui nécessite, pour les réaliser, d’utiliser la force ou la persuasion. Ce que faisaient les grands sur notre terrain de foot improvisé, c’était tout simplement d’organiser les parties, et d’assigner à chacun un rôle spécifique, en s’appuyant sur le statut que leur apportait leur âge et leur force physique. Ce n’est pas très différent de la manière dont une collectivité publique s’organise. Quant à moi, j’étais la minorité opprimée.

D’ailleurs, le pouvoir reste le pouvoir, quelle que soit la forme qu’il prend. Ainsi, les suggestions que vous trouverez dans ce billet sont pensées dans la perspective du pouvoir politique, temporel, qui est déjà un vaste sujet, mais la plupart d’entre elles sont tout aussi valables en ce qui concerne, par exemple, le monde de l’entreprise, l’administration, la hiérarchie religieuse ou académique, ou même la manière dont s’organisent les prises de décision dans un forum sur le web.

Le pouvoir, c’est un sujet littéraire par excellence. Déjà, parce qu’il concerne l’action, collective en l’occurrence, ainsi que le changement, deux éléments qu’on retrouve au cœur de la plupart des histoires. Exercer le pouvoir, c’est changer le monde qui nous entoure et vivre avec les conséquences, et rien qu’en déroulant cet énoncé, on réalise qu’on se situe en plein schéma narratif. D’innombrables romans traitent de personnages qui prennent des décisions au nom d’une collectivité ou qui subissent les décisions prises par d’autres.

Et puis qui dit pouvoir dit conflit, puisqu’il y a toujours des individus qui ne sont pas d’accord avec les changements proposés (ou imposés). Poser la question de l’exercice du pouvoir, c’est presque déjà solutionner la question des enjeux du narratif, et fournir des motivations aux protagonistes comme aux antagonistes. Mettons qu’un roman traite de la construction d’un barrage en marge d’une réserve naturelle : les promoteurs du projet vont s’opposer aux défenseurs du site et les thèmes vont tourner autour de la lutte entre préservation et développement économique.

Enfin, le pouvoir ne fait pas que changer le monde, il change aussi celles et ceux qui l’exercent, qui doivent, en prenant leurs décisions, opérer des choix moraux qui peuvent les transformer, modifier leur perception de ce qui les entoure, déplacer les frontières de leur indignation, les rendre plus ou moins perméables aux flatteries ou à l’injustice.

On le voit bien, pour ces raisons, un roman centré sur les questions de pouvoir sera facile à construire. Mais même si on souhaite se consacrer à un autre thème, ces enjeux-là sont partout et un auteur serait bien inspiré de réfléchir à la manière dont le pouvoir est représenté dans son histoire, même lorsqu’il ne s’agit pas de l’axe central de son histoire : le pouvoir, qui l’exerce et pour quelle raison ? De quelle manière ? Dans quel but ? Qui s’y oppose ? Pourquoi ? Toutes ces questions vont vous permettre de clarifier le décor de votre roman et même sa structure.

Un auteur pourrait même, si c’est son inclination, adopter une posture marxienne et estimer que toute histoire est fondamentalement une question d’enjeux de pouvoir et se mettre à définir toute l’écriture romanesque sous un angle dialectique. Si c’est votre cas, amusez-vous !

Le pouvoir et le décor

On l’a compris, le pouvoir est partout. Partout où des êtres humains (ou des extraterrestres, ou des vampires, ou des schtroumpfs) décident de vivre en groupe, ils vont tisser, même sans le souhaiter, des liens de pouvoir. Quelqu’un va finir par prendre davantage de décisions que les autres, un individu va gagner l’ascendant sur certains de ses proches, des relations dominants/dominés vont se mettre en place. Dès lors, intégrer la notion de pouvoir au décor d’une œuvre de fiction va de soi : il va se nicher partout, sans même qu’on y prenne garde.

