Enjeux – quelques astuces

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Afin d’achever cette série sur les enjeux littéraires, comme j’en ai l’habitude, je vous propose encore quelques conseils en vrac. Certains sont absolument cruciaux, d’autres sont purement anecdotiques, donc sentez-vous libres de picorer là-dedans les grains qui vous paraissent les plus tendres.

Les enjeux au niveau de la scène

Dans toute cette série, j’ai constamment évoqué les enjeux comme étant un mécanisme lié à l’intrigue à l’échelle du roman. Mais la réalité, c’est que le même mécanisme existe à tous les niveaux de votre histoire : au niveau du chapitre, du paragraphe, de la phrase.

En concevant chaque séquence de son histoire, un auteur devrait se poser la question « Quels sont les enjeux de cette scène ? Pourquoi c’est important ? Qu’est-ce qui se joue ? Que se passerait-il en cas d’échec ? Et en cas de réussite ? » C’est une grille de lecture qui permet de s’assurer que chaque partie de votre roman a de l’importance, qu’aucun passage n’est inutile, et que la tension dramatique est ininterrompue du début jusqu’à la fin.

Tout ce que j’ai pu dire jusqu’ici au sujet des enjeux d’une histoire complète s’applique à l’identique aux fragments d’histoire. Et naturellement, plus vous parviendrez à connecter les enjeux d’une scène aux enjeux plus généraux de votre roman, plus votre récit sera cohérent et plus son impact émotionnel sera important.

Les enjeux au niveau des dialogues

Oui, oui, cela s’applique également aux dialogues. C’est exactement la même chose. J’ai déjà eu l’occasion de vous déconseiller d’inclure du bavardage dans votre roman. Ça n’a rien d’étonnant : le bavardage, c’est le dialogue sans enjeux.

Lorsqu’on discute, dans un roman, ce n’est pas que pour brasser de l’air. Il faut que cela serve à quelque chose : il y a des choses à gagner et à perdre, des informations à soutirer, un ascendant émotionnel à remporter, des possibilités de séduire ou d’intimider. Une scène de dialogue, comme n’importe quelle scène, c’est un roman en miniature, qui possède ses propres enjeux, et je ne peux que vous conseiller de savoir de quoi il retourne avant de la rédiger.

Les enjeux et les personnages

On a surtout analysé jusqu’ici la manière dont les enjeux s’imbriquent dans l’intrigue, tant il est vrai qu’il s’agit principalement d’une notion qui conditionne ce qui se passe au cours d’une histoire, la structure, la construction et la résonance émotionnelle d’un récit. Mais c’est également un concept qui vient s’articuler dans la construction des personnages. Il va le faire de toute manière, mais c’est encore beaucoup mieux si vous en êtes conscients et que vous planifiez tout ça en toute connaissance de cause.

Cherchez à savoir de quelle manière  vos personnages principaux vont se positionner par rapport aux enjeux du récit. En ce qui concerne les protagonistes, ça sera relativement facile : comme ils sont explicitement mentionnés dans la définition des enjeux, normalement, ça va coller à 100%. Mais en général, il y a en réalité un protagoniste, flanqué d’autres personnages importants : ceux-ci auront peut-être des enjeux légèrement différents, en ce sens que ce qui va leur arriver en cas d’échec sera distinct. En particulier, réfléchissez à leurs enjeux émotionnels ou sociaux : peut-être que l’histoire a des conséquences sur eux qui sont différentes de celle de votre protagoniste. Cela peut même être source de conflit entre eux, et peut-être que certains vont devoir faire des sacrifices en cours de route au nom du bien commun.

Et bien souvent, il y a un personnage pour qui les enjeux sont exactement l’inverse de ceux de votre protagoniste : on appelle ça un antagoniste. Sauf que peut-être que ce n’est pas si simple, peut-être qu’ils sont en opposition pour des questions de méthodes et d’objectifs, mais que les enjeux qui sous-tendent leurs actions ne sont pas des images miroir l’une de l’autre. Cela vaut la peine d’y réfléchir : quelles sont « les conséquences négatives de l’échec » des antagonistes ?

Besoins, souhaits, peurs, conflits

Les enjeux forment le principal moteur dramatique d’une histoire. On pourrait être tenté de n’y voir que la conjugaison des besoins, des souhaits, des peurs et des conflits qui animent les personnages. Tout le monde est traversé par ce genre de concepts. Tout le monde a besoin de quelque chose, veut quelque chose, craint quelque chose et est en désaccord avec quelqu’un au sujet de quelque chose.

Voilà des notions qui méritent d’être auscultées pour elles-mêmes, ou en tant qu’éléments constitutifs des personnages, comme on a déjà eu l’occasion de le faire ici. Par contre, elles sont distinctes des enjeux. Les besoins, souhaits, peurs et conflits sont des concepts psychosociaux liés à l’attitude et aux motivations des personnages, qu’ils soient réels ou fictifs. Les enjeux, en revanche, sont une notion de littérature, qui fonctionne à un degré de réalité supérieur à celui des personnages.

Oui, les enjeux peuvent être causés, influencés, mélangés avec ces quatre notions, mais ils peuvent également leur préexister, ou se manifester indépendamment des souhaits et des volontés des protagonistes. Cela mérite une analyse fine : en quoi les enjeux de votre récit sont-ils différents des pulsions de vos personnages ? En quoi sont-ils liés ?

