Moments immérités

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Dans les articles précédents de cette série, je vous ai proposé une introduction à la notion de « mérite » en littérature, qui concerne les scènes qui ont reçu une fondation, une préparation suffisante pour engendrer chez la lectrice ou le lecteur la réaction souhaitée, ce que j’ai choisi d’appeler les retombées.

Pour mieux comprendre pour quelle raison c’est utile de se préoccuper de ce genre de choses, examinons quelques exemples, quelques cas de moments immérités dans des romans. L’occasion de voir à chaque fois pour quelle raison la préparation manque et les retombées – ou l’absence de retombées – que cela peut avoir sur le lecteur.

Deux ex machina

Cette formule latine, qu’on peut traduire par « le Dieu issu de la machine », fait référence au théâtre antique, où l’apparition des divinités consistait généralement à faire apparaître une statue ou une image des cintres. Celui-ci venait alors intervenir dans l’intrigue et la résoudre par décret divin.

Au sens moderne du terme, on nomme « deus ex machina » un élément qui survient par surprise dans une histoire, et qui résout une situation qui, jusque là, était bloquée. C’est la fameuse intervention de la cavalerie, chère aux classiques du western.

C’est pratiquement la définition d’un moment immérité. Les personnages de la pièce faisaient face à des défis, étaient en train de tenter de franchir des obstacles ou de se sortir d’une situation difficile, lorsque soudain, une force extérieure vient régler leurs problèmes à leur place. Non seulement aucune préparation n’a mené jusqu’à cette conclusion, mais il existe des pyramides de préparation qui ont été bâties pour rien, puisqu’elles ne sont jamais parvenues à des retombées.

Lorsqu’on suit une histoire, on a envie que ses protagonistes se sortent de leurs difficultés grâce à leurs actes : leurs sages décisions, leurs compétences, leur capacité à coopérer, les informations en leur possession dont ils se servent judicieusement, etc… On ne veut pas qu’ils triomphent en raison d’un simple coup de chance, parce qu’un personnage extérieur vient les sauver. Et si on ne le souhaite pas, c’est parce que cette construction est imméritée : elle se débarrasse de tout ce qui s’est déroulé au cours du récit, pour introduire à la 25e heure un élément étranger, pour lequel nous n’avons aucun attachement particulier.

Pour toutes ces raisons, le deus ex machina est une situation qu’il vaut mieux éviter dans une histoire, et il n’y a pas vraiment d’exception à cela.

Dans son – par ailleurs excellent – roman « Perdido Street Station », China Mieville résout l’intrigue grâce à l’intervention d’un personnage mystérieux qui débarque de nulle part à la fin de l’histoire, après avoir été vaguement évoqué à quelques reprises au cours du roman. Cela débouche sur une conclusion imméritée et insatisfaisante pour le lecteur.

Un instant de révélation

C’est un autre standard de la littérature : un personnage, souvent le protagoniste, prend soudain conscience de quelque chose, et cela lui permet de prendre une décision cruciale, voire de triompher de l’adversité. Cette réalisation soudaine peut être tout aussi bien factuelle qu’émotionnelle, voire les deux. Cela peut être, par exemple, une brillante déduction où une enquêtrice résout un mystère, ou un moment de clarté où un personnage réalise ce qu’il veut vraiment de la vie, pour citer deux exemples.

Contrairement au deus ex machina, cette configuration n’est pas automatiquement problématique. Après tout, ces instants de révélation se présentent occasionnellement dans la vie. Pour que cela fonctionne, ça dépend de la manière dont les choses sont amenées. En deux mots, pour que ce type de scène marche, pour qu’elle soit méritée, il est nécessaire d’avoir pris soin de construire la préparation de manière méticuleuse.

Si un personnage parvient à une conclusion ou résout un mystère sans cheminement intérieur, sans y travailler, sans accumuler d’indices ou pas suffisamment, uniquement parce que c’est plus simple à écrire sur le moment, qu’on a besoin d’un coup de théâtre, ou qu’on ne sait pas trop comment résoudre une intrigue, on a affaire à une conclusion pas méritée du tout. Le lecteur va s’en apercevoir et il ne sera pas content.

Pour que ce type d’instant fonctionne, il faut qu’ils soient construits en se servant de la règle des trois degrés de préparation : il faut un contexte général, une préparation dramatique sous la forme de moments de découverte ou d’accumulations d’indices, et enfin un déclencheur final, c’est-à-dire la dernière pièce du puzzle.

Dans son roman « Anno Dracula », Kim Newman n’entreprend pas les préparatifs nécessaires pour conclure l’enquête qui sert de fil rouge à son histoire. Après avoir lambiné tout au long de l’intrigue, les protagonistes finissent par avoir un moment de révélation qui vient de nulle part au sujet de l’identité de l’assassin. Cette scène imméritée est un des nombreux points faibles du roman.

Changement de cap

En littérature, les personnages prennent sans arrêt toutes sortes de décisions, et ça n’est pas en soi un souci. Leurs actes ne doivent pas nécessairement être réfléchis, ils n’ont aucune obligation d’obéir à la logique et il n’est nullement indispensable d’en expliquer les tenants et les aboutissants au lecteur. Rien de tout ça ne peut légitimement être considéré comme immérité, à moins d’avoir une suspension de l’incrédulité extrêmement faible.

