Le thème

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Il y a bien longtemps, sur ce blog, j’ai rédigé un article consacré au thème, que je vous suggère de ne pas lire (je ne l’ai pas relu pour écrire la présente série). Depuis, j’ai davantage planché sur la question, comme j’ai eu l’occasion de le faire récemment au sujet du genre, par exemple, un autre sujet que j’ai revisité, et j’ai l’impression que je suis désormais en mesure de partager avec vous une réflexion qui pourra vous rendre davantage service.

Le thème, ça n’est pas particulièrement facile de comprendre ce que c’est exactement, même si nous en avons toutes et tous une compréhension intuitive et approximative. Encore faut-il y coller des mots. Afin de définir ce qu’est le thème d’une œuvre littéraire, je vous propose de procéder par élimination. Avant de savoir ce que c’est, tentons de savoir ce que ce n’est pas.

Le thème d’un roman, ça n’est pas son sujet, ça n’est pas son argument, ça n’est pas son message.

Le sujet d’un livre, c’est, pour faire simple, la réponse à la question « de quoi ça parle ? » Si on devait résumer le bouquin en un mot, ça serait quoi ? Par exemple, le sujet de « L’adieu aux armes » d’Ernest Hemingway, c’est la guerre. On y parle de guerre, ça se passe pendant la guerre, il y a des personnages qui font la guerre. « Belle du Seigneur » d’Albert Cohen, ça parle d’amour. Son sujet, c’est l’amour. « De sang-froid », de Truman Capote, ça cause de meurtre. Bref, le sujet, c’est le truc que vous dites à quelqu’un qui lit en-dessus de votre épaule pour lui fournir une vague indication du contenu du roman. En-dehors de ça, ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Le hasard ou les circonstances peuvent faire que le sujet et le thème se confondent, mais en principe, ça n’est pas le thème.

Un des éléments constitutifs d’un roman

En ce qui concerne l’argument, on a affaire à une notion un peu plus complexe. L’argument, c’est l’idée principale qui structure le roman. C’est un condensé de l’intrigue en une phrase, la réponse à la question « Qu’est-ce qui se passe dans cette histoire ? » L’argument des « Frères Karamazov » de Fedor Dostoïevski, c’est la trajectoire de trois frères à la vision morale très différente, et de ce qui se passe quand l’un d’eux commet un parricide. L’argument du « Cycle de Tshaï » de Jack Vance, c’est l’aventure d’un astronaute humain qui débarque sur une planète contrôlée par quatre espèces extraterrestres très différentes. L’argument, c’est donc la version courte du résumé de quatrième de couverture. Ça n’est donc pas le thème.

On a déjà eu l’occasion d’évoquer ici le message en littérature. Il s’agit (je me cite moi-même, quelle suffisance !) d’« une proposition morale, un projet de société, un ensemble de valeur » délivré par un roman. Il s’agit de la réponse à la question « Quelle est la leçon de cette histoire ? » L’inclure est un acte délibéré de la part de l’écrivain, souvent explicite et facultatif. Il y a des romans à message et des romans sans message. À l’inverse, un roman écrit sans que l’auteur songe à y inclure consciemment un thème pourra malgré tout être perçu comme s’il en avait un par les lecteurs.

OK. Si le thème n’est rien de tout cela, de quoi s’agit-il ?

Le thème, c’est un des éléments constitutifs majeurs d’un roman, aux côtés de la structure, de la narration, des personnages, du décor, du style. De tous, c’est celui dont la pertinence est la moins intuitive. S’il est difficile de s’imaginer un roman sans structure ou sans personnage, on peut aisément être tenté de penser qu’un roman sans thème est possible, voire courant. En réalité, il est probablement utile de se familiariser avec ces autres sujets avant de se pencher sur le thème, car cela permet de cerner de quelle manière il trouve sa place parmi eux.

Il apporte de la cohérence

Le thème, c’est un sujet philosophique qui touche à la condition humaine, à la société ou à la spiritualité qui est entrelacé dans le roman. C’est la réponse à la question : « Quelle idée anime cette histoire ? » On peut l’exprimer en un ou en plusieurs mots, voire toute une phrase. Il confère à votre œuvre du sens, lui sert de colonne vertébrale, lui apporte de la cohérence, de la couleur, de l’inspiration, ainsi qu’une résonance singulière susceptible de toucher les lecteurs. Le thème est rarement explicite, et parfois involontaire. Il est tout à fait possible de percevoir un thème dans un narratif alors qu’il ne s’agit pas de l’intention de l’auteur. De même, un thème peut jouer son rôle dans un roman sans que le lecteur ne soit conscient qu’il existe.

On n’est même pas réellement obligé d’être tous d’accord sur le thème réel d’un roman pour que la notion ait du sens. Ce concept peut être utilisé comme élément constructeur d’un narratif, de différentes manières, on aura l’occasion de le voir, mais il peut aussi fonctionner comme un prisme pour analyser une œuvre littéraire, même si lecteur et auteur ne tombent pas d’accord sur le thème réel du roman. Ce n’est pas une simple vue de l’esprit, mais disons qu’il y a une part de subjectivité.

Penchons-nous sur la question d’une manière plus formelle. Le sujet, on l’a compris, peut se définir en un seul mot, par exemple « La guerre ». L’argument, c’est une phrase ou une série de phrases à la teneur descriptive (« Le parcours d’une famille allemande déchirée par la première guerre mondiale »). Le message, c’est une phrase de nature prescriptive, un point de vue, une thèse (« Il n’y a pas de guerre juste »). Finalement, le thème peut se définir par un seul mot (« La guerre », sauf qu’ici il s’agit d’un point de départ à la réflexion plutôt qu’un point d’arrivée), de deux mots que l’on met en regard (« guerre et justice »), d’une question (« Peut-il y avoir une guerre juste ? ») ou d’une phrase de nature exploratoire et ouverte (« La notion de justice en temps de guerre »).

Il y a beaucoup à gagner à en développer un

Les thèmes ne sont pas d’intéressants adjonctions à un roman. Au contraire, ils en forment généralement la partie centrale. Une histoire sans thème, c’est une histoire sans centre, sans axe, qui vadrouille approximativement d’une idée vers l’autre. Tous les romans ne doivent pas nécessairement être construits autour d’un thème central fort et captivant, mais il y a beaucoup à gagner à en développer au moins un, même de manière incomplète. Le résultat y gagnera en cohérence (les différentes parties formeront un tout) et en résonance (l’histoire va toucher les lecteurs). Un thème, c’est le point d’ancrage entre d’une part l’écrit, la fiction, et d’autre part l’expérience universelle de l’être humain.