En deux mots Les enjeux, c’est l’essence du drame. Il n’y a pas d’histoire sans enjeux. En revanche, il peut très bien y avoir des histoires sans besoins, sans souhaits, sans peurs ou sans conflits.

Défaite, victoire et égalité

Dans « enjeu », il y a « jeu », et il peut être pertinent de considérer cet élément sous un angle ludique. Dans les articles de la série, on a principalement défini les enjeux sous un jour négatif : « les conséquences négatives de l’échec des protagonistes », mais il peut être également intéressant de consacrer un peu d’attention aux conséquences positives.

En quoi la victoire, le triomphe des personnages de votre roman exerce-t-elle une influence sur le décor et les personnages de votre récit ? Il est méritoire d’éviter le pire, mais il peut être salutaire d’apporter le meilleur. Même si du point de vue dramatique, il est plus intéressant de se concentrer sur les conséquences potentiellement néfastes de l’histoire, les conséquences bénéfiques peuvent elles aussi bénéficier d’une petite réflexion. Qu’est-ce qui change pour le mieux ? Est-ce positif pour tout le monde ? Est-ce durable ? Certains aspects de la situation sont-ils irrémédiablement améliorés, sans possibilités de retour en arrière ?

Et si personne ne gagne ? Que se passe-t-il en cas d’égalité ? De match nul ? Et si les protagonistes n’échouent pas mais ne réussissent pas non plus, qu’arrive-t-il ? On peut être pensé que la résultante va ressembler au statu quo, mais ce n’est pas nécessairement le cas. En cas d’égalité, la situation peut évoluer malgré tout, et il peut être fructueux de se demander dans quelle mesure elle peut le faire.

L’ironie dramatique

On parle d’ironie dramatique quand le lecteur sait quelque chose que le protagoniste ignore. Cela peut acquérir une résonance toute particulière quand on examine cette idée au regard des enjeux littéraires.

En fonction des choix narratifs de votre récit, il est possible que votre personnage ait du retard – ou de l’avance ! – sur le lecteur en ce qui concerne leur compréhension des enjeux de l’histoire dans laquelle ils s’inscrivent. Alors que le lecteur sait que le protagoniste ne dispose plus que de 48 heures pour sauver la ville, celui-ci l’ignore, et tout le temps qu’il perd à faire autre chose est vécu comme une torture, ou en tout cas comme un suspense insoutenable par le lecteur.

Parfois même, ce que le protagoniste prend pour les enjeux se situe à l’inverse de ce qu’il devrait réellement accomplir, et toutes les actions qu’il entreprend l’éloignent de son objectif. Il est son propre pire ennemi, il conspire contre lui-même, et le lecteur, impuissant, ne peut que souhaiter qu’il finisse par en prendre conscience.

Les enjeux avant l’histoire

On l’a compris : les enjeux sont une notion qui permet de structurer l’intrigue d’une histoire. C’est très bien, mais cela ne veut pas dire nécessairement que ceux-ci naissent avec le début de l’histoire. Ils peuvent très bien préexister à la première page du livre. Votre personnage peut se retrouver catapulté dans une situation déjà en cours, qui comporte des enjeux potentiels, voire même des enjeux identiques à ceux que votre protagoniste va devoir endosser, mais assumés par quelqu’un d’autre.

Par exemple, votre roman peut traiter des efforts de votre personnage pour acquérir et restaurer la vieille demeure familiale, après que son père a tenté de le faire pendant des années et a échoué à décourager d’éventuels acquéreurs potentiels.

Rappelons ce conseil déjà donné ici : débutez votre histoire le plus tard possible, au moment où les choses deviennent les plus intéressantes possible, pas avant, quand la tension monte lentement et que les choses se mettent en place. Cela veut dire que les enjeux seront placés avant même la première page de votre roman.

Changer les enjeux

On a énormément discuté ici des possibilités d’escalade, d’augmenter les enjeux. Il est également possible de les changer en cours de route. Possible, mais délicat, parce que cela peut créer des ruptures qui vont rendre votre histoire difficile à suivre, ou insatisfaisante pour le lecteur.

Dans les histoires de Conan le Cimmérien, par Robert Howard, on trouve essentiellement trois types d’enjeux différents, selon l’âge du protagoniste. Le jeune Conan n’aspire qu’à vivre libre et sans entraves, et ses enjeux tournent autour de la perte de sa liberté. Le Conan adulte rêve de conquérir le pouvoir, et finit par devenir roi de l’Aquilonie, et ses enjeux ont à voir avec l’acquisition d’argent et d’avantages. Le Conan mûr règne sur l’Aquilonie, et se demande si le pouvoir ne lui a pas coûté la liberté, et ses enjeux se confondent avec ceux de son royaume. À cela s’ajoutent naturellement des enjeux spécifiques à chaque histoire, ce qui fait que si l’on se mettait en tête de lire toutes les nouvelles de Conan dans l’ordre biographique, on assisterait à d’importants changements au niveau des enjeux.

