Nous avons eu l’occasion d’examiner en détails les deux types de point de vue littéraire les plus populaires, soit la narration à la troisième personne et la narration à la première personne, et de constater que derrière chacune d’entre elle se cachent des options supplémentaires nombreuses et variées. Franchement, cela devrait suffire à la plupart des auteurs.
Malgré tout, il nous reste à aborder le mouton noir de la série : la narration à la deuxième personne.
Avec cette technique, un narrateur se focalise sur un personnage et en décrit les actions comme s’il s’adressait à lui (« Tu te lèves, tu éteins le réveil-matin, tu ouvres la porte, etc… ») L’attrait principal de cette approche, c’est qu’elle crée une grande complicité entre le narrateur, le protagoniste et le lecteur. Au fond, c’est un peu comme si, en lisant une histoire qui adopte ce point de vue, on faisait partie de l’univers du livre et qu’on s’y laissait guider par une voix qui s’adresse directement à nous.
La narration à la 2e personne est à réserver à des textes courts
Cette qualité représente aussi un gros défaut. Car après tout, le lecteur n’est pas le personnage, et si on lui décrit, à la deuxième personne, des actions qui violent ses convictions ou son libre-arbitre, il risque de se sentir exclu et de reposer le bouquin vite fait. Tout le monde n’est pas adepte du BDSM, et suivre, page après page, un narrateur qui, essentiellement, nous donne des ordres auxquels on ne peut pas désobéir, ça peut rebuter pas mal de monde.
Il en ressort que la narration à la 2e personne est à réserver à des textes courts ou à des occasions spéciales. À moins d’avoir la meilleure idée du monde, difficile de tenir sur la longueur en adoptant ce type de point de vue.
Cela dit, ce genre de narration s’épanouit dans certains genres. On la retrouve fréquemment en poésie, où l’intimité qu’elle crée est parfois souhaitable, et peut s’épanouir grâce à des formats bien plus courts. Surtout, la narration à la 2e personne est la norme dans les livres dont vous êtes le héros, seul contexte où elle fait sens, puisque là, le lecteur peut opérer des choix et ne se contente pas de se laisser guider passivement par le narrateur.
Il est parfaitement possible de mélanger les points de vue au sein d’une même oeuvre
On pourrait en rester là, mais il reste encore un champ entier de narration que je n’ai que trop peu évoqué. Pour faire court, il s’agit de toutes les circonstances où un livre combine plusieurs points de vue différents.
La plupart du temps, mélanger les narrateurs n’est pas une bonne idée. Choisissez une option et tenez-vous-y : dans ce domaine, la constance est importante et tout écart risque de plonger le lecteur dans la confusion. Si un narrateur au point de vue limité devient tout à coup omniscient, il s’agit d’une rupture du contrat esthétique qui lie l’auteur et ses lecteurs : mieux vaut éviter.
Par contre, il est parfaitement possible de mélanger les points de vue au sein d’une même œuvre, pour autant que les frontières soient clairement délimitées : par exemple, différents chapitres peuvent correspondre à différents points de vue, ou alors il est possible de trouver une astuce typographique pour distinguer les voix qui cohabitent dans le texte. L’essentiel est que tout soit clair.
« Bleak House » de Charles Dickens, est ainsi raconté en partie directement par le personnage principal, Esther Summerson, et en partie par un narrateur omniscient, en fonction des chapitres. Cela permet de gagner sur tous les tableaux : le livre peut offrir l’intimité d’un point de vue à la 1e personne quand c’est nécessaire et le recul du point de vue à la troisième personne dans d’autres circonstances.
On peut pimenter un texte avec quelques choix stylistiques audacieux
Choisir des points de vue multiples peut ainsi permettre de gommer les défauts des modes de narration traditionnels. Cela offre également la possibilité d’utiliser des modes de narration rares ou expérimentaux au milieu d’une histoire plus traditionnelle : un auteur pourrait par exemple choisir de glisser de brefs inserts à la deuxième personne entre deux chapitres rédigés à la troisième personne. On peut ainsi pimenter un texte avec quelques choix stylistiques audacieux, sans risquer de perdre le lecteur.
Mélanger les modes de narration comporte donc des avantages, mais c’est selon moi à n’utiliser qu’à titre exceptionnel : fondamentalement, il s’agit d’un artifice, d’un peu de prestidigitation littéraire, qui risque d’apporter plus de confusion que de clarté. Les lecteurs souhaitent avant tout qu’on leur raconte des histoires – dans cette perspective, ce genre de coquetterie stylistique risque surtout de les éloigner du texte.
Atelier : connaissez-vous des romans à narrateurs multiples ? Est-ce que selon vous il pourrait être possible de les réécrire avec un seul et unique point de vue narratif ? À l’inverse, y a-t-il des livres qui, selon vous, gagneraient à bénéficier d’un mode de narration multiple ?