Alors, comment pourrait-on définir les thèmes des œuvres que l’on a citées jusqu’ici dans l’article ? Le thème de « L’adieu aux armes », selon moi, c’est « L’absurdité de la guerre vs l’amour » ; « Belle du Seigneur », ça parle de « La passion, valeur dépassée ? » ; le thème de « De sang froid », c’est « Qu’est-ce qui peut pousser un individu à tuer ? » ; « Les frères Karamazov » a plusieurs thèmes, mais retenons celui-ci : « Le libre-arbitre et la responsabilité face à Dieu » ; enfin, le thème du « Cycle de Tshaï », c’est « Le prix de la liberté ».

On le comprend bien au vu de ces énoncés, un thème littéraire, c’est une graine, qui va laisser pousser ses radicelles partout dans le texte, en influençant chaque aspect, de la genèse à l’interprétation par le lecteur, en passant par les personnages, le décor et même la narration. Nous allons explorer cette idée ces prochaines semaines.

Le message

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Sur ce blog, j’ai passé beaucoup de temps à détailler de quelle manière le monde qui entoure un auteur, la civilisation, la culture, la fiction, peuvent l’influencer, l’inspirer, voire le pousser à se fourvoyer en dressant des obstacles sur sa route. C’est un fait : la littérature est un art poreux, qui subit des influences tous azimuts, et s’abreuve à des sources multiples.

Mais cette porosité fonctionne dans les deux sens. Si le monde influence la littérature, la littérature exerce elle aussi une influence sur le monde. C’est peut-être plus subtil, souvent presque imperceptible, mais une chose est sûre : un roman n’existe pas en vase clos, il laisse une marque sur le lecteur et interagit avec ses valeurs et ses convictions, et, partant, sur la société au sens large. Les romans de Jane Austen ont donné corps dans nos esprits à une certaine forme de romance mélancolique qui influence la manière dont nous concevons les relations amoureuses ; « 1984 » de George Orwell nous fournit les outils pour interpréter les méthodes des régimes totalitaires ; William Gibson et les pionniers du cyberpunk ont imaginé le vocabulaire de notre époque des décennies avant que celle-ci n’advienne.

Laisser ce type de marque dans l’esprit des lecteurs constitue une proposition extrêmement tentante pour certains auteurs. Prenant conscience que la littérature a le pouvoir d’éveiller les consciences et d’étendre la perception du monde qui nous entoure, certains romanciers choisissent d’en faire leur objectif, et de rédiger des romans à message. Il ne s’agit en aucun cas d’une obligation, mais juste d’une possibilité parmi d’autres qu’offre le monde de la fiction.

Un message n’est pas un thème

C’est quoi, un roman à message ? C’est une histoire conçue pour offrir au lecteur une proposition morale, un projet de société, un ensemble de valeurs. Un tel roman n’est pas « neutre », il ne se satisfait pas de laisser le lecteur décider de l’interprétation qu’il souhaite donner aux événements relatés dans le texte. À la place, il poursuit un objectif spécifique, un message que l’auteur a intentionnellement entrelacé dans son texte et qui est exprimé de la manière la moins ambigüe possible. « Il faut utiliser les ressources naturelles avec parcimonie », « La violence n’engendre que davantage de violence », « Le système économique s’autodétruira s’il ne traite pas les individus avec justice et humanité » : quel que soit le message, l’auteur l’a placé dans son histoire délibérément, charge au lecteur d’en prendre note, qu’il soit ou non d’accord avec la démonstration ou avec la conclusion qu’on lui propose.

Même si les deux notions sont liées, un message n’est pas un thème. La plupart des narratifs explorent, volontairement ou non, un ou plusieurs thèmes. Il s’agit de vastes sujets philosophiques ayant trait à la condition humaine ou à sa relation avec la société et/ou avec le cosmos, qui viennent donner du sens à une histoire, servir de fil rouge, l’inspirer, lui fournir un peu de cohérence ou lui conférer une résonance supplémentaire qui va potentiellement toucher le lecteur. Un thème, cela dit, n’est pas nécessairement explicite, il peut même exister indépendamment de la volonté de l’auteur (même si c’est dommage), et il peut être abordé de manière satisfaisante même si le lecteur ne prend pas conscience qu’il existe. C’est tout le contraire du message, qui, s’il est délivré de manière compétente, doit l’être sans ambiguïté. Cela laisse la place à la subtilité et à la nuance, mais enfin, si en refermant un roman à message, on n’a pas capté ce que l’auteur cherchait à nous dire, celui-ci a raté sa mission.

Pour qu’un message soit efficace, celui-ci doit faire partie des toutes premières intentions de l’auteur. Il doit être présent dès les premières ébauches de l’histoire et accompagner le développement du récit à chaque étape. Pour que votre roman communique efficacement, par exemple, que « L’enfance est ce qu’il y a de plus sacré », ou que « La liberté vaut mieux que la sécurité », il faut que vous ayez décidé dès le départ que cet énoncé va constituer la pierre angulaire de votre roman, et vous y tenir jusqu’au bout. Si vous décidez à mi-parcours que votre histoire doit comporter un message, et que vous choisissez de l’incorporer, par exemple, à travers les déclarations de vos personnages, la thèse va manquer de consistance et risque de rater sa cible.

Quelles valeurs sont défendues par les personnages principaux ?

La manière la plus évidente d’intégrer un message à un roman consiste à délivrer celui-ci à travers le cheminement du protagoniste. Si on peut définir une histoire comme un récit au cours duquel un personnage change, faites de ce changement le message que vous souhaitez adresser à vos lecteurs. Ainsi, la leçon que votre protagoniste va apprendre au cours de ses aventures est celle que vous souhaitez transmettre à travers votre livre. C’est le principe de la fable, ou du conte moral. Votre personnage principal peut être un candide qui découvre un aspect de l’existence dont il n’avait pas conscience, ou dont il avait été préservé par un mode de vie privilégié, ou alors un individu présentant une faille morale qu’il apprend à combler en croisant la route d’autres personnages. Attention, pour que cela fonctionne, il faut qu’il entame l’histoire en ignorant la leçon que vous transmettez à travers lui, ce qui peut le rendre détestable aux yeux de certains lecteurs. Faites en sorte de lui trouver des circonstances atténuantes, ou de rendre cette lacune cohérente avec le reste du récit.