Ce genre de chose a toute sa place dans une série, littéraire ou télévisée. C’est plus délicat à négocier dans un roman d’un seul tenant. Dans la mesure où l’enjeu est le nerf de l’histoire, si l’on en change en cours de route, c’est comme si on racontait une autre histoire. Pour parvenir à le justifier, il faut par exemple que les thèmes de votre roman soient très forts, et que ce soient eux qui structurent votre récit. Imaginez que vous écriviez un roman sur la Foi, mettant en scène un Croisé à différentes époques de sa vie, où il est d’abord subjugué par Dieu, puis prosélyte, fanatique, en crise, et enfin amer. Chaque section du récit aura sans doute des enjeux différents, ce qui est possible parce qu’il y a autre chose qui donne sa cohérence à l’ensemble. À moins que ça soit le cas de votre projet, je déconseille de changer du tout au tout les enjeux en cours de roman.

Abandonner les enjeux

N’abandonnez jamais, jamais les enjeux avant la fin du roman. Les enjeux, c’est le roman. Vous pouvez les intensifier, les modifier, les présenter sous une lumière nouvelle, mais pas les abandonner. Dès l’instant où ceux-ci sont retirés du récit, il n’y a plus de tension, plus de moment dramatique pour tirer l’intrigue en avant, plus aucune raison pour le lecteur pour continuer à vous lire.

Abandonner les enjeux, c’est comme démonter les buts d’un terrain de football avant la fin du match ; c’est comme proposer des billets pour un avion qui n’a pas de moteur ; c’est comme construire un musée magnifique mais oublier la porte ; c’est comme faire l’Orient-Express et s’arrêter à Strasbourg. Ne le faites pas.

Augmenter les enjeux

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Déclarer, comme je l’ai fait dans la première partie de cette série, que les enjeux littéraires sont « les conséquences négatives de l’échec des protagonistes » peut fournir une indication trompeuse. En effet, en se basant sur cet énoncé, on pourrait croire que l’enjeu, c’est une situation pleinement connue dès le départ de l’histoire, et qu’il faut patienter jusqu’à la conclusion pour, dans un tournant final, savoir si nos protagonistes réussissent et échouent. Oui, parfois, c’est bien de cette manière que ça se passe, mais en général, les enjeux évoluent, se corsent, augmentent au fil de l’intrigue.

Pourquoi le faire ? Pourquoi ne pas se contenter de garder les enjeux de départ ? Parce que plus les enjeux seront élevés, plus l’implication émotionnelle des lecteurs va se renforcer, et plus glorieuse sera l’issue du roman si les protagonistes s’en sortent. Par ailleurs, modifier les enjeux, c’est introduire une surprise : ce que le lecteur tenait pour acquis n’est plus vrai, il est bousculé et s’inquiète pour la sécurité du protagoniste. Il y a tout à gagner à agir de la sorte.

C’est ce que j’ai appelé « la Loi de l’Escalade » lorsque j’ai évoqué les suites littéraires : non seulement les enjeux sont de plus en plus importants d’un tome à l’autre, comme on l’a vu à cette occasion, mais ils gagnent également en importance à l’intérieur d’un même volume. Afin d’y voir plus clair, je vous propose cette semaine quelques pistes qui doivent vous permettre d’augmenter les enjeux.

Les enjeux à épisodes

La première voie que j’évoque ici est aussi la moins bonne. C’est celle des romans picaresques ou des séries à épisodes. Dans ce genre de récits, parfois, on établit un enjeu de départ, et le protagoniste va ensuite connaître une série d’aventures, qui présentent chacune des enjeux secondaires, et qui toutes, l’approchent ou l’éloignent de l’enjeu principal.

On peut essentiellement procéder de deux manières différentes. Dans son cycle de « Dilvish le Damné », Roger Zelazny retrace, par le biais d’une série de nouvelles et d’un roman, la vengeance du personnage-titre contre le sorcier Jelerak. Chaque histoire raconte une aventure distincte, mais qui toutes approchent Dilvish de son objectif.

Autre angle d’attaque, celui de la série télé « The Mandalorian ». Celle-ci raconte, initialement en tout cas, le voyage d’un mercenaire qui a fait vœu de protéger un enfant et de trouver des gens qui pourraient le recueillir. La structure ressemble à celle de « Dilvish le Damné », mais chaque épisode est davantage imbriqué dans le précédent que dans le cycle de Zelazny. Essentiellement, à chaque fois que le Mandalorien pense avoir trouvé une solution à son problème, il doit s’acquitter d’une tâche ou triompher d’un péril supplémentaire, ce qui fait qu’il semble perpétuellement s’éloigner de l’enjeu.

Si ces approches existent, c’est en raison des exigences formelles d’une série fractionnée en divers épisodes. Elles donnent de bons résultats dans ce cadre, mais il s’agit d’une manière médiocre d’augmenter les enjeux : le lecteur a plutôt une impression de stagnation, voire que la résolution finale de l’intrigue s’éloigne de plus en plus. Dans un roman fait pour être lu d’une seule traite, je vous suggère de procéder d’une autre manière.

