Critique : Les Tombeaux d’Atuan

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De l’enfance au début de l’âge adulte, la trajectoire d’Arha, forcée dès son plus jeune âge de devenir l’unique prêtresse d’une religion sans fidèles, cloîtrée dans un lieu reculé de l’île d’Atuan, sur le monde de Terremer, et dont la rencontre avec un voleur va bouleverser sa vie.

Titre : Les Tombeaux d’Atuan

Autrice : Ursula K. Le Guin (traduction Philippe Hupp)

Editeur : Le Livre de poche (ebook)

Comment écrire la suite d’un livre quand on n’a pas planifié d’en écrire une ? On serait bien inspiré d’imiter l’exemple d’Ursula K. Le Guin avec ce deuxième roman de la série « Terremer ».

Dans le premier volume, l’autrice nous faisait miroiter que son personnage principal, le magicien Epervier, était promis à une existence jalonnée de moments exceptionnels, mais le récit s’interrompait bien avant la plupart de ceux que son narrateur avait rapidement esquissé. Dans ces circonstances, la voie paraissait toute tracée : il suffisait de continuer là où le tome 1 s’était interrompu, et de servir aux lectrices et aux lecteurs une nouvelle fournée d’aventures à travers l’archipel de Terremer, jalonnée de tours de magie et de contemplations maussades sur l’existence humaine. Franchement, ça s’écrit tout seul.

Le Guin n’a pas fait ça du tout. Ce qu’elle a fait, c’est de prendre le premier roman et de le retourner comme une chaussette.

Alors que « Le Sorcier de Terremer » racontait les premières années de la vie d’un jeune homme, « Les Tombeaux d’Atuan » fait de même, mais avec une jeune femme ; le premier se déroulait dans un univers masculin, tout en liberté, le second dans un univers féminin, où tout est contrainte ; le premier nous emmenait dans une série de voyages dépaysants à travers des îles très variées, le second se passe presque intégralement dans un lieu clos ; le premier nous présentait un monde sans dieux où la magie était omniprésente, le second un monde sans magie où la religion est partout ; le premier racontait le conflit d’un individu contre sa propre arrogance, le second la libération face à une tradition séculaire. Ce faisant, l’autrice confère à son monde de Terremer une profondeur insoupçonnée, et nous le dévoile comme un instrument capable de raconter toutes sortes d’histoires différentes. Comme sa protagoniste, elle refuse de faire ce qu’on attend d’elle et rejette toutes les contraintes, même celles qu’elle aurait pu s’imposer à elle-même.

Vess-Atuan

« Les Tombeaux d’Atuan » est un roman feutré, renfermé sur lui-même, avec peu de lieux et peu de personnages. On n’aurait aucune peine à en tirer une pièce de théâtre, c’est d’ailleurs selon moi stupéfiant que ça ne soit pas le cas, tant ça serait facile et conduirait vraisemblablement à un résultat intéressant. Il y a beaucoup de dialogues, les décors sont toujours un peu les mêmes, et l’autrice fait preuve de tant de minimalisme et met un tel point d’honneur à distinguer différentes qualités de silence et à contraster profodnes ténèbres et glorieuse lumière qu’on croirait qu’elle est une inconditionnelle de Peter Brook.

Il est particulièrement intéressant de retrouver ici Epervier, le personnage principal du « Sorcier de Terremer », dans un rôle secondaire, plus mûr et plus serein que lorsque nous l’avons quitté. Ironiquement, Ursula K. Le Guin lui offre ici le prolongement de ses aventures esquissé dans le premier volume, mais plutôt que de lui faire vivre des aventures épiques, il joue ici un rôle peu glorieux, et ses hauts-faits nous sont racontés indirectement, comme un pied-de-nez à nos attentes de lecteur. S’il est là, c’est surtout pour jouer le rôle du catalyseur dans les changements que traverse Arha. Certains critiques ont regretté que celle-ci ait besoin de l’intervention d’un personnage masculin pour traverser cette étape-clé de son existence, mais selon moi elle reste à tous moments aux commandes de sa propre trajectoire, et son tempérament comme ses valeurs sont bien trempés et en font une protagoniste complexe et qui ne doit rien à personne, peut-être davantage que son homologue masculin.

« Les Tombeaux d’Atuan » constitue le modèle à suivre pour une suite réussie dans la littérature de l’imaginaire. C’est peut-être bien la suite la plus réussie de l’histoire de la fantasy. Le roman est l’égal du premier par la qualité, mais différe de lui en toute chose ou presque, et étend ainsi l’univers esthétique de Terremer bien au-delà de ce qu’on pouvait soupçonner. Considéré comme une oeuvre à part entière, c’est un livre qui happe le lecteur, qui, une fois le volume refermé, emportera toujours un peu de son silence et de ses ténèbres avec lui.

Critique : Le Sorcier de Terremer

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De l’enfance à l’âge adulte, la trajectoire d’un apprenti magicien, surnommé Epervier, qui va, par arrogance, libérer dans le monde insulaire de Terremer une créature du néant qu’il va finir par poursuivre à travers le globe.

Titre : Le Sorcier de Terremer

Autrice : Ursula K. Le Guin (traduction Philippe Hupp)

Editeur : Le Livre de poche (ebook)

Depuis longtemps, je nourris le projet, sur ce site, d’évoquer les classiques de la fantasy. Bien souvent, lorsque j’évoque le genre avec des individus qui s’en disent amateurs, je constate qu’ils connaissent bien les oeuvres des trente dernières années, mais qu’ils n’ont jamais lu les classiques. C’est dommage, et c’est pourquoi je suis tenté d’écrire des billets sur les oeuvres de Lord Dunsany, Fritz Leiber, Robert Howard, Poul Anderson, Tanith Lee, Michael Moorcock, Jack Vance, Roger Zelazny, etc… Dans les faits, cependant, il faut bien que j’admette que mes critiques ne sont pratiquement lues par personne, et qu’un tel projet ne justifierait pas l’énergie que j’y mettrais.