Si vous souhaitez inclure un message à travers vos personnages mais que vous ne voulez pas que celui-ci prenne toute la place, une autre manière de procéder consiste à l’exprimer à travers les associations d’idées. Quelles valeurs sont défendues par les personnages principaux ? De quelle manière se comportent-ils ? Quels sont les fruits de leur attitude ? À l’inverse, quelles sont les valeurs des antagonistes et où cela les mène-t-ils ? Par exemple, un personnage qui se soucie d’écouter les points de vue de chaque personne et de respecter les individus, quelle que soit leur origine sociale, va être porteur d’un message égalitaire perceptible par le lecteur, même s’il ne constitue par l’argument central du roman.

Une autre manière d’amener un message dans un narratif, c’est d’intégrer celui-ci aux enjeux de l’histoire plutôt qu’au parcours du protagoniste. En clair : votre roman raconte l’histoire d’une lutte. Votre personnage principal est porteur de certaines valeurs qu’il souhaite voir triompher, et il affronte un ou plusieurs protagonistes dont les valeurs sont différentes. C’est dans l’articulation entre ces deux points de vue rivaux que se forge le message du livre. Le risque de cette approche, c’est qu’à trop privilégier le point de vue du protagoniste par rapport aux objections soulevées par l’antagoniste, votre message apparaisse comme incomplet ou naïf.

Le dosage est crucial, lorsque l’on écrit un roman de ce type. Par définition, un message est de nature morale, c’est-à-dire qu’il présente certaines attitudes comme bonnes ou mauvaises. Comme il n’existe pas de valeurs morales immanentes ou objectives, cela signifie que, potentiellement, une partie de vos lecteurs ne seront pas d’accord avec vous, ou pas convaincus par votre thèse. Et même s’ils le sont, une partie du lectorat n’apprécie pas de se voir donner la leçon, et réagit négativement à une histoire trop revendicatrice. La solution est de faire preuve de subtilité, de traiter les questions dans leur complexité, d’éviter d’enfoncer les portes ouvertes et de délivrer un message qui ne soit pas simpliste. À moins que vous n’écriviez un roman destiné au jeune public, des messages tels que « s’entraider, c’est chouette », « l’injustice, c’est pas bien » ou « le pouvoir corrompt » n’auront pas beaucoup d’intérêt. Cherchez, comme toujours, ce que vous pouvez apporter de singulier au débat, et vos lecteurs vous en seront reconnaissants.

Éléments de décor: les médias

blog éléments de décor les médias

Cela fait plus de six mois que je n’ai plus publié de billets dans ma série « Éléments de décor », qui propose d’explorer un thème et de chercher à savoir de quelle manière celui-ci peut être utilisé dans un roman. En réalité, ces articles sont longs à écrire, et mon temps de plus en plus limité, ce qui explique que j’ai mis ce type de publication entre parenthèses ces derniers temps : toutes mes excuses si vous êtes amateurs de ce genre de contenu.

Comme j’ai passé les dernières semaines à distiller des conseils pratiques sur les relations qu’un auteur peut entretenir avec la presse, je me suis dit qu’il pourrait être intéressant de renverser la perspective, et de se demander quelle place les médias pouvaient occuper dans un univers romanesque. Comme toujours lorsque j’évoque ce genre de sujet, je précise que je suis journaliste depuis plus de vingt ans, et qu’il m’est arrivé d’inclure des personnages de reporters dans mes histoires. Est-ce que cela me confère une certaine autorité sur la question, ou est-ce que cela veut dire que ma perspective est biaisée ? Sans doute un peu des deux, et je laisse le dosage à votre appréciation individuelle.

D’emblée, une tentative de limiter le champ que nous allons défricher ensemble : le mot « médias » est si vaste qu’on pourrait y inclure à peu près toutes les formes d’art et de divertissement. C’est trop pour un seul billet. À la place, je vous propose de nous contenter des médias d’information, soit ceux qui se consacrent principalement à relater des faits d’actualité, qui tentent de le faire, ou qui font mine de tenter de le faire. Oui, un pur média d’information, ça n’existe pas : la quasi-totalité d’entre eux vivent de la publicité, après tout, ce qui est un type de contenu complètement différent. Et puis même les plus sérieux des quotidiens de référence publient des mots croisés, des comic strips, des avis mortuaires, des recettes de cuisine et toutes sortes d’autres informations qui ne sont pas de nature journalistique. Malgré tout, je vous propose de jeter un regard sur les héritiers de Théophraste Renaudot, soit la partie des médias qui cherche à informer, cette « école d’abrutissement », selon Gustave Flaubert

De toutes les libertés fondamentales, la liberté de la presse a, de tout temps, été une des plus décriées. Parce qu’elle exerce son travail en public, parce qu’elle est pratiquée par une minorité de professionnels (voire une caste) au nom du plus grand nombre, parce qu’elle s’en prend aux puissants, mais jamais suffisamment, parce qu’elle prétend œuvrer au nom de la vérité, parce qu’elle se trompe souvent, la presse est détestée. Journaliste, comme enseignant, fait partie de ces métiers pour lesquels à peu près tout le monde se sent plus qualifié que ceux qui les pratiquent. Même ceux qui ne lisent pas les journaux les trouvent désormais mal écrits.

Les médias, on le voit bien, se trouvent dans une situation ambigüe, eux qui sont censés exercer une mission cruciale dans la formation de l’opinion dans une démocratie, mais ne s’en acquittent qu’imparfaitement, tiraillés par des priorités contradictoires et en quête d’une vérité toujours plus élusive. Voilà une toile de fond passionnante pour un roman.

Les médias et le décor

Malgré une méfiance de longue date vis-à-vis des journalistes et des médias, le public a souvent une vision romantique de la profession, ce qui a permis à la littérature ou au cinéma de faire figurer dans leurs histoires des lieux liés à la presse, et qui font fonctionner l’imagination.

La salle de rédaction fait partie de ce genre de décors, qui, presque autant qu’un tribunal ou une salle d’opération, semblent taillés pour le drame. De cet endroit, on a hérité toute une imagerie héritée des temps héroïques du yellow journalism américain ou des aventures de Clark Kent : celui d’un alignement de bureaux énormes, surmontés de piles désordonnées de documents, où des journalistes névrosés et hyperactifs passent compulsivement des coups de téléphone, entre une clope et une gorgée de bourbon, dans un bruit et une agitation permanente. La réalité est un peu plus tranquille : en-dehors des périodes d’agitation avant le bouclage ou avant l’antenne, peu de choses distinguent une rédaction d’un bureau en open space ordinaire. Tout au plus y verra-t-on des horloge réglées sur des fuseaux horaires lointains, des télévisions allumées en permanence sur des chaînes d’information, ou des tableaux blancs, pleins de règles orthographiques inscrites au marqueur.