L’exception réside dans les décisions qui semblent aller violemment à l’encontre de ce que nous savons des personnages, de leurs intérêts et de leur tempérament. Si, dans un livre, quelqu’un prend un cap qui parait entièrement dicté par le hasard, extrêmement atypique ou qui attire l’attention du lecteur pour une raison similaire, là, on peut avoir affaire à un moment immérité.

Dans ce genre de cas, il est nécessaire de bosser un minimum et de consacrer un peu de temps à expliquer cette décision sous la forme de préparation, de manière partielle ou complète, en fonction de la gravité de l’incartade par rapport à ce qu’on sait du personnage. J’appelle ça de la « préparation », comme j’ai pris l’habitude de le faire, mais en réalité je devrais plutôt parler de « contexte » ici, parce qu’il peut très bien être présenté après coup.

Eh oui, si votre personnage prend une décision surprenante et a de bonnes raisons de le faire, peut-être que vous souhaitez vous appuyer là-dessus pour créer un moment de suspense. Donc prenez le temps de faire comprendre ce qui s’est passé au lecteur après sa surprise initiale si vous le voulez, mais ne négligez pas de le faire, sans quoi le moment sera immérité et vous sèmerez déception et désapprobation au sein de votre lectorat.

Dans l’adaptation cinématographique du « Seigneur des Anneaux » par Peter Jackson, Faramir, fils de l’intendant de Gondor, capture des individus suspects lors d’une patrouille et finit par les libérer pour des raisons qui paraissent un peu nébuleuses.

L’histoire sans fin

Il y a des histoires qui ne se terminent pas. Il arrive que certaines romancières ou certains romanciers fassent le choix d’interrompre leur récit avant sa conclusion, et d’en laisser le dénouement à la discrétion du lecteur. Inachevé. C’est ce qu’on appelle un « roman ouvert ».

Parfois, ils agissent ainsi parce que la fin du livre ne fait aucun doute, et qu’ils préfèrent conclure leur narratif dans un moment de temps suspendu avant l’inévitable sort – souvent funeste – qui attend les personnages. Je vous renvoie par exemple au film « Butch Cassidy et le Kid » de George Roy Hill pour un excellent exemple.

Dans d’autres cas, le but est d’engendrer une ambiguïté par rapport à la conclusion de l’histoire. Cela peut tourner dans un sens ou dans un autre, au lecteur de se forger sa propre opinion, ou, au choix, de balancer le bouquin à travers la pièce en poussant un juron de frustration.

Eh oui, bien souvent, une histoire qui n’a pas de fin équivaut à une scène imméritée, pour des raisons bêtement mécaniques : elle équivaut à une préparation, qu’on prive de retombées explicites. Si certains lecteurs apprécient ce tour de passe-passe, la plupart estiment avoir été volés du moment qu’ils ont patiemment construit dans leur tête au cours de leur lecture, et qu’on ne remplace pas aucune émotion équivalente. C’est un pétard mouillé. À moins d’avoir d’excellentes raisons de le faire, renoncer à conclure une histoire est rarement une bonne idée.

Je pourrais citer Flaubert, mais pour un exemple plus contemporain, le roman « La rose pourpre et le lys », de Michel Faber, ne se termine pas, ce qui n’est qu’un des aspects irritants de ce gros bouquin très agaçant.

Les 13 types de suites

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C’est déjà la suite de la suite de cette série d’articles consacrés aux suites. Et là, il est temps d’adopter une posture analytique : je vous propose de nous intéresser aux différentes sortes de suites qui peuvent exister en littérature, ce qui les distingue les unes des autres, leurs défauts et leurs points forts.

D’emblée, une confession : en réalité, je ne sais pas s’il existe treize types de suites romanesques. Peut-être que j’en oublie quelques-unes. Mais l’expérience m’a montré que les articles-listes sont plus appréciés que les autres. Si vous pensez que j’ai oublié quelque chose d’important, faites-le moi remarquer, et peut-être que je rebaptiserai ce billet « Les 14 types de suites. » Quoi qu’il en soit, j’y donnerai suite.

Le feuilleton

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Exemple : « Le Trône de fer », GRR Martin ; « Le Seigneur des Anneaux », JRR Tolkien

La saga qui se décline en feuilleton constitue une longue histoire, découpée en épisodes. Le tout est conçu comme un tout, avec un début, un milieu et une fin, mais à l’échelle de l’œuvre entière plutôt qu’à celle des tomes. L’auteur a dès le départ une idée de ce qu’il a l’intention de raconter, et chaque tome lui permet de faire progresser l’intrigue. Parfois même, le roman est écrit en une fois, et découpé en morceaux pour des motifs éditoriaux.

En général, dans les séries littéraires qui sont organisées en feuilleton, l’auteur s’arrange pour que chaque livre s’achève par un moment significatif, une scène plus dramatique que les autres, qui peut même constituer un tournant dans l’intrigue. Il s’agit d’une « fausse fin », qui, si elle est rédigée avec habileté, donne au lecteur une impression de satiété et lui fait même croire que ce qu’il vient de lire s’apparente réellement à un roman. En réalité, il n’en est rien, puisque la plupart des intrigues qui constituent le feuilleton se prolongent dans le tome suivant, sans modification ni interruption. Le vrai roman, c’est la totalité de l’œuvre, chaque tome n’en constituant qu’un fragment. Ce qui explique pourquoi il est si insatisfaisant de se retrouver confronté à une série-feuilleton que l’auteur ne parvient pas à conclure.