Par ailleurs, j’ai moi aussi énormément de lacunes, et je ne suis pas une référence dans ce domaine. Dans le but de parfaire ma culture générale, j’ai donc décidé, sur un coup de tête, de me plonger dans un ouvrage qui est considéré comme un classique du genre, et que je n’avais jamais abordé : Le Sorcier de Terremer, d’Ursula K. Le Guin.

C’est un chef d’oeuvre. Je ne classe pas les livres, mais si je le faisais, ce roman serait allé se loger, avant même que j’en achève la lecture, dans les hauteurs de tous mes classements personnels. Il me paraît bien cruel que ce livre ait existé pendant toute ma longue vie sans que je m’y plonge. Enfin voilà, c’est fait.

Le récit nous présente une partie de la vie d’un personnage dont l’autrice nous raconte d’emblée qu’il va connaître une trajectoire illustre (dont l’essentiel n’est d’ailleurs pas inclu dans ce volume, et que Le Guin n’avait aucune intention d’explorer davantage à l’époque). On le découvre petit garçon, gardien de chèvre sur l’île de Gont, puis dans ses premiers tâtonnements de sorcier, lors de son apprentissage dans une école de magie, et enfin dans les années qui suivent son enseignement, où il va longuement payer une erreur commise en raison de son arrogance. C’est à la fois un bildungsroman, un récit initiatique et une fable sur l’hubris et la manière dont un individu peut parvenir à dompter ses démons intérieurs. Certains ont voulu y voir un précurseur des aventures de Harry Potter, sans doute parce qu’il y a une école de magie dans « Le Sorcier de Terremer », mais ni l’un, ni l’autre n’ont inventé ce concept et les deux oeuvres ont finalement très peu de choses en commun.

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Parmi les tours de force du roman, son protagoniste, Epervier, ou Ged, un jeune homme difficile à aimer : arrogant et revanchard dès qu’il s’initie à la magie et dévoile tout son talent pour cette discipline, il devient progressivement amer et se referme sur lui-même, et ce n’est qu’à la fin du roman qu’il finit par découvrir qui il est et comment il fonctionne, et conquiert ses défauts les plus rédhibitoires. Entre les mains d’une autrice moins talentueuse, on aurait tôt fait de décrocher de ce roman au coeur duquel vient se loger un personnage si désagréable, mais elle parvient à nous attacher à sa destinée malgré tout, parce qu’on parvient toujours à comprendre ce qui l’anime, et qu’il finit par être la principale victime de sa prétention.

Le style du « Sorcier de Terremer » diffère des romans contemporains de fantasy (comme d’ailleurs de ceux publiés à l’époque). Le récit est écrit comme une fable, ou comme une chronique médiévale. L’autrice ne souligne aucun effet et s’interdit de s’apesantir sur les émotions ressenties par les personnages. Elle laisse parler les faits, souvent avec une certaine distance, et s’autorise des raccourcis où des événements qui auraient pu occuper des chapitres entiers sont résumés, voire expliqués par un narrateur omniscient qui peut paraître expéditif. Le résultat, c’est un récit très dense, où chaque chapitre nous plonge dans une situation nouvelle, et où le lecteur finit malgré tout par s’attacher aux personnages et aux lieux, une fois qu’il est parvenu à domestiquer les codes du roman.

Ce choix stylistique a un autre effet : il confère au livre un vernis de classicisme, qui dissimule avec effronterie son originalité et son caractère iconoclaste. Ici, rien n’est comme dans les classiques de la fantasy qui ont précédé Terremer, et à dire vrai, l’oeuvre est si singulière qu’elle détonnerait même si elle paraissait aujourd’hui. Ici, pas de grands continent semé de montagnes et de vastes prairies, mais un éparpillement d’îles ; pas de chevaux, mais des bateaux ; aucun des personnages principaux n’est un homme blanc ; on n’empoigne pas d’épée, d’ailleurs, on ne se sert pas de la violence pour régler les conflits. Quant à la magie, qui est par bien des aspects au centre de l’action, elle est à la fois traditionnelle et singulière, juste assez expliquée pour nous faire comprendre ses limites, juste assez mystérieuse pour qu’elle ne finisse pas par ressembler à de la mécanique.

Encore deux mots des derniers chapitres, où le récit prend quelques distances avec ce qui précède, du point de vue du style comme de celui du rythme. L’action se fait plus lente, les enjeux plus vifs, et les pages se peuplent d’une profonde mélancolie, alors que les personnages semblent disparaître au coeur d’un monde qui les dépasse, rappelant par moment la poésie d’un Robert Frost ou les romans de Charles Ferdinand Ramuz.

Dystopie & utopie

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Dans ce dernier volet au sein de cette courte série consacrée au thème du pouvoir dans le roman, je vous propose de prendre le temps d’examiner les genres littéraires qui s’intéressent aux rapports qu’entretient l’individu avec le pouvoir, et plus spécifiquement à un système politique en particulier.