Il n’en reste pas moins que, dans une histoire concernée par le journalisme, la rédaction est l’endroit où l’intrigue se noue, le lieu des coups de théâtre, la cuisine où l’on concocte des articles qui peuvent faire vaciller le pouvoir sur ses bases. Ce n’est pas le seul lieu qui peut servir de décor à votre roman : selon le média que vous choisissez, des lieux techniques comme l’imprimerie, la salle des serveurs ou des émetteurs peuvent aussi avoir leur importance.

La plupart des romans qui parlent des médias s’intéressent à leurs relations au pouvoir, même si ce n’est pas leur seul champ d’activité. Cela signifie que les lieux de pouvoir, les coulisses des parlements, les bureaux présidentiels, les tribunaux, les salles de conférence de presse font également partie des endroits qui peuvent jalonner ce type de récit.

De manière plus générale, en particulier à partir du 21e siècle, les médias sont partout et le monde entier est devenu un plateau de tournage, planté de micros et de caméras et sillonné de cars de reportage dès qu’il se passe quelque chose d’un peu dramatique. Vous pouvez en tenir compte dans vos récits, notant que le lieu d’un drame devient vite un lieu médiatique, avec les excès et la mise en scène que cela suppose.

Si l’intrigue d’un récit qui traite des médias se noue dans une rédaction, elle se dénoue bien souvent, en ce qui concerne les médias électroniques, face au micro dans un studio de radio, ou devant les caméras d’un studio de télévision. Je vous renvoie à ce sujet à l’usage magistral qui est fait du studio de radio comme lieu de huis-clos dans la pièce « Talk Radio » d’Eric Bogosian, portée à l’écran par Oliver Stone, ou à l’hystérie du plateau d’un journal télévisé, dans le film « Network » de Sydney Lumet.

Un récit consacré aux médias serait incomplet s’il n’incluait pas le public, la manière dont il reçoit le message, le comprend, l’accepte, le rejette, et la manière dont il réagit. Vous pouvez carrément inclure des personnages de lecteurs ou de téléspectateurs. Et ça peut même aller plus loin : un auteur ambitieux pourrait utiliser le public comme un chœur grec, qui commente et accompagne l’action. Dans le film « Do the Right Thing » de Spike Lee, tous les personnages, aussi différents soient-ils, sont réunis parce qu’ils écoutent la même émission de radio.

Utiliser les médias comme toile de fond, c’est aussi prendre appui sur leur évolution à travers l’histoire, si votre roman a lieu dans notre monde. Au Moyen-Âge, des feuilles d’annonce contiennent indifféremment communications commerciales et récits des grands événements, et se joignent aux colporteurs et aux crieurs publics pour tisser un réseau rudimentaire de diffusion de l’information. Mais c’est à la révolution industrielle que la presse connait son époque héroïque, avec l’apparition de figures nouvelles, telles que l’envoyé spécial, le reporter de guerre, le photographe. Peu après, la radio se joint au cortège des médias. Et quand la télévision les rejoint, on entre dans une nouvelle ère : celle de l’image et de l’immédiateté.

Les médias traversent actuellement une crise sans précédent. La diffusion gratuite des contenus sur les grandes plateformes a imposé l’idée que l’information ne doit pas être payée et n’a donc pas de valeur ; la numérisation, la mondialisation et l’émergence de géants de l’internet ont privé les médias de ressources publicitaires considérables ; des populistes ont joué sur la méfiance naturelle d’une partie de la population vis-à-vis de tous ceux qui ressemblent de près ou de loin à des experts pour désigner les journalistes comme des ennemis du peuple et de la vérité. Aujourd’hui, les médias doivent faire plus avec moins de moyens, en faisant face à un niveau de défiance et d’hostilité hors de proportion. C’est regrettable si l’on est un amoureux du débat public et de la liberté de la presse, mais ce constat est réjouissant pour un romancier, qui peut aller y chercher la toile de fond d’histoires passionnantes, puisque les périodes de mutation sont toujours riches en rebondissements.

Les médias et le thème

Un roman qui s’intéresserait aux médias pourrait explorer les thèmes les plus divers, dans la mesure où l’actualité est le reflet de la vie, dans toute sa pluralité. Certains d’entre eux méritent toutefois qu’on y consacre une attention plus soutenue, parce qu’ils sont plus directement liés aux spécificités du fonctionnement de la presse.

Le premier thème auquel on pense est celui de la vérité. Alors que chacun a un vécu distinct et une perspective différente, qu’est-ce que ça représente, de raconter la vérité ? Est-ce qu’une telle chose est possible, est-elle nécessairement le produit de compromis, de tâtonnements, d’approximations ? Qu’est-ce qu’une preuve pour un journaliste, et est-ce différent de la définition utilisée par la justice ? Est-ce que toutes les vérités sont bonnes à dire ? Est-ce que la mission morale qui consiste, pour un journaliste, à relater les faits, l’emporte sur toutes les autres considérations, même si des vies doivent être, au passage, brisées par les révélations ?

Comme d’autres éléments de décor, les médias sont intimement liés au thème du pouvoir. On surnomme d’ailleurs la presse « le cinquième pouvoir », même s’il s’agit surtout d’un contre-pouvoir, une manière de garder les élus à l’œil, ainsi que, par exemple, les magistrats, les hauts-fonctionnaires ou les capitaines d’entreprise. Mais les médias ont relativement peu d’armes à opposer à l’appareil de l’État ou à la force de frappe d’une multinationale : n’y a-t-il pas quelque chose de dérisoire à chercher à rapporter des faits embarrassants à un public qui s’en fiche, au risque d’y saboter sa carrière ? À l’inverse, les médias sont parfois trop séduits par le pouvoir en place, au risque d’y perdre leur recul : la nature des liens entre la scène politico-économique et la scène médiatique peut engendrer un roman passionnant.