Mais on peut tout de même constater que certains endroits ont une plus forte concentration de pouvoir politique que d’autres, et ils méritent d’être cités en exemple. Ainsi, les lieux où les décisions sont prises vont automatiquement représenter des éléments de décor idéaux pour examiner sous toutes les facettes le thème du pouvoir : un palais présidentiel ; un parlement et ses coulisses ; la salle du trône ; un tribunal ; un bureau de vote ; ou même simplement la mairie d’une petite commune. Situer tout ou partie d’une histoire dans un lieu comme celui-ci va presque obliger l’auteur à s’attaquer de manière frontale au thème du pouvoir.

Comme dans une termitière, les lieux de pouvoir sont peuplés d’individus qui entretiennent avec les prises de position des rapports spécifiques : certains sont au sommet de la hiérarchie, certains se voient confier une partie du pouvoir dans un domaine spécifique, certains conseillent ou renseignent mais n’exercent pas de pouvoir personnellement, certains ne sont que des exécutants, certains représentent l’opposition, etc…

Comme toujours, à ces lieux répondent des moments qui sont significatifs du point de vue de l’exploitation de ce thème en littérature. Le pouvoir s’inscrit au moins autant dans le temps que dans l’espace. Les périodes les plus fertiles d’un point de vue romanesque, ce sont celles où le pouvoir change de mains, que ce soit de manière forcée (guerre, révolution, coup d’État) ou en suivant les protocoles prévus (campagne électorale, succession, constituante). Examiner un pouvoir naissant, un pouvoir mourant, ou le passage de témoin entre les deux, c’est le meilleur choix pour qui souhaite traiter ce thème : ainsi, on peut explorer la forme que prend le pouvoir, les limites qui lui sont imposées, celles et ceux qui l’exercent, leurs motivations, etc…, le tout dans un moment de crise où tout peut potentiellement se construire, se transformer ou s’effondrer.

Les crises ne sont d’ailleurs pas limitées aux périodes de transition. La lente montée en puissance de la tyrannie peut servir de décor à n’importe quelle histoire (c’est d’ailleurs l’axe central de la prélogie Star Wars), de même que la lente reconstruction de la démocratie, après une période d’autoritarisme. Ces phases de l’évolution d’une société dans laquelle tout chancelle, le danger est omniprésent et tout est remis en question sont des toiles de fond idéales pour des romans. Se souvenir que derrière l’histoire de la rédemption d’un individu, « Les Misérables » de Victor Hugo, on trouve l’insurrection républicaine de 1832, à Paris.

Toute guerre aura probablement un aspect lié au pouvoir. Si, de manière frontale ou indirecte, vous comptez mettre en scène un conflit dans votre roman, vous serez bien inspiré de réfléchir aux enjeux de pouvoir qui sous-tendent celui-ci : qui règne, qui souhaite régner, qu’est-ce que chacun a à perdre ou à gagner sur le champ de bataille, et de quelle manière la forme et l’équilibre du pouvoir se transforment en raison de la guerre.

Au-delà de cette dimension spatiale et temporelle, intégrer le pouvoir dans le décor, c’est réfléchir à la manière dont celui-ci est organisé : comment les décisions sont prises, par qui, selon quelles contraintes, qui sont les dominants et les dominés, etc… Je consacrerai un article à cette question.

L’exercice du pouvoir peut également venir se loger dans les gestes de la vie ordinaire, si l’auteur le décide. Il peut être intéressant de se demander comment une culture en particulier prend les petites décisions qui jalonnent le quotidien, parce que ça en dit long sur les priorités d’une civilisation. Comment choisis-t-on un volontaire pour une corvée ? Comment établit-on la liste des courses ? Comment compose-t-on une équipe sportive ? Est-ce que ces décisions sont aléatoires, et si oui, quel générateur de hasard utilise-t-on ? Est-ce qu’elles sont le fruit d’une consultation ? Est-ce qu’un responsable est nommé, qui a toute latitude de décider jusqu’à ce qu’on lui retire ce privilège ? Est-ce que ça se règle par un combat ? De la danse ? Une battle de rap ?

Le pouvoir et le thème

Contrairement à la nourriture ou aux transports, des sujets sur lesquels je me suis penché dans d’autres billets, le pouvoir constitue un thème de roman en soit. Il s’agit même d’un thème si fertile, si foisonnant et si répandu dans la littérature qu’il peut prendre plusieurs formes, selon la manière dont on l’empoigne.