Dans la littérature dystopique et utopique, c’est moins à la destinée des personnages qu’on s’attache qu’à celle de la société dans laquelle ils s’inscrivent. Ces genres utilisent les outils de la fiction pour chercher à comprendre par quels moyens l’organisation politique de la société peut devenir un instrument d’oppression ou d’émancipation des êtres humains. Les rouages d’un régime, son fonctionnement et ses ratés, sa création, son évolution et sa chute font l’objet d’une attention particulière.

Ces dernières décennies, on a assisté à un regain d’intérêt pour la littérature dystopique. Construit à partir des racines grecques qui signifient « mauvais » et « lieu », la dystopie se consacre aux sociétés construites de telle manière qu’elles font obstacle à l’aspiration au bonheur de leurs membres. Ces romans se consacrent à décrire des civilisations où la vie est un cauchemar, pour différentes raisons. La plupart des ouvrages du genre dénoncent la dictature sous toutes ses formes, mais d’autres font le procès de la bureaucratie, du pouvoir des médias, de l’isolement des individus, du népotisme ou de toute autre dérive qui mène au malheur.

Les dystopies classiques sont généralement des tragédies

En réalité, il existe deux sous-genres distincts qui portent l’étiquette « dystopie » et qui ont peu de choses à voir l’un avec l’autre, en-dehors du type de société dans lequel ils inscrivent leur intrigue.

Le premier, la dystopie classique – on serait presque tenté de dire « la dystopie adulte » – se consacre à décrire le cheminement d’un personnage au sein d’un système qui l’écrase. En général, le protagoniste est soit un membre ordinaire de la société en question, soit un étranger qui en découvre les rouages. Le début du livre permet de découvrir certains aspects du fonctionnement du régime dystopique dont il est question, puis, pour une raison ou pour une autre, le protagoniste est considéré comme un ennemi, un suspect ou un intrus, et il subit la sentence du système, qui finit par lui ôter sa vie, sa personnalité, sa santé mentale ou sa dignité.

Les dystopies classiques sont généralement des tragédies, en ce sens qu’elles racontent l’histoire d’un individu qui devient le jouet de forces qui le dépassent et contre lesquelles il ne peut rien – ici, il s’agit d’un appareil politique plutôt que des Dieux ou des forces du destin, mais la structure est la même. À la fin, le protagoniste est défait, tous ses efforts s’étant avérés futiles.

Les œuvres qui appartiennent à ce genre peuvent également être considérées comme des fables, dont le but est de pointer du doigt des failles ou des dangers de notre propre société. Les personnages des romans dystopiques sont impuissants à changer leur sort, semblent dire ces auteurs aux lecteurs, mais pas vous, donc agissez maintenant contre les dérives que nous pointons du doigt, sans quoi la fiction deviendra réalité. Ainsi, « 1984 » de George Orwell sert de drapeau rouge pour dénoncer la surveillance étatique et la propagande, « Le Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley dénonce le conditionnement, les rapports de domination et le totalitarisme, « Le Procès » de Franz Kafka est un conte sur l’absurdité d’un système judiciaire inique, etc…

Il s’agit de présenter une société fictive, tyrannique, qui exploite les individus en fonction de critères souvent arbitraires

Un auteur qui souhaiterais signer une œuvre dans ce genre devrait partir de ce qu’il considère comme une faille dans la société d’aujourd’hui, l’extrapoler, et en faire la base d’une société fictive, bâtie, si possible, avec un certain souci de cohérence. L’intrigue bâtie sur cette base ne sera ensuite qu’une mécanique destinée à broyer les personnages.

Au fond, les dystopies modernes – « adolescentes » dirons-nous, parce qu’elles sont souvent destinées à ce public – n’ont pas beaucoup de points communs avec ces textes classiques. La démarche est complètement différente. Il s’agit de présenter une société fictive, tyrannique, qui exploite les individus en fonction de critères souvent arbitraires. Dans la série « Hunger Games » de Suzanne Collins, un pouvoir central tyrannique oblige les pauvres à s’entretuer pour son divertissement. Dans « Divergente » de Veronica Roth, l’humanité se divise en différentes castes rigides, sur la base de profils psychologiques. Dans « Delirium » de Lauren Olivier, l’amour est considéré comme une grave maladie et les jeunes se font immuniser de force.

Les personnages principaux de ces romans ne sont pas des individus sans aucune prise sur leur destin. En réalité, c’est tout le contraire. Il s’agit d’adolescents ou de jeunes adultes qui vont se retrouver en porte-à-faux avec les valeurs dominantes, pour ensuite mener ou rejoindre une révolte. La conclusion de ces histoires, qui se déclinent généralement en séries, tourne le plus souvent autour d’une victoire contre l’oppression. Le désespoir présent dans la dystopie classique est absent.

Si vous souhaitez écrire ce genre de roman, il vous faut donc trouver un modèle de régime totalitaire : pourquoi pas une société où les gens sont divisés en fonction de leur groupe sanguin ? Ou alors une civilisation où le rire est puni de la peine de mort ? Ou encore un système dans lequel chacun est forcé de porter un masque, et où ceux qui vivent à visage découvert sont traités comme des marginaux ? Ici, l’émotion l’emporte sur la cohérence, et toutes les idées sont bonnes à prendre. Ajoutez un brin de révolte, de l’action, une pincée de romance, et vous obtenez une formule gagnante.