Et puis, c’est encore davantage le cas depuis le début du 21e siècle : la vie privé est un thème crucial, en particulier en rapport avec les médias. Les journalistes sont souvent vus comme des fouineurs, qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Jusqu’où peuvent-ils légitimement farfouiller dans l’intimité des personnes qui font l’objet de leurs articles ? Où sont les limites ? Quels sont les dégâts qui peuvent être causés par leur attitude parfois trop désinvolte, voire agressive ? Et quel rôle ambigu joue le public dans cette mécanique, lui qui, à la fois, critique les potins, mais en fait une consommation vorace ?

Les médias et l’intrigue

Il y a quelques jolies expériences formelles à tenter pour les auteurs les plus audacieux. Ainsi, on pourrait imaginer un roman relaté sous forme d’articles de journaux, un peu sur le modèle des romans épistolaires. Et pourquoi ne pas s’essayer à une expérience multimédia, où un roman papier serait complété par une fausse émission de radio ou de télévision, destinée à être consultée en parallèle ? De manière moins ambitieuse, dans un de mes romans, je m’étais essayé à inclure des passages « revue de presse », où l’on découvrait de quelle manière les événements de l’intrigue étaient interprétés par les différentes factions, représentées par plusieurs médias.

Le travail médiatique offre par ailleurs au romancier des événements qui peuvent servir à jalonner un roman, voire à servir de charpente à l’intrigue toute entière. Un journaliste de presse écrite, a, au quotidien, la contrainte du délai de publication : l’heure fatidique au-delà de laquelle il ne peut plus inclure un article dans l’édition du lendemain. C’est un générateur de suspense, un compte à rebours qui peut rajouter de la tension à un récit sur la presse.

Un peu sur le même principe, un roman pourrait emprunter la contrainte de temps d’une émission de radio ou de télévision en direct, ou d’un stream. L’histoire pourrait inclure des intrigues parallèles, qui toutes ont lieu pendant le déroulement de l’émission, et qui se conjuguent pour éclater, par exemple, sur une révélation finale.

Plus modestement, une enquête journalistique peut servir de sujet à un thriller, et lui donner sa structure, du premier coup de fil à la publication, un peu sur le principe d’une enquête policière, mais avec des enjeux et un rythme spécifiques au travail d’investigation médiatique.

Les médias et les personnages

Le travail médiatique est l’addition des efforts de différents corps de métiers, et chacun d’entre eux peut venir s’ajouter à la galerie de personnages de votre roman.

Le premier auquel on pense, naturellement, c’est le reporter. Obsédé par l’idée de faire éclater la vérité, il la poursuit inlassablement, accumulant les témoignages jusqu’à la faire éclater sous la forme d’un article vengeur. En tout cas, c’est le cliché. En réalité, les journalistes, comme tous les autres corps de métier ont des intérêts et des motivations en tous genres. Certains sont doués pour le contact avec les gens, d’autres sont méthodiques, d’autres encore se voient avant tout comme des passeurs, ou même comme des auteurs. Tous n’ont pas le même rapport à la déontologie : il y en a qui placent la vérité avant toute chose, d’autres se soucient de l’impact de leurs publications, d’autres encore n’ont pas trop de scrupules et se laissent acheter. Un roman sur les médias pourrait proposer tout une galerie de portraits d’individus unis par le même métier, mais qui le pratiquent de manière différente.

Parmi les journalistes, certains agissent la caméra à la main. Les photographes, ainsi que les cadreurs en télévision, ne reconstituent pas la réalité par petites touches, mais tentent de la capturer en une image, en un plan. On peut aussi citer les dessinateurs de presse, qui font œuvre d’éditorialistes, par le biais de la caricature. Tous ceux-là ont des perspectives différentes de celles des rédacteurs au sujet du travail médiatique.

Autour de ces individus, il y a de multiples professions techniques, imprimeurs, monteurs, techniciens, informaticiens, qui entretiennent la machine médiatique et s’arrangent pour que celle-ci fonctionnent. Certains d’entre eux se sentent partie prenante de la production d’information, d’autres peuvent occasionnellement représenter des obstacles dans la publication des articles, en raison de leur mauvaise volonté ou pour faire vaciller les journalistes de leur piédestal. Ils peuvent faire des personnages secondaires intéressants.

Parmi les personnages liés aux médias, il faut citer la hiérarchie. Une rédaction est généralement dirigée par une rédactrice ou un rédacteur en chef, et parfois, dans les grandes structures, par toute une série de chefs, sous-chefs et sur-chefs qui peuvent tous venir faciliter ou compliquer la vie d’un personnage principal qui serait reporter. Et en-dessus de ces cadres-là, il y a encore les divers dirigeants de l’entreprise de presse, qui ne sont pas journalistes et qui n’ont ni forcément les mêmes priorités, ni les mêmes valeurs que ceux-ci. On trouvera là une source inépuisable de conflits en tous genres. À ceux-là, il faudrait encore rajouter le service publicitaire du média, qui est essentiel à sa pérennité financière, mais dont les valeurs, les méthodes et les objectifs entrent parfois en conflit direct avec ceux de la rédaction.

Tous les personnages liés au thème des médias ne travaillent pas dans le domaine. Comme on l’a vu, il peut être intéressant d’adopter le point de vue du public. Plus spécifiquement, les sources, les sonneurs d’alarme et les informateurs peuvent jouer un rôle de premier plan dans une histoire consacrée aux médias – ils sont souvent les initiateurs d’une enquête, encourent le plus de risques, et peuvent faire d’excellents protagonistes.

Et puis certaines personnes, sans le vouloir, peuvent faire l’objet d’un article. S’il s’agit d’élus ou de personnes de pouvoir qui ont des choses à cacher et qui cherchent activement à les faire taire, ils joueront naturellement le rôle d’antagonistes. Mais parfois, des individus qui n’ont rien à se reprocher se retrouvent sans y être préparés dans la grande déchiqueteuse des médias, et ça aussi, c’est un sujet qui peut être au cœur d’un roman.

Variantes autour des médias

Il suffit parfois d’une petite modification de perspective pour apporter de la fraicheur à une histoire. Par exemple : tout ce que j’ai décrit ci-dessus est principalement conçu en partant d’une perspective contemporaine. Mais à quoi ressemblerait une enquête journalistique à la Renaissance ? Voilà un joli sujet pour un récit.

De même, un auteur de science-fiction pourra s’intéresser à l’avenir des médias dans une société où la notion de vie privée a disparu, chacun annonçant en permanence ce qu’il est en train de faire à la terre entière. Comment cacher la vérité lorsque rien n’est dissimulé ? À modifier un petit peu dans un récit de fantasy urbaine, où des magiciens sont capables de visualiser des scènes à travers le temps et l’espace. Comment un individu qui a commis des actes malhonnêtes parviendrait à se cacher de la vérité ?