On peut choisir d’examiner le pouvoir de la manière la plus générale, en se penchant sur des personnages qui accèdent au pouvoir, l’exercent, le vivent, le perdent de manières différentes. C’est le cas des « Rois maudits » de Maurice Druon, par exemple.

Un thème corollaire du pouvoir, c’est celui de l’ambition. Comment naît-elle, comment se manifeste-t-elle, comment les personnages s’en servent pour réussir leur ascension sociale et conquérir le pouvoir, et que sacrifient-ils au passage ? La littérature est riche d’innombrables ouvrages qui explorent cette facette, comme par exemple « Le Rouge et le Noir » de Stendhal.

Partant de là, il n’y a qu’un pas à franchir sur un des sous-thèmes les plus populaires : la corruption du pouvoir. On connaît la maxime « le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument », et l’histoire romanesque foisonne de récits qui montrent des individus ordinaires, voire des êtres animés de nobles intentions, qui s’égarent en chemin et finissent par commettre des actes ignobles, enivrés qu’ils sont par le pouvoir. « Animal Farm » de George Orwell est un conte allégorique autour d’un groupe d’animaux qui se révoltent contre leurs maîtres humains, avant de recréer une société de plus en plus sinistre.

L’oppression constitue également un thème lié au pouvoir, et qui consiste à examiner une société qui nie les droits de ses citoyens et qui s’organise pour maintenir en place un système totalitaire qui ne profite qu’à une toute petite minorité de privilégiés. C’est le ferment de la littérature dystopique. À l’inverse, la littérature utopique, moins à la mode mais tout à fait digne d’intérêt, examine la proposition opposée : la tentative de créer une société idéale à l’épanouissement de l’humanité. J’y reviendrai.

Un roman peut s’intéresser à la légitimité du pouvoir. D’où vient-il ? Quelles sont ses fins ? Qu’en reste-t-il quand tout s’effondre ? Et si au fond rien de tout cela n’avait de sens et que les humains n’étaient que des prédateurs qui se cherchent des raisons de s’entredéchirer ? C’est la thèse des romans du « Trône de fer » de G.R.R. Martin.

Et si le véritable pouvoir était invisible ? Et si les vraies décisions étaient prises par des individus, des institutions inconnues du grand public, qu’il s’agirait de démasquer ? C’est le thème du pouvoir occulte, du pouvoir secret, cher à la fiction complotiste. Comment ces maîtres invisibles ont pu s’installer, quels sont les limites de leur champ d’action et que se passe-t-il une fois que l’on s’en débarrasse : voilà autant d’excellents sujets pour un roman.

Enfin, on peut choisir d’explorer le pouvoir sous un jour plus existentiel, en se demandant comment il est vécu par celles et ceux qui l’exercent. Il existe un concept qu’on appelle « la solitude du pouvoir », ce sentiment vécu par celles et ceux qui exercent des responsabilités, qui ont des subordonnés et qui prennent des décisions qui affectent de nombreuses personnes. Ces individus n’ont généralement personne à qui se confier, aucun pair avec qui discuter de leurs futures décisions, et cet isolement peut être lourd à porter, ce qui en fait un terrain de jeu parfait pour un auteur.

De manière plus générale, plus le pouvoir s’exerce à un haut niveau, plus les enjeux vont être élevés, et plus les choix vont être cornéliens. Faut-il sacrifier un individu pour en sauver cent, vaut-il mieux faire supprimer un homme ou prendre le risque qu’il révèle des secrets compromettants ? Faut-il choisir de suivre ses ambitions ou son cœur ? Ces décisions, dont chacune coûte au personnage central une part de son âme, peuvent constituer le thème central d’un roman.

Le pouvoir et l’intrigue

Si le pouvoir a une capacité de modeler l’intrigue d’une histoire, c’est principalement à travers les mécanismes de l’ascension et de la perte du pouvoir, qui peuvent constituer les points-clés de la structure d’un roman.