La littérature utopique se traîne une mauvaise réputation

Plus ancienne que la dystopie, sa sœur littéraire, l’utopie, est aujourd’hui considérablement moins populaire. Ce genre, dont le nom peut se traduire par « nulle part », ou « en aucun lieu », s’attelle à décrire une société idéale, sans injustice ni pénuries. En réalité, les œuvres utopiques classiques, comme « La République » de Platon, « Utopia » de Thomas More ou encore « Erewhon » de Samuel Butler n’ont qu’un pied dans le champ de la littérature. Il ne s’agit pas à proprement parler d’histoires au sens où on l’entend généralement. Ce sont des descriptifs d’une société, d’un système politique, qui utilisent certains des mécanismes de la narration romanesque pour rendre moins aride la transmission des informations. On peut comparer ce processus à celui qui consiste à utiliser un casque de réalité virtuelle pour se promener dans un monument : on emprunte certains des codes du jeu vidéo, mais sans en être pour autant.

Pour cette raison, la littérature utopique se traîne une mauvaise réputation, et ses œuvres les plus célèbres sont plus appréciées par les philosophes que par les critiques littéraires. En plus, par définition, le genre bute sur un obstacle : comme il se situe dans une société parfaite et que ce sont les mécanismes de cette société eux-mêmes qui sont au cœur de l’intérêt de l’auteur, ces récits sont complètement privés de toute tension dramatique.

Cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner toute tentative d’écrire un récit utopique. Je pense même que notre époque pourrait en avoir une grande utilité. Cela dit, pour en faire des romans intéressants à lire, il faut y mêler d’autres ingrédients, en faire des cocktails à base d’utopie.

Parfois, ce qui est considéré comme idyllique pour une personne ne convient pas à son voisin

La première possibilité, c’est de raconter une histoire dont l’action se situe dans une société utopique, mais qui ne se focalise pas sur la description de la société, ou s’intéresse à un aspect secondaire qui pose problème : on en trouve plusieurs illustrations dans les nouvelles et romans du cycle des « Robots » d’Isaac Asimov, où les mécaniques d’une société parfaite engendrent quelques aberrations.

Autre idée : évoquer une société utopique, mais où le personnage principal ne se sent pas à sa place. C’est ce que choisit de faire Ursula K. Le Guin dans « The Dispossessed », où un scientifique vit dans un paradis anarcho-syndicaliste, où il souffre parce que le travail agricole auquel il doit s’astreindre pour la communauté l’empêche de poursuivre ses recherches. Il finit par s’exiler, puis à rentrer chez lui une fois sa thèse publiée. Parfois, ce qui est considéré comme idyllique pour une personne ne convient pas à son voisin.

L’utopie est également une précieuse alliée du satiriste. On en prend conscience en lisant « Les Voyages de Gulliver » de Jonathan Swift, où l’auteur se sert des différentes sociétés idéales (ou supposées idéales) que visite son personnage principal pour se moquer des travers de son époque et montrer du doigt certains dysfonctionnement des institutions et des dirigeants de l’Angleterre du 18e siècle (raison pour laquelle une bonne partie de « Gulliver » est incompréhensible pour le lecteur hâtif du 21e siècle, mais rien n’empêche d’en imiter le principe).

Enfin, de la même manière qu’une partie de la littérature dystopique se consacre à décrire la destruction de régimes totalitaires, pourquoi ne pas bâtir un récit où des idéalistes construisent une société parfaite ? L’utopie est le point d’arrivée, ce qui n’empêche pas le conflit, qui prend la forme des nombreuses embûches que vont rencontrer les protagonistes sur leur route. Une société parfaite est-elle parfaite pour tout le monde ? Une société parfaite doit-elle être bâtie par des êtres parfaites ? Une société peut-elle être parfaite même si la réalité oblige ses fondateurs à compromettre leur vision de départ ? Voilà autant de questions intéressantes que pourrait soulever un roman de ce genre. Et finalement, la vraie utopie n’est-elle pas celle qui parvient à rester utopique même lorsque les circonstances l’obligent à se métamorphoser ?

⏩ La semaine prochaine: Éléments de décor – la mode

Éléments de décor : le genre

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Les êtres humains se divisent en deux sexes, féminin et masculin, reflet de leur système reproducteur, avec des différences génétiques, anatomiques et physiologiques, les principales étant justement liées à leur rôle potentiel respectif dans la reproduction de leur espèce. Dans certains cas, on observe des individus qui ont des caractéristiques des deux sexes, ou dont le sexe génétique ne correspond pas complètement au sexe anatomique.

À cela s’ajoute une autre dimension, celle du genre, une donnée sociale, culturelle et constitutive de l’identité individuelle qui est comme l’ombre portée du sexe, généralement attaché à celui-ci, mais plus insaisissable et d’une nature différente. Le genre est semblable à un masque que chaque personne porte, et qui est façonné par la civilisation dans laquelle il évolue, par son éducation et par ses choix personnels. Certains s’y sentent bien, certains n’y accordent aucune importance, certains choisissent de faire l’inventaire des éléments avec lesquels ils sont en accord et de ceux dont ils souhaitent se distancier, et certains le rejettent complètement.

Pour tout compliquer, le genre possède lui-même trois facettes distinctes : l’identité de genre (la manière dont l’individu se sent), l’expression de genre (la manière dont l’individu affiche son identité de genre) et la perception de genre (la manière dont tout cela est perçu de l’extérieur). Cela signifie qu’il existe des individus dont le vécu est très complexe et dont le sexe, l’identité de genre, l’expression de genre et la perception de genre sont en porte-à-faux les uns avec les autres, ainsi qu’avec les conceptions traditionnelles. Notre époque consacre une grande attention à ce genre de question, et il peut s’agir d’un thème éminemment littéraire.