Il est également intéressant de s’interroger sur la nature des médias. Quelle forme l’information peut-elle prendre dans l’avenir et comment est-ce que cela pourrait modifier la manière dont elle est perçue ? Et si les médias prenaient la forme de virus hautement contagieux que l’on attrape et qui diffusent leurs informations directement dans notre cortex ? Et si, dans un monde totalitaire où l’information est sévèrement régulée par le gouvernement, des médias illégaux trouvaient le moyen de diffuser des actualités dans les rêves de la population ?

Critique: Extension du domaine de la lutte

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Un informaticien est mandaté par son entreprise pour assurer le suivi d’un projet gouvernemental en lequel il ne croit pas du tout. Ce faisant, il se fait l’observateur des mœurs de ses collègues et de tous ceux qui l’entourent, se montrant à la fois fasciné et blasé par leur misère affective.

TITRE : Extension du domaine de la lutte

AUTEUR : Michel Houellebecq

EDITEUR : Flammarion

Rien n’a d’importance aux yeux du narrateur d’« Extension du domaine de la lutte. » Il jette sur ses contemporains le regard de l’entomologiste sur une colonie de fourmi, épinglant leur médiocrité, les mensonges qu’ils se racontent pour continuer à exister, ainsi que les systèmes de pensée qui les emprisonnent. Cette critique au vitriol de notre époque est rendue plus désarçonnante encore par le fait qu’au fond, il ne s’y intéresse pas vraiment, ne recherche aucune solution, ne tente même pas à échapper aux mécanismes qu’il observe. L’humanité est formée d’automates pitoyables, et le protagoniste s’en fiche. Voilà, en apparence, la thèse principale du livre.

Ceux qui ne verront dans ce livre qu’une longue complainte déprimante seront passés à côté du texte, selon moi. « Extension du domaine de la lutte » est un roman souvent drôle, même si l’admettre nécessite au préalable de la part du lecteur qu’il s’extraie d’une lecture au premier degré et mette de côté les sentiments d’agacement qu’il fait nourrir au sujet de l’auteur. Grinçant, cynique, le livre se fait l’observateur des travers de toute une époque et brosse un grand nombre de portraits savoureux de personnages prisonniers de leurs illusions, voire de leur aveuglement. Le narrateur n’y échappe pas – il s’inclut d’ailleurs dans ce portrait au vitriol, dont il est à la fois l’observateur, l’auteur et la plus parfaite illustration.

À cela s’ajoute un niveau de lecture supplémentaire : le lecteur est mis à demeure de se situer par rapport à la galerie de personnages pathétiques qu’il croise au fil des pages. Suis-je meilleur qu’eux ? Mes espoirs sont-ils plus réalistes ? Ce qui me pousse en avant a-t-il de la substance ou ne suis-je qu’un robot, prisonnier d’atavismes incontrôlables et d’une société qui veut faire de moi un élément constitutif de la chaîne, sans se soucier aucunement de mon épanouissement ? Est-ce qu’un réel individu, ça existe ou ne sommes-nous que des souris de laboratoire qui cherchent en vain la sortie inexistante du labyrinthe ?

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L’efficacité de cette mise en abîme proposée par « Extension » est encore renforcée par le tour de passe-passe génial de l’auteur : celui qui consiste à nous faire croire qu’il se confond avec le narrateur, qu’il partage son regard anesthésié sur l’humanité, comme s’il était possible qu’un personnage de ce genre écrive un roman tel que celui-ci. Ne soyons pas dupe : si les gens sont des cons, celui qui ne fait rien d’autre que contempler leur médiocrité est encore plus con qu’eux, comme le démontre l’échec ultime de la démarche du protagoniste.

Si vous êtes écrivain, il y a des leçons à tirer de la lecture de ce roman très réussi, en particulier pour les auteurs de littérature de genre, dont je fais partie, et qui sont perpétuellement en train de penser à leur intrigue et à la meilleure manière de la rendre aussi efficace que possible. Voici un récit qui ne contient presque pas d’éléments d’intrigue, et qui se moque ouvertement de ceux qu’il inclut. Il se focalise presque exclusivement sur les deux seules choses qui ont réellement de l’importance : le thème d’abord, et ensuite les personnages. J’aimerais voir davantage d’œuvres de littérature de genre faire preuve d’une telle audace.

Écrire la bataille

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Après avoir brossé un portrait de la guerre en tant qu’élément générateur de worldbuilding dans un roman, après avoir approfondi la question pour réfléchir à ses implications, je vous propose à présent de descendre d’un cran dans la hiérarchie temporelle et géographique d’un conflit, pour nous intéresser à la manière dont un romancier peut raconter un de ses sanglants épisodes, j’ai nommé la bataille.

Une bataille, c’est un engagement militaire entre deux ou davantage de camps, qui est limité à un lieu et à un moment donné. Une bataille a lieu dans un endroit précis – une plaine, un plateau, un village – et se déroule dans un intervalle précis, de quelques minutes à quelques jours. Le nombre de soldats varie selon les circonstances et les époques, de quelques dizaines à des dizaines de milliers. En principe, l’engagement se termine lorsqu’un des camps se rend, s’enfuit ou subit des pertes si considérables que ses forces n’existent plus. Une série de batailles s’appelle une campagne.

Travaux préparatoires

Écrire une scène de bataille – ou un ensemble de scènes de cette nature – est une tâche délicate pour un auteur, qui peut vite s’embourber dans la confusion, ou crouler sous une profusion de détails. Pour éviter d’en arriver là, il est donc crucial de se poser un certain nombre de questions avant de rédiger quoi que ce soit.

Plus vous aurez les idées claires sur les acteurs et l’environnement de cet engagement militaire, plus il sera facile de le décrire avec clarté, même si vous n’utilisez pas explicitement tous les détails que vous avez accumulés. C’est un des rares exemples ou un worldbuilding détaillé est salutaire et ne mène pas à une perte de temps, donc si vous faites partie des auteurs qui aiment collecter une foule de notes, faites-vous plaisir, cette fois-ci, ça pourrait être très utile.