Les enjeux-gigogne

Variante des enjeux à épisodes, ce que j’appelle « enjeux-gigogne » sont des enjeux qui sont contenus dans des enjeux plus grands, eux-mêmes contenus dans des enjeux plus grands, et ainsi de suite. Ce que le protagoniste prend initialement pour les enjeux de l’histoire n’en forment en fait qu’une petite partie, et en poursuivant ses aventures, il réalise qu’il fait en réalité face à des enjeux bien plus larges. Les enjeux semblent augmenter, même si en réalité, c’est uniquement notre perception de ceux-ci qui s’affine.

Prenez l’exemple d’un petit village qui se fait régulièrement mettre à sac par des bandits. Notre protagoniste, un jeune guerrier, parvient à vaincre le chef des brigands, mais ce faisant, il réalise que celui-ci est à la solde de la capitaine d’une armée, qui cherche à assoir sa domination sur toute la région. Progressivement, il prend conscience que celle-ci n’est elle-même qu’un rouage dans le plan d’un roi-sorcier, qui souhaite exterminer des milliers d’âmes afin de lancer un sortilège qui lui donnera la vie éternelle. Ce n’est sans doute pas l’intrigue la plus originale qui soit, mais elle permet de comprendre cette mécanique en forme de poupées russes : d’une certaine manière, ruiner les plans du roi-sorcier est le véritable enjeu du roman, même si le protagoniste et le lecteur l’ignorent au départ du livre, mais la lutte contre la capitaine et celle contre le chef des brigands représentent des aspects particuliers de cet enjeu, qui forment eux-mêmes des mini-enjeux temporaires pour le récit.

Cela fonctionne d’ailleurs tout aussi bien pour un roman existentiel. Au début de l’histoire, le protagoniste souffre de maux de tête qui l’empêchent de se concentrer et de poursuivre un projet professionnel qu’il doit rendre dans des délais très courts. Lorsque la douleur s’accentue, il découvre qu’il est atteint d’une maladie grave et qu’il doit subir une opération de toute urgence. Après l’échec de la procédure, le roman dévoile son véritable enjeu, qui contient les deux précédents : la manière dont un individu fait face à la mort.

Renforcer l’implication

C’est un cliché mais ça marche. Une manière d’augmenter les enjeux, c’est de les rendre de plus en plus personnels. Au début, le héros se bat pour son pays, puis c’est son village natal qui est pris pour cible, et à la fin le méchant capture sa fiancée et menace de l’exécuter s’il ne capitule pas. Il se sent de plus en plus menacé, les enjeux personnels sont de plus en plus tangibles, et la charge émotionnelle de l’histoire est croissante.

Suivre les aventures d’un pompier qui tente de sauver un maximum de gens dans un village à la merci d’une coulée de boue dévastatrice, c’est palpitant. S’il a de bonnes raisons de penser que son fils est allé faire un tour à bicyclette dans la zone inondée, l’affaire prend une dimension bien supérieure.

Là, je vous renvoie à la lecture de l’article où j’explique comment établir une connexion entre le protagoniste et les enjeux. Oui, rendre les choses de plus en plus personnelles, ça fonctionne, mais cela réclame du travail pour que le lecteur se soucie de ce qui est en train de se passer. Il s’en fichera pas mal que la tante du héros soit en danger de mort s’il ne la connait pas et n’en a jamais entendu parler. Dans le film « L’Ascension de Skywalker », on trouve un bon exemple de tentative ratée de renforcement de l’implication des enjeux. Pour montrer à quel point ils sont déterminés, les méchants décident de pulvériser une planète à laquelle les protagonistes sont attachés – mais en réalité, leur cible est un monde sur lequel l’action du film s’est attardée moins d’une dizaine de minutes et auquel ni les héros, ni les spectateurs n’ont eu le temps de s’attacher.

Le sacrifice

Dernière approche pour augmenter les enjeux d’un récit : le protagoniste se sacrifie. Afin d’atteindre les enjeux du roman, il renonce à tout jamais à quelque chose qui lui tient à cœur. Pour que cela compte comme un sacrifice, il doit s’agir d’un choix, et celui-ci doit être irréversible. La chose perdue l’est pour toujours. Cela peut représenter un tournant émotionnel d’une histoire.

Comment Aron Ralston est parvenu à quitter en vie le canyon où un éboulement l’avait emprisonné ? Vous le savez si vous avez lu son livre ou vu le film « 127 heures » : il s’est scié le bras. Voilà un exemple très parlant d’un protagoniste qui commet un sacrifice pour atteindre ses enjeux. L’enjeu, c’est la survie, le sacrifice, c’est l’amputation.

Voilà qui donne une bonne mesure de la marge qui s’offre à vous en tant qu’auteur, lorsque vous décidez que votre personnage principal a mérité de souffrir et qu’il va devoir faire un sacrifice. Elle peut être exprimée en une proposition simple : si l’enjeu d’un roman constitue les pires conséquences négatives imaginables de l’échec des protagonistes, quel serait la deuxième chose la plus grave qui pourrait arriver ? Voilà ce qui doit être sacrifié. Plus le sacrifice est grand, plus la charge émotionnelle est élevée, plus le roman est poignant.