Pour la plupart des gens, cela dit, ces questions sont relativement simples : leur sexe, leur identité de genre, leur expression de genre et leur perception de genre sont en harmonie. Cela ne signifie pas toutefois que ces individus ne représentent pas des sujets littéraires intéressants, au contraire. Après tout, que nous y consacrions une réflexion consciente ou non, nous sommes tous concernés par ces questions, à un niveau ou à un autre.

Une femme, par exemple, à qui la société va tour à tour réclamer d’afficher sa féminité, avant d’être critiquée quand elle le fait d’une manière jugée trop ostensible, fait face à une situation où son genre est mis en cause, même si son identité n’est pas directement concernée. Et que se passe-t-il le jour ou un homme souhaite rester à la maison pour s’occuper de ses enfants ?

À une époque où les frontières des questions de genre sont en train d’être tracées à nouveau, un écrivain peut saisir l’occasion pour les incorporer à des textes romanesques et leur donner une résonance littéraire en les incorporant au décor ou aux autres éléments constitutifs de son histoire.

Le genre et le décor

Comme l’aurons compris celles et ceux qui ont lu les paragraphes qui précèdent, nous vivons déjà dans un décor marqué par le genre. Le patriarcat, cet ensemble de valeurs et de règles non-écrites qui valorisent les hommes au sein de notre société, concerne chacun de nous au quotidien : c’est à cause de lui que les femmes sont moins payées que les hommes, qu’elles ont peur lorsqu’elles croisent des inconnus dans la rue, qu’on tolère mal qu’elles hurlent, qu’elles jurent ou qu’elles boivent, qu’on souhaite fixer toutes sortes de lois sur ce qu’elles ont le droit de porter ou non ; c’est aussi à cause du patriarcat que les hommes n’ont pas le droit de pleurer en public, se suicident davantage que les femmes et sont tournés en ridicule s’ils souhaitent porter du rose, ou enfiler des chaussures à talons.

Comme le présent billet ne se veut pas militant, je me contenterai de ce constat, et de souligner que ce que je viens de décrire, ce sont des enjeux de pouvoir, qui créent des inégalités et des mécontentements, et qu’il s’agit d’une matière littéraire par excellence. Un écrivain trouvera dans ces questions, traitées de front ou en filigrane, de multiples sujets de romans.

Cela dit, sexe et genre en tant qu’éléments de décor peuvent prendre des formes encore plus explicites. Il y a des lieux ou des situations où les rapports de pouvoir et les déséquilibres induits par le genre sont difficiles à passer sous silence : les hypermarchés, où on trouve une majorité d’hommes parmi les cadres et une majorité de femmes aux caisses, ou les universités, où les professeurs sont principalement des hommes alors que les femmes sont en majorité parmi les étudiantes, pour ne citer que ces deux cas. Ce type de tension peut être exploré dans un roman, même s’il n’en constitue pas le thème central.

Choisir le genre comme décor, ça peut aussi constituer à situer l’action à une autre époque, où les rapports entre femmes et hommes étaient encore bien plus rigides, ou à choisir comme toile de fond l’un des jalons historiques des luttes féministes, comme la conquête du suffrage universel. Attention toutefois : un lecteur qui espère lire un roman n’appréciera pas de se retrouver face à un livre d’histoire ou un pamphlet. Quelle que soit votre thèse, il faudra qu’elle s’efface derrière votre histoire.

Mais on peut très bien s’intéresser au genre en tant que romancier sans souhaiter se focaliser sur des rapports de force. Ainsi, un bildungsroman consacré à un-e adolescent-e qui explore son identité sexuelle peut constituer un thème intéressant. De même, tout roman qui met en scène une situation où l’un des sexes est absent (l’armée, le groupe de copines ou de potes) peut permettre de mettre en lumière les différences et les ressemblances dans la manière dont nos identités se constituent.

Le genre et le thème

Les femmes et les hommes sont semblables sur des milliers de plans, mais ils traversent l’existence en ayant des expériences qui sont parfois tellement dissemblables qu’ils ne parviennent même pas à en prendre conscience. Ainsi, pour ne citer que cet exemple, l’angoisse que peuvent ressentir certaines femmes lorsqu’elles se baladent dans la rue, en particulier dans les grandes villes, est un sentiment que beaucoup d’hommes ignorent, et que certains ont tendance à minimiser lorsqu’ils en entendent parler.

L’existence est pleine de ces malentendus, et tous ne sont pas aussi tragiques. Le désarroi de l’homme moderne, qui sait qu’il ne peut plus se comporter comme son père le faisait mais qui évolue dans un monde où les nouveaux codes n’ont pas encore émergé, est en soi un thème intéressant, qui peut être traité de manière existentielle et déchirante, ou comme une comédie.

Toutes ces questions peuvent d’ailleurs servir de thèmes à de nombreux romans, en particulier par le fait que les rapports hommes-femmes sont au cœur de la plupart de nos existences. Ainsi, n’importe quelle situation ou presque pourra être vue sous ce prisme : amour, travail, famille, jeunesse, vieillesse, etc… Dans la mesure où le roman que vous avez en tête met en scène des personnages masculins et féminins, il peut d’ailleurs être utile de consacrer une brève réflexion à la manière dont ils appréhendent leur situation sous l’angle de leur genre, même s’il ne s’agit pas du thème central de votre livre.

Il est également possible de s’intéresser à ces thèmes en filigrane, par petites touches. Vous pouvez très bien signer un roman un peu transgenre sur les bords, où les personnages féminins ont des intérêts, des attitudes et des apparences qui sont habituellement codées masculines, et inversement pour les personnages masculins, sans que cela soit explicité ou revendiqué de quelque manière que ce soit par les protagonistes. Oui, peut-être que votre personnage principal masculin est fleuriste et votre personnage principal féminin est pilote de rallye, et que cela ne réclame pas nécessairement d’explications particulières.