Au fond, tout cela n’est pas radicalement différent des constructions classiques de milliers d’histoires. Il suffit de se concentrer sur un protagoniste, ou sur un antagoniste, si celui-ci exerce davantage de poids sur l’intrigue, et de retracer l’évolution de son niveau de pouvoir.

La forme la plus simple est celle de la conquête : le personnage commence sans pouvoir et termine avec beaucoup de pouvoir. C’est plus ou moins le schéma adopté par T.H. White dans « The Once and Future King. » De nos jours, cette forme est généralement considérée comme un peu simpliste et peut être mélangée avec d’autres pour produire une forme moins monolitique et un résultat moins naïf.

La chute est son équivalent direct. Il s’agit de la situation où un personnage exerce un pouvoir au début de l’histoire, et le perd complètement en cours de route. C’est l’essence de la tragédie, où, le plus souvent, c’est l’hubris du personnage qui précipite sa chute. Je vous renvoie à la lecture du « Roi Lear » de Shakespeare pour un exemple connu.

Une histoire peut être plus mouvementée que les deux schémas exposés ci-dessus. Ainsi, un roman peut inclure d’abord la conquête du pouvoir, puis la chute. On en trouve un exemple poignant dans « L’homme qui voulut être roi » de Rudyard Kipling, une nouvelle où un aventurier britannique devient roi d’un peuple reculé d’Afghanistan, parce qu’il arrive à leur faire croire qu’il est immortel, et il est mis à mort lorsqu’il est démasqué.

À l’inverse, un roman peut naturellement inclure une structure où un personnage perd le pouvoir avant de le reconquérir : c’est le schéma de « Dune » de Frank Herbert, un roman qui a la réputation usurpée d’être compliqué mais qui repose sur une construction très classique.

Le pouvoir et les personnages

Un thème aussi vaste que le pouvoir, et qui joue un rôle si crucial dans les motivations des individus, est particulièrement pertinent à explorer à travers les personnages d’un roman. Leur rapport au pouvoir va, dans bien des cas, définir leur personnalité de manière encore bien plus déterminante que des marqueurs d’identité traditionnels tels que le genre ou l’origine sociale. D’une certaine manière, on pourrait dire que chaque personne peut se définir dans son rapport au pouvoir, et si c’est le cas, un auteur a intérêt à le faire de manière délibérée, à mener cette réflexion en toute conscience, plutôt que de laisser cet aspect se construire de lui-même par bribes.

Pour commencer, chaque individu possède une certaine mesure de pouvoir politique. La plupart d’entre nous n’en ont pas du tout, ou ne possèdent que les droits élémentaires des citoyennes et des citoyens, mais pas davantage. D’autre exercent des fonctions juridiques, exécutives, législatives au niveau local, régional, national ou international. Si c’est le cas de certains des personnages de vos romans, demandez-vous ce qui motive son engagement, ce que ça lui apporte sur le plan humain ou matériel, combien de temps ça lui réclame, ce qu’il a dû sacrifier pour en arriver là, etc…

Tous, nous avons un certain rapport au pouvoir. Pour la majorité des gens, il s’agit d’une sorte d’indifférence mêlée de scepticisme mou. Certains sont méfiants, voire ouvertement défiants vis-à.vis de l’autorité. Il y a également tous ceux qui luttent ouvertement contre le régime en place, des révolutionnaires ou des terroristes. Et puis de l’autre côté, on trouve des individus qui ont du respect, voire de l’admiration, pour les difficultés qu’implique l’exercice du pouvoir, et un cran plus loin, on trouve la masse des flagorneurs, des courtisans, qui vivent dans l’orbite des dirigeants et espèrent que leur adulation proclamée leur permettra d’obtenir des avantages ou de s’élever dans l’échelle sociale. Entre le terroriste et le collabo, demandez-vous où se situent chacun de vos personnages, et comment cette question les divise ou les réunit.

Et puis il y a toute la question du pouvoir informel. Certaines personnes sont naturellement douées pour guider des groupes et se faire obéir, ou en tout cas respecter. Des gens comme ceux-là, on les trouve même parmi les contestataires. La figure de l’individu qui est un leader-né mais qui hait toute forme d’autorité est aussi fascinante que celle du personnage qui a le pouvoir mais aucun talent pour l’exercer.