Les racines de ce type de série sont à trouver dans le roman-feuilleton, une forme qui a fait le succès de Charles Dickens ou d’Honoré de Balzac, et à laquelle des auteurs contemporains comme Michel Faber ou Stephen King se sont essayés. La différence, c’est que le roman n’est pas découpé en épisodes de plusieurs centaines de pages, mais en extraits bien plus courts, qui oblige l’auteur à constamment relancer l’intérêt du lecteur.

La série-feuilleton est très exigeante pour l’auteur, qui doit, le plus souvent, jongler avec un grand nombre de personnages et des intrigues qui s’entrecroisent. Elle réclame également un engagement énorme de la part du lecteur, qui doit conserver en tête une foule de détails pour comprendre une intrigue dont la publication de chaque épisode est parfois séparée de plusieurs années. C’est, selon moi, un exercice à réserver à des auteurs chevronnés, qui ont déjà un public fidèle prêt à les suivre jusqu’au bout de leurs idées.

La rallonge

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Exemple : « La Roue du Temps », Robert Jordan ; « Fondation », Isaac Asimov ; « Oz » L. Frank Baum

Ce que j’appelle « rallonge » est une variante du feuilleton, que j’ai mentionné ci-dessus. Là aussi, on a affaire à une histoire au long cours qui s’allonge à chaque tome, mais la différence principale, c’est que l’auteur n’a pas de plan précis en tête au moment d’entamer l’écriture. Il peut avoir une vague idée de la fin de la série, mais pas nécessairement des différentes étapes de l’intrigue.

Parfois, un auteur peut rédiger un roman, en laissant sa fin ouverte et en envisageant de lui apporter une suite, mais il ne commence à concevoir ce prolongement que lorsqu’il se met à écrire, à la manière d’un Jardinier. De plus, il ignore où son histoire va s’arrêter, et combien de tomes il va lui falloir pour parvenir au mot « Fin. » Lorsque Robert Jordan a imaginé « La Roue du Temps », par exemple, il songeait à écrire six tomes – au final, la série comporte quatorze volumes.

Du point de vue littéraire, la rallonge a un point faible : ni l’ensemble de l’œuvre, ni les épisodes pris individuellement ne constituent réellement une histoire bien charpentée au sens propre du terme. L’histoire n’est qu’un ensemble de péripéties, qui peut être habilement menée, mais qui, en raison de l’aspect spontané de sa genèse, ne propose pas une construction dramatique satisfaisante. Quant aux tomes, comme dans la série-feuilleton, il s’agit juste de livres qui prolongent l’intrigue, sans que l’on sache si on s’approche de la fin ou non. Parfois, ça traîne en longueur, et parfois, l’intrigue rebondit encore et encore alors qu’on la croyait achevée depuis longtemps.

Quelles que soient vos préférences en tant qu’auteur, et même si vous n’avez aucun goût pour les plans, les schémas et les chronologies, je ne peux que vous suggérer de vous lancer dans l’écriture d’une série avec une idée claire de son contenu, même si vous vous autorisez à modifier quelques détails en cours de route. Même si sa lecture peut être plaisante, la rallonge constitue bien souvent un échec littéraire

La série à épisodes

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Exemple : « Anno Dracula », Kim Newman, « Temeraire », Naomi Novik, « Anno Dracula », « Dune », Frank Herbert ; « Les quatre filles du Docteur March », Louisa Marie Alcott

Dans une série à épisodes, chaque tome constitue une histoire complète, avec un début, un milieu et une fin, un thème, des arcs narratifs pour les personnages et toutes ces sortes de choses si savoureuses. Mais en plus de ça, chaque volume continue l’histoire des épisodes précédents. Il y a donc, quand c’est bien fait, deux arcs narratifs superposés : celui du livre que l’on tient entre ces mains, et celui de la série dans son ensemble. C’est ambitieux et pas facile à faire, mais ça peut être très satisfaisant lorsque c’est bien mené.

Une caractéristique intéressante des séries à épisodes, c’est que la nature des points de rupture entre chaque tome peut être variable. Ainsi, pour citer l’exemple bien connu de « Star Wars », chaque film constitue une histoire complète, qui s’inscrit dans une trilogie, comportant des intervalles courts entre les épisodes. Et chaque trilogie est séparée par une coupure plus longue et plus nette, lors de laquelle plusieurs années passent et les protagonistes changent. L’ensemble constitue une trilogie de trilogies, dont chaque unité, ainsi que l’ensemble, forment une histoire plus ou moins satisfaisante.

Cela me donne encore l’occasion de mentionner le « legacy sequel », c’est-à-dire la « suite à héritage. » Dans ce type d’arrangement, on ajoute à une histoire un nouvel épisode, des années après la sortie de l’original. Du temps s’est écoulé dans le monde réel, mais également dans l’univers de fiction, où de nouveaux personnages et éléments narratifs ont fait leur apparition. Ainsi, au cinéma, « Halloween » (2018) est la suite à héritage de « Halloween » (1978) : les deux films appartiennent au même univers, et ils s’enchaînent, mais chacun raconte une histoire distincte, et trente ans s’écoulent entre eux.

La série à épisodes est bien souvent ce que les auteurs ont en tête lorsqu’ils se lancent dans la rédaction d’une saga littéraire. Elle présente les avantages du roman isolé comme celui de la série au long cours, puisqu’elle offre au lecteur une véritable histoire dans chaque tome, qui s’associent pour constituer une fresque plus vaste lorsqu’on les enchaîne. Comme je l’ai dit, cela dit, ce n’est pas toujours facile à écrire, et il est particulièrement important d’avoir dès le départ une idée précise de la direction que l’on souhaite prendre, et de s’y tenir, sans quoi des incohérences peuvent surgir, des ruptures de ton, ou des personnages qui échouent dans des cul-de-sac narratifs, parce qu’on n’a pas suffisamment anticipé leur trajectoire.