Pour refermer le trou de ver qui menace d’engloutir le système solaire, notre héros rentre dans la faille spatiale et la referme de l’intérieur, après avoir tenté toutes les autres approches : il sacrifie donc sa vie pour sauver l’espèce humaine ; dans une histoire d’horreur, face aux démons qui peuplent une maison hantée, notre héroïne choisit de sacrifier sa santé mentale plutôt que de se laisser dévorer l’âme ; afin de livrer les médicaments au petit village au fond de la jungle, les membres de la compagnie Bravo font face à un feu nourri – ils choisissent de foncer contre les tirs ennemis pour donner à l’un d’entre eux la chance de remplir la mission.

Ça ne doit pas nécessairement être une question de vie ou de mort. Dans une romance, les parents de l’héroïne menacent de lui couper les vivres si elle ne renonce pas sur le champ à sa relation avec sa copine. Si elle souhaite vivre son histoire d’amour, elle doit donc renoncer à la sécurité matérielle, à ses études et à une partie de ses projets d’avenir. Dans les derniers chapitres d’une telle histoire, quand la romance se complique et que notre héroïne doit reconquérir la femme qu’elle aime, les enjeux sont exacerbés par ce sacrifice : si elle échoue, elle aura tout perdu, sans rien gagner.

Le message

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Sur ce blog, j’ai passé beaucoup de temps à détailler de quelle manière le monde qui entoure un auteur, la civilisation, la culture, la fiction, peuvent l’influencer, l’inspirer, voire le pousser à se fourvoyer en dressant des obstacles sur sa route. C’est un fait : la littérature est un art poreux, qui subit des influences tous azimuts, et s’abreuve à des sources multiples.

Mais cette porosité fonctionne dans les deux sens. Si le monde influence la littérature, la littérature exerce elle aussi une influence sur le monde. C’est peut-être plus subtil, souvent presque imperceptible, mais une chose est sûre : un roman n’existe pas en vase clos, il laisse une marque sur le lecteur et interagit avec ses valeurs et ses convictions, et, partant, sur la société au sens large. Les romans de Jane Austen ont donné corps dans nos esprits à une certaine forme de romance mélancolique qui influence la manière dont nous concevons les relations amoureuses ; « 1984 » de George Orwell nous fournit les outils pour interpréter les méthodes des régimes totalitaires ; William Gibson et les pionniers du cyberpunk ont imaginé le vocabulaire de notre époque des décennies avant que celle-ci n’advienne.

Laisser ce type de marque dans l’esprit des lecteurs constitue une proposition extrêmement tentante pour certains auteurs. Prenant conscience que la littérature a le pouvoir d’éveiller les consciences et d’étendre la perception du monde qui nous entoure, certains romanciers choisissent d’en faire leur objectif, et de rédiger des romans à message. Il ne s’agit en aucun cas d’une obligation, mais juste d’une possibilité parmi d’autres qu’offre le monde de la fiction.

Un message n’est pas un thème

C’est quoi, un roman à message ? C’est une histoire conçue pour offrir au lecteur une proposition morale, un projet de société, un ensemble de valeurs. Un tel roman n’est pas « neutre », il ne se satisfait pas de laisser le lecteur décider de l’interprétation qu’il souhaite donner aux événements relatés dans le texte. À la place, il poursuit un objectif spécifique, un message que l’auteur a intentionnellement entrelacé dans son texte et qui est exprimé de la manière la moins ambigüe possible. « Il faut utiliser les ressources naturelles avec parcimonie », « La violence n’engendre que davantage de violence », « Le système économique s’autodétruira s’il ne traite pas les individus avec justice et humanité » : quel que soit le message, l’auteur l’a placé dans son histoire délibérément, charge au lecteur d’en prendre note, qu’il soit ou non d’accord avec la démonstration ou avec la conclusion qu’on lui propose.

Même si les deux notions sont liées, un message n’est pas un thème. La plupart des narratifs explorent, volontairement ou non, un ou plusieurs thèmes. Il s’agit de vastes sujets philosophiques ayant trait à la condition humaine ou à sa relation avec la société et/ou avec le cosmos, qui viennent donner du sens à une histoire, servir de fil rouge, l’inspirer, lui fournir un peu de cohérence ou lui conférer une résonance supplémentaire qui va potentiellement toucher le lecteur. Un thème, cela dit, n’est pas nécessairement explicite, il peut même exister indépendamment de la volonté de l’auteur (même si c’est dommage), et il peut être abordé de manière satisfaisante même si le lecteur ne prend pas conscience qu’il existe. C’est tout le contraire du message, qui, s’il est délivré de manière compétente, doit l’être sans ambiguïté. Cela laisse la place à la subtilité et à la nuance, mais enfin, si en refermant un roman à message, on n’a pas capté ce que l’auteur cherchait à nous dire, celui-ci a raté sa mission.

Pour qu’un message soit efficace, celui-ci doit faire partie des toutes premières intentions de l’auteur. Il doit être présent dès les premières ébauches de l’histoire et accompagner le développement du récit à chaque étape. Pour que votre roman communique efficacement, par exemple, que « L’enfance est ce qu’il y a de plus sacré », ou que « La liberté vaut mieux que la sécurité », il faut que vous ayez décidé dès le départ que cet énoncé va constituer la pierre angulaire de votre roman, et vous y tenir jusqu’au bout. Si vous décidez à mi-parcours que votre histoire doit comporter un message, et que vous choisissez de l’incorporer, par exemple, à travers les déclarations de vos personnages, la thèse va manquer de consistance et risque de rater sa cible.