Un autre conseil : ne soyez pas frileux. Ayant choisi une jeune femme comme personnage principal d’un de mes romans, on m’a très souvent demandé s’il était difficile de se mettre à sa place (je pense qu’on n’aurait pas posé la question aussi souvent à une autrice dont le protagoniste serait un homme). Cette interrogation se base selon moi sur le cliché selon lequel les femmes, pour les hommes, seraient des créatures mystérieuses dont les motivations sont insondables. Ce n’est pas ainsi que je vois les choses : nous avons davantage de points communs que de différences. Quant à ce qui nous sépare, il n’y a pas de raison qu’un écrivain motivé et observateur soit incapable de s’en apercevoir et de s’en emparer pour s’en servir comme thème. Un homme ne peut pas prétendre parler à la place des femmes, mais ça n’empêche pas un auteur de donner vie à des personnages féminins. On examinera la semaine prochaine quelques techniques pour éviter les pièges dans ce domaine.

Le genre et l’intrigue

Quand on associe les mots « genre » et « intrigue », le premier mot qui vient à l’esprit, c’est « couple. » Le couple, c’est le terreau de toutes les luttes, de tous les désaccords, de toutes les négociations et de toutes les réconciliations entre les femmes et les hommes – en tout cas dans les couples hétérosexuels, et les librairies sont pleines à craquer de bouquins qui se basent sur ce type d’histoire. Non, vos personnages féminins ne doivent pas obligatoirement incarner leur genre tout entier, ni vos personnages masculins, d’ailleurs. Mais ils emportent avec eux des construits culturels et intellectuels liés au genre qui peuvent venir alimenter vos histoires.

Au cœur des préoccupations de notre époque, la transition d’un genre à l’autre peut également faire office de charnière centrale dans l’intrigue d’un roman. On peut s’y intéresser de la manière la plus explicite, en racontant l’histoire d’une transition transsexuelle. Les littératures de l’imaginaire peuvent aussi mettre en scène des changements de sexe accidentels, ou instantanés, voire des échanges de corps entre personnages féminins et masculins. Ce genre d’idée évoque plus souvent le théâtre de boulevard qu’un examen subtil des identités de genre, mais ce n’est pas une fatalité.

À une toute autre échelle, on peut choisir de raconter quelque chose de moins radical, mais qui va aussi servir d’intrigue à un roman : et si on racontait l’histoire d’un homme qui décide un matin de porter des fleurs dans ses cheveux ? Et si on s’intéressait aux premières femmes qui ont défié les hommes dans les compétitions d’échecs ? Et ces enfants qui, aujourd’hui, sont éduqués par leurs parents sans distinction de genre, et si on s’imaginait à quoi va ressembler leur vie d’adulte ?

Le genre et les personnages

En tant que composante ordinaire de notre identité, le genre fait partie de la description de n’importe quel personnage, que cela soit explicité ou non. Autant le garder à l’esprit afin de se poser les bonnes questions qui vont aider à détailler vos protagonistes : quelle est leur relation aux valeurs et aux représentations ordinaires de leur genre ? Les vivent-ils de manière harmonieuse ? Sont-ils en crise ? Est-ce que sur certains points, ils prennent leurs distance avec tout ça ? Est-ce que genre et sexe sont des aspects qui comptent à leurs yeux ou est-ce que c’est quelque chose auquel ils ne pensent jamais ? Ont-ils sur ces questions un point de vue militant, curieux, conservateur, réactionnaire ?

Comme il s’agit de questions largement débattues et qui peuvent susciter des prises de position tranchées de part et d’autre, prenez garde de ne pas tomber dans la caricature, même dans un roman qui s’attaque à ces questions bille en tête. N’oubliez pas que nous sommes des individus, avant tout label que l’on pourrait souhaiter nous accoler, et que nous ne sommes pas nécessairement les mêmes dans toutes les circonstances. Une femme pourra vouloir jouer au foot avec ses potes un jour et porter une robe et des boucles d’oreilles le lendemain. Les questions de genre sont vécues comme des prisons par certains individus, mais sur certains points, elles sont plus simples et plus flexibles que ce qu’on imagine.

Variantes autour du genre

On l’a vu, la fantasy et la science-fiction peuvent jouer autour des changements de sexe (et ne s’en privent pas). Elles sont moins aventureuses autour des questions de genre. Pourtant, rien n’empêche, par exemple, de mettre en scène une civilisation elfique qui conçoit les rôles de genre traditionnels très différemment que la civilisation humaine à ses côtés, ou alors un futur où toute représentation de genre n’existe plus en tant que telle et n’est plus qu’une composante de l’identité, impossible à distinguer des autres.

Un autre aspect où l’imagination peut être mise à contribution, c’est la question d’un troisième sexe (ou d’un quatrième, d’un cinquième, etc…) Dans « Imajica », Clive Barker imagine une créature androgyne qui peut faire l’amour comme une femme ou un homme, mais ne dépasse pas vraiment le niveau du fantasme. Dans Le Cycle de l’Ekumen, Ursula K. Le Guin met en scène une espèce où tous les individus sont ambisexuels, avec bien plus de subtilité.