Variantes autour du pouvoir

Comment les gens organisent leur société? À cette question, la civilisation humaine a apporté énormément de questions. La politique-fiction, l’utopie et d’autres domaines littéraires en ont ajouté d’autres. Je passerai en vue certaines formes d’organisation de la société dans un futur billet.

Dans le cycle de « Fondation », Isaac Asimov met en scène un empire galactique capable de prédire les grandes évolutions de l’histoire future, et qui, pour échapper à une longue période de barbarie, constitue une fondation chargée de préserver le savoir de l’humanité.

Au-delà de ce qui pourrait ressembler à des expériences sociopolitiques un peu vaines, la science-fiction a également imaginé des alternatives politiques forgées par des nécessités catastrophiques, et qui forcent l’humanité à faire des choix monstrueux. Dans « La Servant écarlate », Margaret Atwood décrit un avenir où la fertilité humaine chute brutalement, et où une théocratie s’installe aux États-Unis, réduisant les femmes en esclavage dans le but officiel d’assurer l’avenir de l’espèce. Robert Heinlein, dans « Starship Troopers », met en scène une espèce humaine en guerre contre une race hostile d’insectes extraterrestres, et qui se transforme en état militariste, où un individu acquiert des droits de citoyens en s’enrôlant dans l’armée. Dans « Freedom TM » de Daniel Suarez, une intelligence artificielle prend le contrôle d’une planète Terre au bord du gouffre et guide les humains vers une utilisation rationnelle des ressources en mettant en place un système inspiré des MMORPG.

⏩ La semaine prochaine: Les formes du pouvoir

 

Éléments de décor – les enfants

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Dans le monde, plus d’une personne sur quatre est mineure. Dans les romans, cette proportion est bien différente.

Oui, il y a des enfants et des adolescents dans les romans, mais ceux-ci tiennent en général des rôles secondaires, simples accessoires des personnages adultes. Pire : la présence ou non des enfants dans une histoire dépend du genre dans lequel il s’inscrit. Certains champs de la littérature, comme le polar ou la science-fiction, sont notoirement pauvres en personnages mineurs. À l’inverse, il existe toute une littérature destinée aux jeunes lecteurs, qui renverse l’équilibre traditionnel en mettant en scène principalement des enfants.

Alors que nous ne pouvons pas passer une journée sans croiser un enfant, dans le monde littéraire, ceux-ci jouent les utilités, occupent une niche, voire même un ghetto. Difficile d’imaginer un roman destiné aux adultes dont les personnages principaux sont des enfants. Comme on l’a vu lorsque l’on a parlé de la place des femmes dans la littérature, les enfants sont eux aussi pensés par le monde de l’édition comme une sous-catégorie : les histoires de femmes n’intéresseraient que les lectrices, les histoires d’enfants n’intéressent que les jeunes lecteurs.

Cela dit, si la place des femmes en littérature s’explique difficilement, le traitement des personnages en bas-âge est un peu plus compréhensible : les intégrer à une intrigue, c’est compliqué. Un enfant, par la force des choses, n’a pas beaucoup d’autonomie. Son quotidien est tracé pour lui par ses parents et différentes institutions. Les grandes décisions sont prises par des adultes et il est très encadré lorsque surviennent des drames. En deux mots : un enfant n’a pas énormément d’agencité, ce qui en fait un protagoniste problématique pour un roman, puisqu’une histoire dont le personnage principal ne prend pas lui-même les principales décisions en ce qui le concerne n’est pas très palpitante. Pas étonnant qu’il y ait tant d’orphelins en littérature : ils sont obligés de tracer leur propre route.

Il serait malgré tout dommage de ne pas intégrer davantage d’enfants dans nos romans. Déjà parce qu’ils font partie du monde, et qu’en offrir un reflet est une des missions d’un auteur. Mais surtout parce que les enfants sont à la fois notre avenir et notre miroir : ce sont eux qui bâtiront la société de demain, et leur société, leurs valeurs, sont des répliques en miniature des nôtres.