La succession d’aventures

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Exemple : « Sherlock Holmes », Sir Arthur Conan Doyle; « Conan le barbare », Robert Howard, « Le Cycle de Mars », Edgar Rice Burroughs

Même si ce n’est pas forcément le cas lorsqu’on parle de littérature, la succession d’aventures représente probablement ce qui vient à l’esprit en premier lorsque l’on prononce le mot « série », tant cette forme a servi de schéma de base à d’innombrables séries télévisées, à commencer par les séries policières et les sitcoms. Même si elle est moins omniprésente aujourd’hui, cette approche reste celle des séries télévisées les plus populaires.

Une succession d’aventures, c’est une série dans laquelle on retrouve un ou plusieurs personnages récurrents (Sherlock Holmes, John Watson, l’inspecteur Lestrade), ainsi que quelques éléments de décor (le 221b Baker Street, le Club Diogenes). Certains d’entre eux sont présents dans toutes les histoires, d’autres sont récurrents sans constituer des passages obligés. Tout le reste change dans chaque histoire.

Dans le domaine littéraire, de nos jours, la succession d’aventures est surtout l’apanage du polar. Un auteur fait vivre un ou plusieurs personnages d’enquêteurs, qui sont confrontés dans chaque volume à une enquête différente.

Il peut arriver que les protagonistes de ce type de séries restent inaltérables, toujours identiques, quoi qu’ils traversent. Parfois, les romanciers souhaitent inclure une petite dose de continuité d’une aventure à l’autre, en faisant évoluer le décor de l’intrigue, ou en faisant en sorte que ce que vivent les personnage les fasse évoluer. Mais pour rester dans la stricte définition du genre, c’est l’aventure du jour qui constitue l’attraction principale de chaque volume.

Originalité de ce genre de série, il est relativement fréquent que les aventures soient présentées dans le désordre : Conan peut être un adolescent dans une histoire, et un vétéran dans la suivante, avant d’enchaîner sur une aventure qui se situe au milieu de sa vie d’adulte.

Pour un romancier, le grand avantage de ce type de série, c’est que chaque histoire peut servir de point d’entrée aux lecteurs : les aventures se suffisent à elles-mêmes, elles se passent d’introduction et peuvent être découvertes séparément les unes des autres. C’est également un point faible, en cela que ce type de série fidélise moins le lectorat, qui risque de considérer que la lecture de tous les tomes est facultative.

Le spinoff

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Exemple : « La saga des Ombres », Orson Scott Card ; « Les Aventures de Dunk et l’Œuf », GRR Martin ; « La Pointe d’argent », Glen Cook

Même si le mot « spinoff » s’est imposé pour qualifier ce genre de produits de fiction, j’aime bien personnellement les appeler des « excroissances », un mot qui reflète bien la nature de leur place dans l’œuvre d’un romancier. Mais le terme anglais n’est pas mal non plus : un spinoff, c’est, métaphoriquement, un astre qui se détache d’un autre pour se loger dans une autre orbite qui lui est propre.

C’est exactement de ça qu’il s’agit : on utilise le mot « spinoff » pour qualifier une œuvre, ou une série, qui puise ses racines dans une autre œuvre, ou une autre série, en en conservant un ou plusieurs personnages, des situations dramatiques, des éléments de décor.

Cela ouvre la voie à de nombreuses permutations. Parfois, un personnage secondaire, voire même obscur, accède au devant de la scène. Parfois, l’action a lieu dans le même univers, mais à une autre époque ou dans un autre lieu (et donc oui, certains spinoffs peuvent également être des préquelles). Parfois, le spinoff ne s’inscrit pas dans le même genre que l’original, ou ne s’adresse pas tout à fait au même public.

Une fois que cette excroissance a pris son essor, elle se met à exister pour elle-même, comme s’il s’agissait d’une œuvre ou d’une série originale, même s’il n’est pas exclu que ses personnages finissent par croiser ceux du roman-mère. C’est ce qui arrive fréquemment dans les univers à spinoff au très long cours, comme celui de « Star Trek. »

Sans vouloir se montrer trop cynique, on peut affirmer que l’invention des spinoffs tient davantage à des considérations commerciales qu’artistiques. Il s’agit de donner à un public jamais rassasié de sa série préférée quelque chose de similaire, profitant ainsi de son intérêt pour l’œuvre originale pour créer un prolongement, avec un risque d’échec moins important que s’il s’agissait d’une histoire complètement nouvelle.

Même si rien ne vous en empêche si vous en avez envie, je vous conseille donc de ne pas planifier de spinoff de votre grande saga SFF, ou en tout cas, pas avant que celle-ci rassemble un lectorat et génère de l’intérêt.

La mosaïque

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Exemple : « Le Disque-Monde », Terry Pratchett ; « Les Rougon-Macquart », Emile Zola ; « Bas-Lag », China Miéville » ; « Chroniques du Vieux Royaume », Jean-Philippe Jaworski.

Ce que j’appelle ici « mosaïque » désigne un univers de fiction qui constitue la constante principale d’une série de romans. L’action de chaque livre se situe dans le même monde, et, qu’ils le fassent ou non, les personnages pourraient potentiellement se rencontrer ou, s’ils vivent à des époques différentes, au moins évoluer dans les mêmes lieux.