Pour commencer, il faut savoir quelles sont les forces en présence : y a-t-il deux ou davantage de camps ? Des armées de coalition, composées de soldats issus de milieux très différents, éventuellement sous des commandements différents ? Combien sont-ils ? Quelle est leur composition approximative, entre l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie, le soutien, l’aviation et tout autre corps représenté sur le champ de bataille ? Qui donne les ordres ? Est-il possible qu’ils reçoivent des renforts en cours de combat, ou que certains éléments fuient le champ de bataille ? Il n’est pas indispensable de communiquer tous ces éléments au lecteur, mais certaines de ces informations pourront avoir une résonance en cours de bataille. Par exemple, si une armée a une cavalerie et l’autre non, cela aura une influence sur le déroulement des événements.

Il faut également se demander ce que les armées en présence font là. Pourquoi se rencontrent-elles sur le champ de bataille ? Est-ce délibéré de la part de tous les commandements en présence, est-ce une décision stratégique unilatérale d’un seul des camps, qui aura par exemple demandé à ses troupes d’intercepter l’armée adverse ? Les deux camps se sont-ils rencontrés par hasard à cet endroit ? Et pourquoi est-ce que c’est à cet endroit précis et à ce moment que les hostilités éclatent ?

Il est crucial d’avoir en tête les objectifs stratégiques que poursuivent les commandants impliqués dans cette action. Chacun d’entre eux doit avoir en tête une condition de victoire et une condition de défaite, peut-être même une estimation des pertes acceptables. Il ne s’agit pas nécessairement d’une stratégie longuement échafaudée : l’officier qui dirige une escouade qui vient de se faire surprendre par une armée supérieure en nombre n’aura à cœur que de briser l’engagement et de quitter le champ de bataille aussi vite que possible, avec des pertes aussi légères que possible. Mais parfois, la bataille s’inscrit dans des plans de campagne détaillés, et comprend des objectifs primaires (la prise d’un village, l’annihilation de l’artillerie adverse) et secondaires (la capture d’un officier précis, la collecte d’information sur les nouvelles armes ennemies). En général, je conseille de rendre ces objectifs explicites pour le lecteur, qui comprendra plus facilement ce que les belligérants essayent de faire : ça rend toute la scène plus claire et plus poignante.

Pour les généraux, ces objectifs correspondent à des ordres qu’ils ont reçus, mais pour vous l’auteur, les objectifs stratégiques sont autant d’enjeux dramatiques : il est important de savoir ce que les camps en présence essayent de faire, mais également ce que ça va apporter à votre histoire, et les conséquences qu’aura la bataille sur votre intrigue et sur vos personnages. Si la situation ne change pas fondamentalement entre le début et la fin de l’engagement, à quoi bon consacrer des pages au combat ? Une bataille doit être un événement déterminant, dramatique, où certains personnages meurent et d’autres évoluent ou dévoilent des facettes d’eux-mêmes qui sont inattendues.

Le lieu où se situe le combat est important, et je conseille, non, je vous implore d’esquisser une carte pour que vous ayez les idées claires dès le départ. S’agit-il d’une plaine ? Y a-t-il aussi des collines ou des reliefs ? Existe-t-il des endroits où se cacher avant la bataille, comme des bois ou des ruines, ou des lieux où un camp pourrait essayer de se disperser lors de sa fuite, comme des marais ? Y a-t-il des traces de civilisation à proximité : villages, routes, lignes électriques, château, canaux ? Où se situent les troupes au début de l’engagement ? Jetez un coup d’œil aux lieux où se sont déroulées les grandes batailles de l’histoire, et vous comprendrez vite que la géographie est déterminante. Par ailleurs, plus vous avez les idées claires à ce sujet, plus vous communiquerez les choses clairement au lecteur.

S’interroger sur le lieu, c’est aussi se poser des questions sur l’environnement et sur les conditions du combat : un sol boueux, de la neige, la pluie qui se met à tomber en pleine bataille, des glissements de terrain, des inondations, peuvent avoir une influence déterminante sur l’issue de l’engagement. Réfléchissez également aux différents terrains qui composent le champ de bataille, et aux conséquences qu’ils peuvent avoir sur le combat : si les canons adverses risquent de s’ensabler dans des dunes, un général pourra tenter de manœuvrer pour qu’ils aillent s’y perdre.

Raconter la bataille

Un conseil très important à garder à l’esprit, si la bataille constitue un des moments forts de votre roman, c’est de consacrer du temps, et donc des pages, à tout ce qui précède la bataille : la préparation des hostilités, les conversations entre les personnages au sujet du combat qui s’annonce, les adieux, les larmes, les espoirs… Je dirais même que plus la veillée d’arme est longuement racontée, plus l’impact émotionnel des événements sera grand. Pensez à cette phase comme l’occasion d’accumuler des munitions émotionnelles que vous pourrez ensuite tirer pendant la bataille.

Avant l’engagement, prenez le temps de présenter au lecteur l’état d’esprit de vos personnages ; faites peu à peu monter la tension, puis la terreur, alors que la bataille s’approche ; rendez explicite ce que vos protagonistes craignent de perdre dans le combat : leur vie, leurs amis, la guerre, voire l’avenir de la civilisation toute entière ; ponctuez cette phase de scènes consacrées à certains de vos personnages, en particulier ceux que vous avez prévu de tuer lors de la bataille : plus ils apparaîtront comme attachants juste avant l’engagement, plus leur mort sera ressentie comme cruelle. Oui, c’est de la manipulation émotionnelle.

Cette phase sert à augmenter l’anticipation du lecteur, jusqu’à ce que ça soit presque insupportable : au moment où les hostilités éclatent, il doit craindre pour les personnages présents, et partager leur inquiétude au sujet d’une éventuelle défaite. Au fond, il s’agit des mécanismes du suspense, mais généralisés à tous les acteurs présents sur le champ de bataille.

En ce qui concerne la bataille en elle-même, je vous recommande de prévoir un déroulement précis, au besoin en le traçant directement sur votre carte : vous y noterez les différentes étapes, les mouvements de troupes, les offensives, les contre-offensives, les renforts et les surprises de dernière minute. Il est également important d’y relever le parcours de vos personnages, en particulier s’il est très différent des points forts de la bataille. Attention : à moins que vous souhaitiez noircir des centaines de pages à décrire des mouvements de troupe, ne prévoyez pas d’innombrables rebondissements dans votre bataille. Si vous alignez trois à cinq événements majeurs, ça sera généralement plus que suffisant.