Les enfants et le décor

Un roman sans enfants est un roman vide. À mon sens, il peut être intéressant pour un romancier de contempler son œuvre une fois terminée, et de se demander si elle inclut des enfants, et si ce n’est pas le cas, de se demander pour quelle raison. Une simple mention peut déjà considérablement renforcer la vraisemblance d’une œuvre, dans la mesure où un monde entièrement peuplé d’adultes risque bien d’avoir de ressembler à un monde stérile.

Cela peut être intentionnel, d’ailleurs. Un roman peut présenter un univers dans lequel il n’y a pas d’enfants, et donc, ni d’avenir, ni d’espoir. C’est le pari du « Fils de l’Homme » de P.D. James, dans lequel l’espèce humaine ne se reproduit plus. La chute de la fertilité de l’humanité est également l’enjeu qui sert de fondation à « La Servante écarlate » de Margaret Atwood. Lorsqu’ils n’ont plus la possibilité de se reproduire, un de leurs principaux impératifs biologiques, les êtres humains deviennent fous et sont prêts à tout.

À l’inverse, le décor d’un roman peut être celui d’une société d’enfants, de laquelle les adultes sont absents. On pense immédiatement à « Sa Majesté des mouches » de William Golding, dans laquelle des enfants, échoués sur une île déserte, recréent une société, avec les mêmes défauts que celle de leurs aînés. La série télévisée australienne « La Tribu » met en scène un avenir où tous les adultes ont été tués par un virus, et où les mineurs doivent rebâtir une civilisation, avec un peu plus de succès que les naufragés de William Golding.

On peut aussi choisir de s’intéresser aux enfants entre eux, en les présentant comme une société parallèle. C’est le pari de de « La Guerre des boutons » de Louis Pergaud. Là, il y a des personnages adultes, et ils jouent un rôle secondaire, mais l’accent est mis sur la manière dont les enfants interagissent entre eux, en particulier lorsqu’ils ne sont pas surveillés par leurs parents. C’est le point de départ également de nombreux films de divertissement américains des années 80, comme « E.T » de Steven Spielberg ou « Les Goonies » de Richard Donner.

Plus modestement, intégrer l’enfance dans le décor, ça peut être situer l’action du roman dans un lieu emblématique de l’enfance : l’école bien sûr, mais aussi la crèche, la maternité, voire des clubs sportifs qui forment les jeunes champions de demain. De nombreux auteurs sont friands de la figure de l’orphelinat, puisqu’elle mêle les thèmes de l’enfance, de la solitude et de la tragédie personnelle, mais à moins d’avoir une bonne idée à ce sujet, on risque de basculer assez rapidement dans le cliché.

D’ailleurs, il faut noter qu’il s’agit du plus vieux truc qui existe : introduire des enfants dans un roman, ça peut servir à augmenter la tension dramatique. Si un drame frappe des enfants, il sera perçu comme plus émouvant, plus terrible et plus injuste par le lecteur. Ce n’est pas un hasard si Gavroche ne survit pas aux « Misérables. » À force, ça en devient un procédé un peu creux : pour montrer que le méchant est vraiment méchant, il suffit qu’il s’en prenne à des enfants ; pour illustrer à quel point l’époque est terrible, on en montre les tristes conséquences sur les enfants. Si l’on n’y prend pas garde, le recours aux enfants dans la figure de la victime risque de se rapprocher de la figure de la Femme dans le frigo.

Les enfants et le thème

Enfance et innocence : voilà deux mots qui sont souvent associés l’un à l’autre. Les enfants, comme s’ils étaient vierges du péché originel, sont souvent perçus comme l’incarnation de l’innocence dans la littérature. En réalité, toute personne qui a déjà rencontré des enfants réels sait qu’ils sont tout aussi capables de duplicité que les adultes, mais ça ne retire rien à la puissance symbolique qui leur est attachée.