Au-delà de ça, rien ne relie nécessairement chaque fragment de la mosaïque avec les autres. Contrairement au spinoff, un nouveau roman de la série n’est pas nécessairement connecté aux précédents – ses personnages, par exemple, n’y font pas forcément d’apparition (même si rien ne l’empêche).

À force, une série-mosaïque peut finir par générer ses propres séries-dans-la-série. Par exemple, « Le Disque-Monde » forme une mosaïque, mais à l’intérieur de celle-ci, on trouve, par exemple, le « cycle du Guet », qui forment ce que j’ai appelé ci-dessus une « succession d’aventures. »

D’ailleurs, dans un cadre aussi large, toutes les autres formes de série peuvent exister, du feuilleton jusqu’à la préquelle. On pourrait même estimer qu’une mosaïque ne forme finalement qu’un ensemble de spinoffs.

Si vous êtes très amoureux de votre univers de fiction mais que vous ne souhaitez pas embarquer votre lectorat (réel ou supposé) dans une série au long cours, il peut être judicieux de vous embarquer dans la création d’une mosaïque. Comme dans une succession d’aventures, elle permet aux lecteurs d’empoigner n’importe quel livre de la série sans se sentir déboussolé, mais contrairement à celle-ci, l’auteur se sent plus libre d’approfondir le monde de ses romans.

La préquelle

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Histoire : « Histoires de Bas-de-cuir », James Fenimore Cooper ; « The Magician’s Nephew », CS Lewis ; «  les Chants Cypriens »

Au fond, le prequel, ou « préquelle », c’est l’idée la plus simple du monde : plutôt que de rédiger une suite qui va vers l’avant, vers l’avenir, on en imagine une qui va en arrière, vers le passé.

Cela donne l’occasion de produire un roman supplémentaire qui se situe dans le même univers que le premier, et dans lequel on retrouve un certain nombre de personnages, de lieux, d’événements et d’éléments de décor. Mais plutôt que de donner un prolongement aux aventures déjà racontées, et donc de rentrer dans le piège de la Loi de l’Escalade, on revient à un temps avant les événements du premier roman, quitte à saisir l’occasion pour proposer un roman aux enjeux plus modestes.

Cela dit, produire une préquelle de qualité est un exercice périlleux. Il est très facile de se planter, et les possibilités de le faire sont multiples, raison pour laquelle je vais consacrer un billet à la question prochainement.

À noter qu’une préquelle peut elle-même avoir une suite. Il est tout à fait possible d’imaginer une « série-préquelle » qui précède la série principale, auquel cas les tomes suivants seront, techniquement, des « interquelles », comme je le mentionne ci-dessous.

L’interquelle

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Exemples : « Le cheval et son écuyer », CS Lewis ; « Ender : l’exil », Orson Scott Card ; « Donjon Parade », Joann Sfar & Lewis Trondheim

En ce qui concerne les quelques catégories suivantes, on rentre dans le domaine de l’anecdotique, mais il s’agit malgré tout d’approches distinctes pour générer des suites, raison pour laquelle je les mentionne ici.

Une interquelle (de l’anglais – plus ou moins tiré du latin « interquel »), c’est une histoire qui se situe entre deux autres histoires déjà publiées.

Donc lorsque l’on donne une suite à une préquelle, celle-ci va automatiquement se classer dans la catégorie « interquelle », même s’il s’agit également, bien entendu, d’une préquelle.

Dans de très rares cas, et surtout lorsqu’on a affaire à un univers-mosaïque (voir ci-dessus), une interquelle peut apparaître qui n’a aucun lien direct avec l’œuvre qui la précède dans la chronologie. L’exemple le plus connu de cette situation, c’est le film « Rogue One », qui est une interquelle de « Star Wars », épisodes III et IV, sans constituer une suite en droite ligne du troisième film de la série.

À moins que votre œuvre littéraire soit couronnée d’un succès inouï, je vous décourage de vous lancer dans cette voie, ou dans les suivantes qui riment avec « ribambelle », parce que ce genre de production se justifie rarement d’un point de vue artistique et est souvent trop compliquée pour séduire le public, à moins que celui-ci soit très demandeur à la base.

L’intraquelle

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Exemple : « Le Sicilien », Mario Puzo ; « La Belle et la Bête 2 », Andy Knight

Encore plus rare que l’interquelle, l’intraquelle désigne une suite dont l’action se situe pendant l’histoire originale. Il faut donc s’imaginer une faille dans le narratif, un vide, un saut dans le temps, où une autre histoire pourrait venir se loger.

Ça n’a pratiquement aucun intérêt. Le seul cas où ça se justifie, c’est lorsque les circonstances du premier roman font que les personnages en ressortent irrémédiablement changé. Le seul moyen de leur faire vivre de nouvelles aventures, sous la forme où ils étaient populaires, consiste donc à opter pour une préquelle ou une intraquelle. Et même ainsi, il faut admettre qu’il s’agit d’une ruse un peu stérile, qui n’a que rarement d’autre justification que de produire une œuvre commercialement intéressante en courant le plus petit risque artistique possible. Pas étonnant que les suites des dessins animés Disney qui sont sorties directement en vidéo appartiennent à cette catégorie.

L’exception d’une interquelle qui a du sens, c’est lorsque, par exemple, elle fait usage du voyage dans le temps. Ainsi, une partie au moins du film « Retour vers le futur 2 » est une intraquelle du premier long-métrage de la série, puisque l’action de celui-ci est revisité par les protagonistes du deuxième film.