Quelles valeurs sont défendues par les personnages principaux ?

La manière la plus évidente d’intégrer un message à un roman consiste à délivrer celui-ci à travers le cheminement du protagoniste. Si on peut définir une histoire comme un récit au cours duquel un personnage change, faites de ce changement le message que vous souhaitez adresser à vos lecteurs. Ainsi, la leçon que votre protagoniste va apprendre au cours de ses aventures est celle que vous souhaitez transmettre à travers votre livre. C’est le principe de la fable, ou du conte moral. Votre personnage principal peut être un candide qui découvre un aspect de l’existence dont il n’avait pas conscience, ou dont il avait été préservé par un mode de vie privilégié, ou alors un individu présentant une faille morale qu’il apprend à combler en croisant la route d’autres personnages. Attention, pour que cela fonctionne, il faut qu’il entame l’histoire en ignorant la leçon que vous transmettez à travers lui, ce qui peut le rendre détestable aux yeux de certains lecteurs. Faites en sorte de lui trouver des circonstances atténuantes, ou de rendre cette lacune cohérente avec le reste du récit.

Si vous souhaitez inclure un message à travers vos personnages mais que vous ne voulez pas que celui-ci prenne toute la place, une autre manière de procéder consiste à l’exprimer à travers les associations d’idées. Quelles valeurs sont défendues par les personnages principaux ? De quelle manière se comportent-ils ? Quels sont les fruits de leur attitude ? À l’inverse, quelles sont les valeurs des antagonistes et où cela les mène-t-ils ? Par exemple, un personnage qui se soucie d’écouter les points de vue de chaque personne et de respecter les individus, quelle que soit leur origine sociale, va être porteur d’un message égalitaire perceptible par le lecteur, même s’il ne constitue par l’argument central du roman.

Une autre manière d’amener un message dans un narratif, c’est d’intégrer celui-ci aux enjeux de l’histoire plutôt qu’au parcours du protagoniste. En clair : votre roman raconte l’histoire d’une lutte. Votre personnage principal est porteur de certaines valeurs qu’il souhaite voir triompher, et il affronte un ou plusieurs protagonistes dont les valeurs sont différentes. C’est dans l’articulation entre ces deux points de vue rivaux que se forge le message du livre. Le risque de cette approche, c’est qu’à trop privilégier le point de vue du protagoniste par rapport aux objections soulevées par l’antagoniste, votre message apparaisse comme incomplet ou naïf.

Le dosage est crucial, lorsque l’on écrit un roman de ce type. Par définition, un message est de nature morale, c’est-à-dire qu’il présente certaines attitudes comme bonnes ou mauvaises. Comme il n’existe pas de valeurs morales immanentes ou objectives, cela signifie que, potentiellement, une partie de vos lecteurs ne seront pas d’accord avec vous, ou pas convaincus par votre thèse. Et même s’ils le sont, une partie du lectorat n’apprécie pas de se voir donner la leçon, et réagit négativement à une histoire trop revendicatrice. La solution est de faire preuve de subtilité, de traiter les questions dans leur complexité, d’éviter d’enfoncer les portes ouvertes et de délivrer un message qui ne soit pas simpliste. À moins que vous n’écriviez un roman destiné au jeune public, des messages tels que « s’entraider, c’est chouette », « l’injustice, c’est pas bien » ou « le pouvoir corrompt » n’auront pas beaucoup d’intérêt. Cherchez, comme toujours, ce que vous pouvez apporter de singulier au débat, et vos lecteurs vous en seront reconnaissants.

Éléments de décor: le pouvoir

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Quand j’étais petit, je vivais dans un quartier planté de plusieurs grands immeubles d’habitation, et les enfants avaient l’habitude de se retrouver sur la pelouse pour jouer ensemble. Naturellement, les garçons organisaient des parties de foot, et comme je faisais partie des plus jeunes de la bande, je me retrouvais assigné au rôle de gardien de but, sans pouvoir donner mon avis. Je ne m’y suis pas beaucoup amusé et de là provient sans doute le peu d’intérêt que j’ai pour le sport, aujourd’hui encore.

Cela dit, cette anecdote illustre parfaitement ce que c’est que le pouvoir, le pouvoir politique, au sens où nous allons l’explorer dans ce billet : il s’agit de la capacité d’une personne ou d’un groupe à prendre des décisions qui impliquent une collectivité, ce qui nécessite, pour les réaliser, d’utiliser la force ou la persuasion. Ce que faisaient les grands sur notre terrain de foot improvisé, c’était tout simplement d’organiser les parties, et d’assigner à chacun un rôle spécifique, en s’appuyant sur le statut que leur apportait leur âge et leur force physique. Ce n’est pas très différent de la manière dont une collectivité publique s’organise. Quant à moi, j’étais la minorité opprimée.

D’ailleurs, le pouvoir reste le pouvoir, quelle que soit la forme qu’il prend. Ainsi, les suggestions que vous trouverez dans ce billet sont pensées dans la perspective du pouvoir politique, temporel, qui est déjà un vaste sujet, mais la plupart d’entre elles sont tout aussi valables en ce qui concerne, par exemple, le monde de l’entreprise, l’administration, la hiérarchie religieuse ou académique, ou même la manière dont s’organisent les prises de décision dans un forum sur le web.