Un enfant, dans un roman, ça peut être un symbole d’innocence, de pureté, celui qui montre la voie quand tout est brouillé, celui qu’il faut préserver pour que le monde évite de courir à sa ruine. Il s’agit de la première association d’idées que beaucoup de lecteurs vont faire lorsqu’ils remarqueront qu’il y a un enfant (ou plusieurs) dans votre roman.

Qui dit innocence dit innocence brisée. La destruction volontaire de la pureté est sans doute un des thèmes les plus forts qui existent en littérature : d’ailleurs, comme on l’a vu plus haut, il est aisé de sombrer dans le vulgaire et la manipulation à ce sujet. Et même quand c’est fait avec délicatesse, cela peut produire des lectures difficilement soutenables. Je vous renvoie à la lecture de « Madame Baptiste », de Guy de Maupassant, qui raconte le viol d’une jeune fille et ses conséquences.

Mais la fin de l’innocence n’est pas forcément une rupture, un moment dramatique. Un autre thème avec lequel un romancier peut s’amuser, c’est celui de l’arrivée à l’âge adulte : où s’achève l’enfance ? Est-ce qu’il est possible de mettre le doigt sur un moment, une période, un événement, qui précipitent la métamorphose d’un enfant en grande personne ? Le récit semi-autobiographique de J.G. Ballard « Empire du Soleil » s’intéresse à cette question, en se penchant sur le parcours d’un jeune garçon anglais en Chine pendant la deuxième guerre mondiale.

L’enfance, c’est aussi l’avenir. Lorsqu’un couple souhaite donner naissance à une progéniture, il accomplit l’acte ultime de confiance dans le futur de l’humanité. Nos enfants sont, par certains aspects, le prolongement de notre vie terrestre, notre héritage au monde, ceux qui perpétueront nos erreurs ou rectifieront le tir. Un romancier pourrait se servir de l’enfance comme un pont thématique vers l’avenir.

Et puis par définition, un enfant, c’est quelqu’un qui a tout à apprendre. Le thème de l’apprentissage, de l’évolution d’un individu, peuvent être explorés à travers des personnages enfants ou adolescents bien mieux qu’avec des adultes.

Les enfants et l’intrigue

L’enfance elle-même peut donner sa structure à un roman. C’est le principe du Bildungsroman, ou roman d’apprentissage, dans lequel, traditionnellement, on suit un enfant du début de sa scolarité jusqu’à sa fin. Le mot fait un peu peur parce qu’il est en allemand et qu’il fait immédiatement penser aux « Souffrances du jeune Werther » de Goethe, mais il suffit pour se rassurer de penser à Harry Potter, qui est un autre exemple du genre. Un exemple particulièrement parlant du point de vue de la structure puisque chaque livre raconte une année de scolarité du personnage principal, de son admission à sa remise de diplôme.

En règle générale, le Bildungsroman se concentre sur l’apprentissage d’une matière ou d’une spécialité en particulier, et au cours de cette formation, le jeune protagoniste est confronté à tous les moments-clé de l’existence : l’amour, l’argent, la mort, le devoir, l’identité…

Les enfants et les personnages

La manière la plus évidente d’associer l’enfance et les personnages d’un roman, c’est de faire des protagonistes du récit des enfants eux-mêmes. Parfois, ceux-ci peuvent être dépeints de manière précieuse et distanciée, à la manière de la Comtesse de Ségur et de ses récits étonnamment cruels, qui mettent en scène des enfants qui tentent de se couler dans le moule d’un univers régi par un nombre invraisemblable de règles.

Choisir des enfants comme protagonistes est une bonne manière d’émouvoir le lecteur, qui aura naturellement tendance à avoir de la compassion pour eux, en particulier s’ils traversent des épreuves difficiles. C’est le ressort qu’utilise Charles Dickens dans « Oliver Twist. »

Attention, comme on a déjà eu l’occasion d’en parler ici, opter pour des personnages d’enfants ou d’adolescents, ça risque de communiquer au lecteur, à tort ou à raison, que le roman est destiné aux enfants ou aux adolescents. Certains classiques de la littérature parviennent à s’affranchir de ce stigmate, comme « L’Attrape-Cœur » de Salinger, mais en général, les lecteurs adultes ne seront pas spontanément intéressés à lire les aventures de personnages qui n’ont pas encore atteint leur majorité.