S’imaginer un cycle de reproduction différent du notre peut ouvrir des perspectives intéressantes pour un roman de science-fiction. Et si les mâles et les femelles concevaient ensemble leur progéniture, et qu’un troisième sexe se chargeait de la gestation ? Et si le troisième sexe avait pour rôle de stimuler la fécondité des deux autres ? Et s’il existait un troisième sexe stérile, qui jouait un autre rôle dans la perpétuation de l’espèce, comme la protéger des menaces ou lui procurer de la nourriture ? Quelles définitions de genre pourraient naître de ces combinaisons inédites au sein de l’humanité ?

⏩ La semaine prochaine: Les femmes dans la fiction

L’interview: Elodie Agnesotti

Gourmande d’écriture, Elodie Agnesotti, auteure française encore bien éloignée de ses trente ans, a signé un recueil de poèmes, échafaude un roman de poésie, orchestre un blog passionnant et participe à différents autres projets créatifs et associatifs.

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Ta première publication est un recueil de poésie autoédité. Comment faire pour intéresser les lecteurs à la poésie ?

Ce n’est vraiment pas évident. La poésie est entourée d’une aura très mystérieuse, comme si elle faisait peur à beaucoup de lecteurs. J’ai l’impression qu’elle souffre de l’image qu’on nous en donne à l’école : quelque chose qui s’apprend par cœur, qui se récite… A-t-on jamais eu l’idée de faire apprendre aux élèves des passages entiers de romans pour les leur faire réciter ?

Aujourd’hui, j’ai encore l’impression que la poésie évolue dans un monde à part, avec ses lecteurs-habitués et ses codes. C’est un peu dommage. J’adorerais qu’il y ait plus de mélanges entre les genres, car c’est là que se trouve la richesse.

En attendant, quand j’écris de la poésie, c’est souvent pour y parler de voyages. Je trouve cette forme plus dynamique qu’une narration classique, qui ne laisserait pas suffisamment de place aux images et aux sons. L’avantage de cette thématique des voyages, c’est qu’elle parle à beaucoup de monde et qu’elle peut donc intéresser indépendamment de l’étiquette de genre. Quand mes lecteurs me disent qu’ils ont voyagé en me lisant, j’ai l’impression d’avoir rempli mon contrat, sans que la forme n’ait d’importance.

Écrire, pour toi, c’est un plaisir ? Un besoin ? Une torture ? Autre chose ?

Si ce n’était pas un plaisir, je pense que je n’écrirais plus depuis longtemps. Dès que l’écriture devient torture (typiquement, parce que je n’arrive pas à me sortir d’une scène que je dois écrire), j’ai tendance à passer à autre chose assez rapidement. C’est d’ailleurs une des raisons qui font que j’écris très lentement : quand je me force à extraire quelque chose de ma tête, cela ne me plaît jamais.

C’est aussi un besoin, comme une manière d’exprimer plein de choses que je n’exprime pas dans la vie quotidienne.

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Ça date de quand, ce goût de l’écriture ? Tu as des romans de jeunesse dans tes tiroirs ?

D’une certaine façon, je pense que l’écriture a toujours fait partie de moi. C’est une composante de ma personnalité. Pourtant, contrairement à d’autres auteurs, je n’ai pas cherché à écrire mes propres histoires avant l’adolescence – et encore, à cette époque, ce n’étaient que des textes courts ou des fan-fictions sans grand intérêt. L’envie d’un roman ne m’est venue qu’à la vingtaine. Quelque part, j’ai l’impression que l’écriture s’est épanouie en moi comme une fleur au printemps, pour ne se déployer qu’au moment où je me suis sentie prête. Ça ne l’a pas empêchée de toujours m’accompagner, sous des formes diverses.

Ton premier roman est à classer dans la catégorie « fantasy. » Pourquoi ce choix ?

C’est marrant parce que je ne l’ai pas vraiment vécu comme un choix. Le roman est né dans ma tête avec une certaine forme, des thématiques, et je ne me suis posé la question du genre qu’au moment où j’ai voulu présenter ce projet à d’autres gens. « Fantasy » est une étiquette facile car elle veut tout et rien dire. C’est un signal pour le lecteur. En fait, je pense que je n’aurais tout simplement pas pu dire ce que j’avais envie de dire, dans un univers réaliste. C’était une évidence.

C’est quoi selon toi, les littératures de l’imaginaire ? Est-ce à dire qu’il y a des littératures qui ne font pas appel à l’imaginaire ?

Il est certain que ce terme de « littérature de l’imaginaire » a quelque chose d’absurde.

Le propre de beaucoup de littératures, c’est justement de faire appel à l’imaginaire et de l’utiliser, à différents degrés, pour refléter la réalité. Par contre, les littératures dites de l’imaginaire (Fantasy, Science Fiction…) sont les seules, je pense, à ne pas faire semblant d’être la réalité. Il y a quelque chose de clairement assumé dans la démarche : au lieu de mettre le lecteur en face d’un miroir, on le met derrière une fenêtre et on l’invite à regarder le plus loin possible de ce qu’il connaît. Mais au final, c’est la même chose : toutes les littératures parlent de l’Homme.

Être originale, c’est important pour toi ? De quelle manière essayes-tu de te démarquer des autres auteur-e-s de fantasy ?

Je n’y pense pas trop quand j’écris et à vrai dire, ce n’est pas très important pour moi. A mes yeux, l’originalité n’est pas une fin en soi, c’est une chose qui vient assez naturellement si l’acte d’écrire est suffisamment abouti. Toute œuvre écrite avec sincérité aura forcément une part d’originalité étant donné qu’elle sera personnelle. Après tout, n’oublions pas qu’un des sens d' »original », c’est justement quelque chose d’authentique, qui provient de l’auteur et qui n’est pas une copie. Tout roman peut répondre à cette définition.