Le pouvoir, c’est un sujet littéraire par excellence. Déjà, parce qu’il concerne l’action, collective en l’occurrence, ainsi que le changement, deux éléments qu’on retrouve au cœur de la plupart des histoires. Exercer le pouvoir, c’est changer le monde qui nous entoure et vivre avec les conséquences, et rien qu’en déroulant cet énoncé, on réalise qu’on se situe en plein schéma narratif. D’innombrables romans traitent de personnages qui prennent des décisions au nom d’une collectivité ou qui subissent les décisions prises par d’autres.

Et puis qui dit pouvoir dit conflit, puisqu’il y a toujours des individus qui ne sont pas d’accord avec les changements proposés (ou imposés). Poser la question de l’exercice du pouvoir, c’est presque déjà solutionner la question des enjeux du narratif, et fournir des motivations aux protagonistes comme aux antagonistes. Mettons qu’un roman traite de la construction d’un barrage en marge d’une réserve naturelle : les promoteurs du projet vont s’opposer aux défenseurs du site et les thèmes vont tourner autour de la lutte entre préservation et développement économique.

Enfin, le pouvoir ne fait pas que changer le monde, il change aussi celles et ceux qui l’exercent, qui doivent, en prenant leurs décisions, opérer des choix moraux qui peuvent les transformer, modifier leur perception de ce qui les entoure, déplacer les frontières de leur indignation, les rendre plus ou moins perméables aux flatteries ou à l’injustice.

On le voit bien, pour ces raisons, un roman centré sur les questions de pouvoir sera facile à construire. Mais même si on souhaite se consacrer à un autre thème, ces enjeux-là sont partout et un auteur serait bien inspiré de réfléchir à la manière dont le pouvoir est représenté dans son histoire, même lorsqu’il ne s’agit pas de l’axe central de son histoire : le pouvoir, qui l’exerce et pour quelle raison ? De quelle manière ? Dans quel but ? Qui s’y oppose ? Pourquoi ? Toutes ces questions vont vous permettre de clarifier le décor de votre roman et même sa structure.

Un auteur pourrait même, si c’est son inclination, adopter une posture marxienne et estimer que toute histoire est fondamentalement une question d’enjeux de pouvoir et se mettre à définir toute l’écriture romanesque sous un angle dialectique. Si c’est votre cas, amusez-vous !

Le pouvoir et le décor

On l’a compris, le pouvoir est partout. Partout où des êtres humains (ou des extraterrestres, ou des vampires, ou des schtroumpfs) décident de vivre en groupe, ils vont tisser, même sans le souhaiter, des liens de pouvoir. Quelqu’un va finir par prendre davantage de décisions que les autres, un individu va gagner l’ascendant sur certains de ses proches, des relations dominants/dominés vont se mettre en place. Dès lors, intégrer la notion de pouvoir au décor d’une œuvre de fiction va de soi : il va se nicher partout, sans même qu’on y prenne garde.

Mais on peut tout de même constater que certains endroits ont une plus forte concentration de pouvoir politique que d’autres, et ils méritent d’être cités en exemple. Ainsi, les lieux où les décisions sont prises vont automatiquement représenter des éléments de décor idéaux pour examiner sous toutes les facettes le thème du pouvoir : un palais présidentiel ; un parlement et ses coulisses ; la salle du trône ; un tribunal ; un bureau de vote ; ou même simplement la mairie d’une petite commune. Situer tout ou partie d’une histoire dans un lieu comme celui-ci va presque obliger l’auteur à s’attaquer de manière frontale au thème du pouvoir.

Comme dans une termitière, les lieux de pouvoir sont peuplés d’individus qui entretiennent avec les prises de position des rapports spécifiques : certains sont au sommet de la hiérarchie, certains se voient confier une partie du pouvoir dans un domaine spécifique, certains conseillent ou renseignent mais n’exercent pas de pouvoir personnellement, certains ne sont que des exécutants, certains représentent l’opposition, etc…

Comme toujours, à ces lieux répondent des moments qui sont significatifs du point de vue de l’exploitation de ce thème en littérature. Le pouvoir s’inscrit au moins autant dans le temps que dans l’espace. Les périodes les plus fertiles d’un point de vue romanesque, ce sont celles où le pouvoir change de mains, que ce soit de manière forcée (guerre, révolution, coup d’État) ou en suivant les protocoles prévus (campagne électorale, succession, constituante). Examiner un pouvoir naissant, un pouvoir mourant, ou le passage de témoin entre les deux, c’est le meilleur choix pour qui souhaite traiter ce thème : ainsi, on peut explorer la forme que prend le pouvoir, les limites qui lui sont imposées, celles et ceux qui l’exercent, leurs motivations, etc…, le tout dans un moment de crise où tout peut potentiellement se construire, se transformer ou s’effondrer.

Les crises ne sont d’ailleurs pas limitées aux périodes de transition. La lente montée en puissance de la tyrannie peut servir de décor à n’importe quelle histoire (c’est d’ailleurs l’axe central de la prélogie Star Wars), de même que la lente reconstruction de la démocratie, après une période d’autoritarisme. Ces phases de l’évolution d’une société dans laquelle tout chancelle, le danger est omniprésent et tout est remis en question sont des toiles de fond idéales pour des romans. Se souvenir que derrière l’histoire de la rédemption d’un individu, « Les Misérables » de Victor Hugo, on trouve l’insurrection républicaine de 1832, à Paris.