La paraquelle

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Exemple : « La couronne des esclaves », David Weber & Eric Flint

Une paraquelle, c’est une suite dont l’action se situe en même temps que l’œuvre originale. Par sa nature, sauf exception, elle met donc en scène des protagonistes différents de ceux du premier livre. C’est l’occasion de présenter les mêmes événements dans une perspective différente. Dans une série au long cours, cela peut également donner l’occasion à l’auteur de raconter ce qui arrive aux personnages secondaires lorsqu’ils sont absents de l’intrigue principale, pour en faire une sorte de spinoff qui ne dit pas son nom.

À moins d’avoir affaire à un univers très touffu, qui génère et va continuer à générer un très grand nombre de romans, il n’y a pas vraiment besoin de faire usage de ce type de suite. Une autrice ou un auteur qui cherche à montrer une situation dramatique sous plusieurs angles pourra facilement le faire à l’intérieur d’un seul roman.

La circumquelle

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Exemple : « Le Parrain 2 », Mario Puzo ; « Dragon », Steven Brust

En général, plus le vocabulaire utilisé est barbare, plus on a de risques d’être en présence d’un concept vraiment alambiqué. C’est le cas de notre dernière catégorie de suites en « -elle », sans doute la plus improbable de toutes, la circumquelle, à savoir une suite dont l’action a lieu en partie avant, et en partie après une histoire précédente. Oui, une circumquelle, c’est l’enfant bâtard de la préquelle et de la suite.

L’intérêt de choisir cette voie, c’est de dresser des parallèles entre deux situations, séparées par le temps : comparer, souligner les différences et les ressemblances entre la situation qui précède l’œuvre originale et celle qui lui fait suite permet de mettre en lumière l’importance des événements racontés dans cette dernière. C’est aussi une manière simple de générer de l’ironie dramatique, en contrastant, par exemple, la manière dont des individus appartenant à des générations différentes ont vécu différemment des situations semblables. Le souci, c’est que « Le Parrain 2 » a fait un usage tellement marquant de ce mode narratif marginal qu’il est probablement difficile de s’y essayer sans être comparé au film de Coppola.

Le remake-suite

poisson remake suite

Exemple : « Viriconium », M. John Harrison ; « Evil Dead », Sam Raimi ; « Le réveil de la Force”, JJ Abrams

Autre possibilité hybride : écrire un livre qui est à la fois une suite et un remake de l’original. Ou, de manière peut-être plus insidieuse, sortir une suite, mais la construire comme un décalque d’une première histoire, en en reprenant la structure ou les principaux éléments constitutifs.

Dans cet article, je n’ai pas mentionné les remakes, qui consistent à raconter à nouveau une histoire, en la modernisant et en y rajoutant la patte d’un nouvel artiste. D’abord, un remake, ça n’est pas une suite ; ensuite, en littérature, on écrit peu de remakes, leur préférant le pastiche, qui prend davantage ses distances avec l’inspiration de base.

Mais parfois, un roman est à la fois un remake et une suite, et c’est un cas intéressant. Il peut s’agir d’une décision destinée à minimiser le risque artistique, en proposant au public une suite qui soit aussi proche que possible de l’original, et donc de ce qu’il connait déjà ; on peut également avoir affaire à un exercice de style, où l’auteur raconte plus ou moins la même histoire, mais sur un ton ou dans un style très différent ; enfin, cela peut servir de base à des projets artistiquement ambitieux. Le cycle de « Viriconium », de M. John Harrison, est constitué de trois romans et de quelques nouvelles qui racontent toutes plus ou moins la même histoire, alors qu’elles sont toutes censées se dérouler dans le même univers fictif. Chacune est une image déformée de la précédente, y faisant écho jusqu’à la caricature.

Bref, un remake-suite n’est pas nécessairement une mauvaise idée : s’il s’agit juste de rebondir sur le succès d’une histoire originale, mieux vaut s’abstenir, mais si vous projetez une ambitieuse déconstruction de l’objet littéraire, allez-y ! (mais ne vous attendez peut-être pas à ce que tout le monde comprenne où vous voulez en venir).

La suite spirituelle

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Exemples : « La paix éternelle », Joe Haldeman ; « La trilogie des joyaux », David Eddings, « Et l’homme créa un dieu », Frank Herbert

La dernière catégorie que j’ai décidé de citer dans ce billet ne désigne pas à proprement parler une suite. Ce qu’on appelle une « suite spirituelle », c’est une œuvre qui reprend un genre, des thèmes, un style et bien sûr un auteur, mais qui ne prolonge pas l’histoire entamée dans un tome précédent. En d’autres termes, ça ressemble à une suite, ça a le goût d’une suite, la couleur d’une suite, mais ça n’est pas vraiment une suite. En général, les deux œuvres sont même explicitement incompatibles, en particulier dans la littérature de genre, où les présupposés de l’univers sont trop différents pour que la suite appartienne au même univers que l’original.

Pour un auteur, la suite spirituelle est une occasion de revisiter des thèmes qui lui sont chers, sans avoir à inscrire son nouveau roman dans le contexte d’une autre histoire. Bien souvent, cela dit, c’est principalement un argument commercial, une manière de dire : « Non, mon nouveau livre n’est pas la suite du précédent que vous avez tant apprécié, mais presque : c’est une suite spirituelle. »

Éléments de décor: la nourriture

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On pourrait croire que le sujet est anecdotique, en particulier dans la mesure où, la dernière fois, on s’est intéressés à l’argent, qui semble tout dicter dans notre monde. Mais on aurait tort de le penser. En tant qu’élément du décor d’un texte romanesque, la nourriture peut revêtir une importance considérable et se décliner de toutes sortes de manières différentes.