Construire votre bataille en amont, savoir qui fait quoi et à quel moment, pour quelle raison, ce qu’ils peuvent voir autour d’eux, le temps que prennent leurs déplacements, va vous aider à écrire la scène de bataille sans trop de difficultés. Au moment de rédiger, cela dit, n’oubliez pas que le lecteur n’a pas vu votre plan et ne sait rien de vos intentions : votre travail, c’est donc de lui faire comprendre aussi clairement que possible ce qui se passe au cours de la bataille.

Arrêtons-nous un instant sur cette notion de clarté : votre mission, en tant qu’auteur d’une scène de bataille, c’est de vous assurer que pour chaque mouvement de troupe, chaque offensive et contre-offensive, chaque événement marquant de la bataille, le lecteur comprenne qui sont les troupes impliquées, d’où elles viennent et où elles vont, quel type d’armes elles utilisent, quel effet cela a sur les troupes adverses et quelles pertes elles subissent elles-mêmes. Pas besoin d’ensevelir le texte sous des détails stratégiques, mais il est important d’éviter à tout prix la confusion. Il faut aussi parvenir à faire comprendre les intentions stratégiques des officiers, ce qu’ils espèrent obtenir et si oui ou non, ils parviennent à leurs fins. Il existe une certaine marge pour se montrer ambigu, par exemple en décrivant l’action, mais en ne révélant le plan des généraux qu’après coup, afin de ménager le suspense, mais en règle générale, dans un domaine aussi propice à la confusion qu’une bataille, tout doit être limpide et se lire sans efforts. Une exception notable est le récit de bataille à la première personne, sur lequel je vais revenir.

En plus du plan, il peut être utile de fractionner votre bataille en plusieurs actes : la montée de la tension, que j’ai déjà mentionnée, les premiers engagements, le gros de la bataille, le dénouement et les conséquences du combat. Procéder de cette manière vous permet de bénéficier d’un découpage qui favorise la tension dramatique et qui offre différents niveaux d’intensité. Selon vos thèmes et vos intentions, l’une ou l’autre de ces phases pourra prendre plus ou moins d’importance et occuper plus ou moins de place. Il est tout à fait concevable, par exemple, de rédiger une scène de combat qui passe rapidement sur les faits d’armes pour se concentrer plus longuement sur le sort des victimes, une fois la bataille terminée.

Une bataille peut constituer la partie la plus émotionnellement intense de votre roman, l’apogée de votre intrigue, si on utilise la terminologie de la pyramide de Freytag. Si vous le souhaitez, elle peut avoir un impact sur tous les personnages qui y participent, et constituer pour eux un tournant. Certains d’entre eux vont mourir, d’autres vont être blessés, d’autres encore vont être durablement traumatisés par ce dont ils vont faire l’expérience, ou vivre des événements qui vont transformer leurs motivations, en leur donnant par exemple des envies de vengeance. Un personnage peut aussi être transformé de manière positive par une bataille : ce sera le cas par exemple si à cette occasion il réalise son plein potentiel, s’il acquiert des certitudes au sujet de ses priorités et de ses objectifs, ou si ses faits d’armes lui valent d’obtenir une réputation héroïque qu’il n’avait pas auparavant. Si l’un de vos personnages ressort de la bataille sans être changé, c’est du gâchis.

Rédiger la bataille

Vos choix narratifs ont une influence considérable sur la forme que va prendre la bataille au sein de votre récit.

C’est le cas en particulier de la focalisation. Tout ce que j’ai mentionné jusqu’ici est principalement valable pour une bataille qui serait racontée à la troisième personne. Pour comprendre les différents actes d’un engagement militaire, comment ils s’inscrivent sur le champ de bataille, il faut du recul, et ce n’est qu’en découvrant les faits à travers l’œil d’un narrateur omniscient et extérieur au conflit que l’on va parvenir à atteindre le niveau de clarté maximal. Si la stratégie et l’articulation dramatique de la bataille sont importantes pour vous, c’est probablement ce type de narration qui va vous être utile. Par contre, le résultat risque d’être un peu clinique, loin de la violence et de la peur du champ de bataille.

La focalisation à la troisième personne avec des points de vue multiple offre un bon compromis entre la clarté de la narration et l’implication émotionnelle des protagonistes et du lecteur. Elle consiste à raconter le combat à-travers un certain nombre de personnages qui y participent : soldats des deux camps, héros, soigneurs, généraux, civils, etc… De cette manière, vous pouvez raconter votre bataille sous la forme de vignettes, centrées sur l’expérience subjective de vos personnages-point-de-vue, ce qui vous permet de construire une narration poignante, mais en incluant le point de vue des stratèges et des officiers, vous pouvez aisément expliquer au lecteur ce qui se passe sur le champ de bataille.

Troisième option, la narration à la première personne vous amène à raconter la bataille à travers l’expérience d’un narrateur unique, plongé dans les événements. Il s’agit de l’option la plus émotionnellement viscérale et sans doute la plus réaliste, pour qui veut découvrir les horreurs de la guerre, mais elle bute sur une limite indépassable : tout ce qui ne se déroule pas dans le champ de vision de votre narrateur ne peut pas être raconté. Et si celui-ci est un troufion, il ne connaît rien de la stratégie de ses supérieurs et il est possible qu’il ne comprenne rien à ce qu’il voit. Une telle scène de bataille risque d’être confuse, mais si votre seule ambition est de rendre compte du cheminement de votre protagoniste, elle peut être l’option la plus adaptée.

Deux mots du temps de verbe. Par définition, le récit au passé est celui qui vous donne la flexibilité dont vous avez besoin pour raconter le déroulement de votre bataille. Il est possible de raconter une bataille au présent, mais cela va vous donner moins d’options et compliquer la rédaction de cette partie de votre roman. Paradoxalement, l’utilisation du présent risque de créer une distance émotionnelle entre les événements et vos personnages, ce qui n’est pas nécessairement l’effet souhaité. À moins de la coupler avec une narration à la première personne et de jouer à fond la carte de la subjectivité, ce n’est probablement pas la meilleure option.

La bataille, si vous le souhaitez, peut fonctionner comme un roman dans le roman, une miniature des enjeux et des préoccupations de votre histoire. C’est le cas en particulier d’un point de vue thématique : les thèmes de votre roman, vous allez les retrouver dans votre bataille. Réfléchissez à la manière dont ils pourraient trouver leur place dans les événements que vous décrivez. Si votre histoire parle d’honneur, décidez lesquels des protagonistes de votre bataille vont se comporter de manière honorable ou déshonorable.

⏩ La semaine prochaine: La bataille terrestre