Au-delà de ça, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose d’un peu prétentieux à dire qu’on est original. Ca sous-entend qu’on a inventé l’eau chaude ou qu’on a révolutionné la littérature, alors que, quand on y regarde de plus près, aucun roman n’est réellement révolutionnaire. C’est comme une construction : elle se base toujours sur des fondations.

Pour être très honnête, je pense qu’à raisonner en terme d’originalité, on se trompe de combat. Les lieux communs peuvent avoir quelque chose de rassurant pour le lecteur, tant qu’ils ne sont pas un raccourci mais un tremplin vers autre chose. A force de vouloir les éviter à tout prix, on peut perdre de vue ce qui est réellement important : la psychologie des personnages et la sincérité de la démarche d’écriture.

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« Le mystère est le meilleur artisan du merveilleux » a écrit Ursula K. Le Guin. Quelles sont tes recettes pour émerveiller tes lecteurs ?

Je ne sais pas si l’émerveillement est ce qui caractérise le plus ma plume. En tout cas, j’ai l’impression qu’il renvoie à quelque chose d’un peu fascinant, dans lequel Ursula K. Le Guin s’inscrit totalement. Or, je fais très peu de Worldbuilding quand j’écris. Contrairement à beaucoup de gens, ce n’est pas vraiment ce qui m’intéresse en fantasy. Je préfère imaginer que mes personnages touchent les lecteurs, ça, oui. Je n’ai pas vraiment de recette miracle pour y arriver. J’essaie de me concentrer sur les ressentis de mes personnages et de nuancer au maximum ce qui les habite. J’essaie aussi d’aborder des thèmes assez larges, dans lesquels chacun peut se reconnaître : la recherche d’identité, le sentiment d’exil, l’urgence écologique…

Comment est-ce que tu juges la qualité de la littérature de genre en France ?

C’est comme tout : il y a du bon et du moins bon. A mes yeux, le meilleur auteur de SFFF est français et s’appelle Alain Damasio. Pour le reste, je dirais que la littérature de genre souffre surtout d’une mauvaise presse qui la relègue au rang de sous-littérature dans la culture française. J’ai l’impression que c’est plutôt l’inverse aux Etats-Unis, par exemple. C’est un peu dommage car je suis sûre que cela rend les éditeurs frileux et qu’on passe à côté de bien belles choses !

Tu te préoccupes de la représentation des personnages féminins dans les médias de l’imaginaire. Ces derniers sont-ils sexistes, selon toi ? Comment l’expliquer ? Et comment en sortir ? Comment traites-tu tes propres personnages féminins ?

Pas toujours, mais bien sûr qu’il y a une part de sexisme là-dedans ! Il suffit de se reporter à l’imagerie des jeux vidéos, où la femme est souvent représentée à moitié nue (alors même qu’elle est censée combattre) et les seins prêts à exploser. C’est peut-être moins visible en littérature, mais il y a quelque chose qui est extrêmement révélateur : je ne peux citer qu’un seul personnage féminin qui soit décrit comme étant moche, et qui ne soit pas une antagoniste. C’est Chien du heaume, dans le roman du même nom de Justine Niogret. Et justement, quand je l’ai lu, ça m’a marquée parce que ce n’est pas si courant. En fait, j’ai l’impression que les personnages masculins ont droit à davantage de diversité dans leur représentation, même s’il est évident qu’il existe également des clichés liés aux injonctions de genre. Et j’aimerais beaucoup que ça évolue.

Après, c’est finalement assez logique car la littérature reflète la société qui la fait naître, et que notre société est encore très sexiste. Mais loin de moi l’idée de donner des leçons ou quoique ce soit car je m’inclus totalement dans cette réflexion. Il y a peu, je me suis rendu compte que je tombais moi-même dans ces pièges. Je n’ai jamais écrit de personnage féminin laid, tout simplement parce que j’étais limitée par ce que j’ai toujours vu ou lu et que je ne me posais pas de questions. Peu à peu, je réalise que chaque auteur est responsable des personnages qu’il crée, et que tout changement commence d’abord dans nos propres projets ! Alors j’essaie d’être attentive aux lieux communs, et surtout de travailler la cohérence des ambitions de mes personnages féminins. Qu’elles ne deviennent jamais des faire-valoir.

Tu es administratrice d’un forum consacré à l’écriture. Est-ce important pour toi de te frotter à d’autres auteur-e-s ? En quoi est-ce que ça te permet de progresser dans ton écriture ?

Je n’ai jamais envisagé ma passion sans ce côté communautaire propre aux fora d’écriture ! Bien sûr, c’est hyper important de se frotter à d’autres styles, d’autres idées… car c’est cela qui ouvre nos horizons. Quand j’achète un livre, j’ai toujours tendance à aller vers les mêmes univers, alors que là, je suis exposée à plein de choses différentes en permanence. C’est aussi une source précieuse d’avis et de regards critiques, car tout le monde n’a pas la chance de connaître des bêta-lecteurs. Mine de rien, il y a quelque chose de réconfortant dans le fait de savoir que certaines personnes attendent la suite de notre roman, c’est motivant.

Un conseil, une suggestion à ceux qui te lisent et qui ont envie d’écrire?

N’ayez pas peur, lancez-vous !

Il y aura toujours quelqu’un pour vous soutenir et apprécier sincèrement ce que vous écrivez. Tout comme il y aura toujours quelqu’un pour vous dire que vous écrivez mal et que ce que vous faîtes n’a aucun intérêt. Ce qui compte à la fin, c’est la sincérité et le cœur que vous mettrez à la tâche.

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