Après tout, tout le monde, absolument tout le monde, mange chaque jour ou rêve de le faire. La nourriture fait partie de notre quotidien, de notre intimité. Elle permet de maintenir la vie, mais peut également détériorer la santé, si elle est consommée de manière déséquilibrée. Elle est liée à la notion de désir et de plaisir, et peut être connectée à toute une symbolique sexuelle. Enfin, le repas est une activité de groupe, qui joue un rôle dans différentes célébrations, est porteur de connotations rituelles fortes, et présente d’infinies variantes culturelles et sociales.

Bref, ce qu’on mange est comme une version miniature de la manière dont on vit, et en soignant cet aspect au sein des éléments du décor, un romancier va pouvoir donner corps aux thèmes les plus divers.

La nourriture et le décor

Comme toujours, commençons par réfléchir à la manière dont la nourriture elle-même peut être utilisée littéralement comme une composante du décor. Un roman peut habiter la nourriture.

Certains lieux n’existent qu’à travers la confection ou la préparation de nourriture. Un romancier peu souhaiter en sélectionner un pour situer tout ou partie de son récit : qu’il s’agisse d’un restaurant, d’une boucherie, d’une boulangerie, d’un abattoir ou d’une usine de conditionnement de surgelés. Faire ce choix, c’est parvenir à se connecter à quelques grands thèmes en s’appuyant sur des éléments de décor et en contrastant les attitudes des personnages.

Dans « La Rôtisserie de la Reine Pédauque », Anatole France choisit de situer l’action de son pastiche haut en couleur dans un restaurant, un lieu où les considérations bassement matérielle côtoient le sublime, reflétant les aspirations grandioses ou dérisoires des habitués de l’établissement.

D’où vient la nourriture ? Voilà une manière de se servir des aliments comme éléments de décor qui renvoie à des enjeux de pouvoirs. Contraster l’endroit où la nourriture est produite et les conditions qui y règnent avec l’endroit où elle est consommée permet de lier des situations disparates et de les contraster les unes aux autres. Le mangeur de bananes est-il responsable de la misère du producteur de bananes ? Le viticulteur et l’œnologue vivent-ils vraiment dans le même monde ?

Si on s’éloigne un peu du décor considéré comme un lieu, une histoire peut s’inscrire dans une époque où la manière dont l’humanité se nourrit est en crise. Situer un récit pendant une famine, c’est une manière simple et impitoyable de montrer qui, au sein d’une société, va avoir le droit de vivre ou de mourir, en fonction de son extraction sociale ou de sa débrouillardise. D’autres incidents, comme un scandale alimentaire ou une intoxication à grande échelle, mettent en lumière d’autres failles de notre culture, permettant cette fois de montrer du doigt les dysfonctionnements d’une agriculture axée sur le profit.

D’une manière moins ambitieuse, une scène de repas permet de rassembler des personnages, de les présenter sous un jour inhabituel et de les consacrer les uns aux autres. Qui prépare le repas ? Comment est-ce que ça se décide ? Qui participe ? Comment se choisit le menu ? Comment se comportent les convives ? Ont-ils de l’appétit ? De la conversation ? Des manières ? Mangent-ils de tout ? Laissent-ils des restes ? Une telle séquence dans un roman, même brève, peut caractériser vos personnages et les lier à vos thèmes bien plus efficacement que des pages et des pages d’exposition stérile.

La nourriture et le thème

On l’a vu : la nourriture, c’est à la fois la vie et la mort. On peut mourir d’avoir le ventre vide, mais aussi d’avoir trop mangé, ou avalé n’importe quoi. Un roman qui s’interroge sur la fragilité et la corporalité des êtres humains sera bien inspiré de faire une halte dans la case « assiette », où ces questions sont débattues au quotidien.

On peut se servir de tout ce qui tourne autour de la nourriture comme une analogie de la sexualité. C’est même si adapté que ça en devient un cliché, à manipuler donc avec prudence. Comme le sexe, mais pas tout à fait avec la même intensité, le domaine de la table unit le bestial et l’intellect, le vivant et le morbide, comporte des tabous et des codes, exerce une fascination universelle mais connaît d’infinies variantes culturelles.

La chair passe tout autant par la table que par le lit, et parler de l’une, c’est nécessairement évoquer l’autre. On peut le faire par petites touches subtiles, ou avec voracité, par exemple en mettant en scène un personnage anthropophage, qui fait le choix d’absorber ses victimes par la bouche, souvent parce qu’il ne parvient pas à concevoir d’autres types de communion charnelle. Oui, tout cela est délicieusement psychanalytique. Je vous renvoie au « Petit chaperon rouge. »

Si l’on pousse un cran plus loin, on découvre que manger, c’est un symbole de pouvoir. Dans « Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant » de Peter Greenaway, une femme infidèle force son mari à manger le corps cuisiné de son amant décédé. Dans « Le Petit Poucet », la nourriture dénote tour à tour la toute-puissance ou l’impuissance des personnages : les parents qui n’arrivent plus à nourrir leurs enfants, des oiseaux qui provoquent l’échec des plans du Petit Poucet en mangeant des miettes de pain, l’Ogre qui veut manger les frères, et Poucet qui, vengeance ultime, le pousse à manger ses propres filles. Ce conte est épouvantable. Il nous donne aussi la mesure du pouvoir évocateur de la nourriture en tant que vecteur de thèmes littéraires.