Mais il ne s’agit pas de l’unique manière d’utiliser l’enfance pour enrichir les figures principales d’un récit. Peut-être qu’un de vos personnages a des enfants. Si c’est le cas, cela modifie son comportement et ses priorités. Cela lui donne également un point faible, dans la mesure où ses adversaires peuvent le faire souffrir à travers ses enfants. Peu de motivations sont aussi compréhensibles que celles d’un parent qui cherche à retrouver ses enfants ou à les préserver du malheur.

À note que les enfants peuvent donner un point faible à un personnage même si celui-ci ne s’en occupe pas et les a perdus de vue : ils peuvent alors devenir un regret, une cicatrice amère qui va marquer le tempérament du personnage et peut-être influencer ses actes.

Et puis, si tous les personnages n’ont pas forcément d’enfants, ils ont tous eu une enfance. Celle-ci joue un rôle central dans le façonnement de leur caractère : avoir eu une enfance dorée, ça ne conduit pas au même résultat qu’avoir fait l’expérience de la pauvreté et de la violence, par exemple. Par ailleurs, un romancier peut choisir de dresser des parallèles directs entre le présent du personnage et des épisodes survenus dans son jeune âge, pour éclairer ses motivations.

Variantes autour des enfants

L’idée que les enfants incarnent l’innocence est un symbole si fort qu’il peut être détourné, et même renversé. Et si ces chérubins, qui ont l’air si doux et si inoffensif, étaient en réalité des créatures fondamentalement différentes de nous, dangereuses, insondables ? La crainte d’avoir enfanté des monstres est aussi viscéralement enchâssée dans le cœur des humains que la joie de ne pas l’avoir fait. C’est l’angoisse qui est au cœur de nombreuses histoires marquantes, comme le film « Le Village des damnés », où des enfants étranges font régner la terreur dans une petite communauté.

Et si les enfants n’étaient pas innocent du tout ? Au-delà de la littérature de l’imaginaire, il y a tout un territoire à exploiter où l’on met en scène des enfants amoraux, cruels, voire monstrueux dans leur comportement. Ce type de transgression doit être appréhendée avec tact, cela dit, parce qu’elle franchit un tabou très répandu.

Autre variante possible : un personnage peut avoir une apparence juvénile, mais être en réalité un adulte dans un corps d’enfant. On se souvient de Claudia, la vampire tragique, éternellement piégée dans un corps de fillette, dans « Entretien avec un vampire » d’Anne Rice.

De manière moins dramatique, un adulte peut retomber en enfance pendant une courte période, l’occasion, sans doute, d’apprendre de grandes leçons sur l’existence. C’est la base de plusieurs comédies fantastiques au cinéma, qui ont également exploité le filon inverse : celui d’un enfant qui se retrouve temporairement dans un corps de grande personne.

Dernière variante autour de ces échanges : le personnage qui vieillit à l’envers, comme Merlin l’enchanteur ou Benjamin Button.

D’autres possibilités tournent autour de la conception des enfants : et s’ils étaient produits artificiellement en cuve ? Et si les parents avaient le pouvoir de les figer à volonté à un âge où ils sont mignons et obéissants ? Et si l’humanité ne pouvait plus faire d’enfants ? Et si les enfants étaient si différents de leurs parents qu’ils pourraient tout aussi bien appartenir à une autre espèce ?

Parfois, tout cela est traité de manière métaphorique, sans mettre en scène des enfants reconnaissables comme tels. Ainsi le film « Gremlins », de Joe Dante, met en scène de petites créatures mignonnes qui, lorsqu’elles violent certaines règles, se transforment en des monstres incontrôlables. N’importe quel parent aura reconnu dans cette histoire le passage de l’enfance à l’adolescence (personnellement, j’ai toujours imaginé que les Gremlins avaient une troisième forme, adulte, dans laquelle ils deviennent gros, stressés et barbants).

⏩ La semaine prochaine: Écrire les enfants