Mais derrière la table se cachent les cuisines, et avec elles des développements plus sociaux. Déterminer qui prépare le repas renvoie souvent à des questions d’organisation sociétale : on a tous en tête ces romans bourgeois du 19e siècle où c’est une domestique qui s’active derrière les fourneaux et où la cuisine devient un lieu de confidences et de murmures, parfois même un contrepouvoir. Plus près de nous, elle peut être le purgatoire de la femme, assignée à la préparation des repas en vertu d’atavismes culturels qui sont autant de savoureux ingrédients pour un roman.

La nourriture et l’intrigue

Toute l’intrigue d’un roman peut reposer sur la nécessité de se nourrir et sur les efforts que l’être humain est capable de déployer pour y parvenir. Un être seul au milieu de la nature sauvage, le ventre creux, qui tente de trouver de la nourriture : voilà qui pose les bases d’une intrigue dont l’enjeu final est la survie ou la mort. Dans « La Route », Cormac McCarthy utilise les difficultés de ses personnages à trouver à manger dans un monde postapocalyptique comme un générateur permanent de suspense.

La quête de la sensualité peut tout aussi bien servir de colonne vertébrale à une histoire : c’est le cas de « Ratatouille. » Le long-métrage de Brad Bird met en scène plusieurs personnages qui sont, pour des raisons diverses, en quête d’une expérience culinaire distincte, et autour duquel ils on tous construit leur identité. Un seul plat finit par les réconcilier.

Entre la Cène et le Banquet de Platon, le repas est une occasion cérémonielle où le matériel et le sacré se mettent à communiquer entre eux. En incluant une scène de repas, ou en faisant d’un dîner le cadre de toute une histoire, vous allez pouvoir profiter de chaque plat pour découper votre intrigue en actes distincts, de manière astucieuse et naturelle à la fois.

La nourriture et les personnages

Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. Le principe est simple, mais il fonctionne assez bien, en général. En montrant l’attitude de vos personnages face à leur assiette, leur appétit, la manière dont ils attaquent leur plat, ce qu’ils dévorent et ce qu’ils refusent de manger, vous communiquerez à vos lecteurs s’ils sont gourmands ou pas, sensuels ou tout en retenue, curieux ou frileux, et des milliers d’autres détails qui les définissent bien au-delà de la table des convives. Un personnage qui mange tous les jours le même repas produira une certaine impression sur les lecteurs ; un personnage qui se balade constamment avec de la nourriture à la main, une autre.

Cette différence peut d’ailleurs se voir sur eux, tout simplement : un gros et un maigre, ça n’est pas la même chose. Au-delà de l’apparence, ce choix est connoté et renvoie à des valeurs et à des signifiants que tous les lecteurs ont en tête, et que l’auteur peut utiliser ou détourner, selon ses besoins. Le cliché du gros bon vivant qui s’oppose au maigre rigoureux existe, de même que l’idée inverse, soit l’association entre obésité et dépression.

Et puis, à notre époque encore plus qu’autrefois, la manière dont nous nous nourrissons aide à nous définir et à cerner notre caractère. Vos personnages font-ils la cuisine eux-mêmes ou commandent-ils tout à l’emporter ? Prennent-ils le temps de manger ou le font-ils sur le pouce ? Sont-ils attachés à une tradition culinaire en particulier : italienne, chinoise, indienne ? Observent-ils des interdits alimentaires liés à leur religion ou leur culture ? S’interdisent-ils, comme les végétariens, certains aliments au nom de principes philosophiques ? Tout cela peut contribuer à donner de l’épaisseur à vos personnages.

Variantes autour de la nourriture

Les repas extraordinaires et les nourritures inattendues peuvent donner du corps à l’univers de fiction d’un roman, et il n’y a même pas besoin de quitter la réalité pour s’en rendre compte. On se souvient de François Mitterrand, président de la République française, se faisant servir des ortolans, un oiseau en voie de disparition ; on pense aussi à des spécialités culinaires improbables comme le casu marzu, fromage sarde infesté de larves ou le hakarl, chair de requin fermenté et séché.

Partant de là, il n’y a pas de limites à ce que les auteurs des littératures de l’imaginaire peuvent faire avec la nourriture. Dans « Alice au Pays des Merveilles », les changements de taille du personnage-titre sont liés à son ingestion de nourriture.

En fantasy, la nourriture peut être le vecteur de toutes les magies et de toutes les transformations : elle peut modifier la personne qui la mange, la combler au-delà de ses attentes, lui jeter un mauvais sort, l’empoisonner, lui inoculer une maladie ou être le vecteur d’une infestation ; un certain met peut être si rare qu’il justifie toutes les quêtes ; certains ingrédients peuvent être dotés de conscience et tenter de se sauver.

En science-fiction, l’origine de la nourriture peut être une fable pour la perte de repères de notre société, comme en atteste « Soleil Vert » ; une civilisation futuriste qui ne se nourrit que de mets synthétique apparaîtra au lecteur contemporain comme coupée de la réalité ; enfin, un auteur peut mettre en scène des extraterrestres qui se nourrissent de pensées, de peur ou de foies humains ; et puis on peut également renverser les rôles. Dans « Under the Skin », Michel Faber met en scène des extraterrestres qui capturent, castrent et engraissent des humains pour les manger.

⏩ La semaine prochaine: Éléments de décor – le genre