Toute guerre aura probablement un aspect lié au pouvoir. Si, de manière frontale ou indirecte, vous comptez mettre en scène un conflit dans votre roman, vous serez bien inspiré de réfléchir aux enjeux de pouvoir qui sous-tendent celui-ci : qui règne, qui souhaite régner, qu’est-ce que chacun a à perdre ou à gagner sur le champ de bataille, et de quelle manière la forme et l’équilibre du pouvoir se transforment en raison de la guerre.

Au-delà de cette dimension spatiale et temporelle, intégrer le pouvoir dans le décor, c’est réfléchir à la manière dont celui-ci est organisé : comment les décisions sont prises, par qui, selon quelles contraintes, qui sont les dominants et les dominés, etc… Je consacrerai un article à cette question.

L’exercice du pouvoir peut également venir se loger dans les gestes de la vie ordinaire, si l’auteur le décide. Il peut être intéressant de se demander comment une culture en particulier prend les petites décisions qui jalonnent le quotidien, parce que ça en dit long sur les priorités d’une civilisation. Comment choisis-t-on un volontaire pour une corvée ? Comment établit-on la liste des courses ? Comment compose-t-on une équipe sportive ? Est-ce que ces décisions sont aléatoires, et si oui, quel générateur de hasard utilise-t-on ? Est-ce qu’elles sont le fruit d’une consultation ? Est-ce qu’un responsable est nommé, qui a toute latitude de décider jusqu’à ce qu’on lui retire ce privilège ? Est-ce que ça se règle par un combat ? De la danse ? Une battle de rap ?

Le pouvoir et le thème

Contrairement à la nourriture ou aux transports, des sujets sur lesquels je me suis penché dans d’autres billets, le pouvoir constitue un thème de roman en soit. Il s’agit même d’un thème si fertile, si foisonnant et si répandu dans la littérature qu’il peut prendre plusieurs formes, selon la manière dont on l’empoigne.

On peut choisir d’examiner le pouvoir de la manière la plus générale, en se penchant sur des personnages qui accèdent au pouvoir, l’exercent, le vivent, le perdent de manières différentes. C’est le cas des « Rois maudits » de Maurice Druon, par exemple.

Un thème corollaire du pouvoir, c’est celui de l’ambition. Comment naît-elle, comment se manifeste-t-elle, comment les personnages s’en servent pour réussir leur ascension sociale et conquérir le pouvoir, et que sacrifient-ils au passage ? La littérature est riche d’innombrables ouvrages qui explorent cette facette, comme par exemple « Le Rouge et le Noir » de Stendhal.

Partant de là, il n’y a qu’un pas à franchir sur un des sous-thèmes les plus populaires : la corruption du pouvoir. On connaît la maxime « le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument », et l’histoire romanesque foisonne de récits qui montrent des individus ordinaires, voire des êtres animés de nobles intentions, qui s’égarent en chemin et finissent par commettre des actes ignobles, enivrés qu’ils sont par le pouvoir. « Animal Farm » de George Orwell est un conte allégorique autour d’un groupe d’animaux qui se révoltent contre leurs maîtres humains, avant de recréer une société de plus en plus sinistre.

L’oppression constitue également un thème lié au pouvoir, et qui consiste à examiner une société qui nie les droits de ses citoyens et qui s’organise pour maintenir en place un système totalitaire qui ne profite qu’à une toute petite minorité de privilégiés. C’est le ferment de la littérature dystopique. À l’inverse, la littérature utopique, moins à la mode mais tout à fait digne d’intérêt, examine la proposition opposée : la tentative de créer une société idéale à l’épanouissement de l’humanité. J’y reviendrai.

Un roman peut s’intéresser à la légitimité du pouvoir. D’où vient-il ? Quelles sont ses fins ? Qu’en reste-t-il quand tout s’effondre ? Et si au fond rien de tout cela n’avait de sens et que les humains n’étaient que des prédateurs qui se cherchent des raisons de s’entredéchirer ? C’est la thèse des romans du « Trône de fer » de G.R.R. Martin.

Et si le véritable pouvoir était invisible ? Et si les vraies décisions étaient prises par des individus, des institutions inconnues du grand public, qu’il s’agirait de démasquer ? C’est le thème du pouvoir occulte, du pouvoir secret, cher à la fiction complotiste. Comment ces maîtres invisibles ont pu s’installer, quels sont les limites de leur champ d’action et que se passe-t-il une fois que l’on s’en débarrasse : voilà autant d’excellents sujets pour un roman.

Enfin, on peut choisir d’explorer le pouvoir sous un jour plus existentiel, en se demandant comment il est vécu par celles et ceux qui l’exercent. Il existe un concept qu’on appelle « la solitude du pouvoir », ce sentiment vécu par celles et ceux qui exercent des responsabilités, qui ont des subordonnés et qui prennent des décisions qui affectent de nombreuses personnes. Ces individus n’ont généralement personne à qui se confier, aucun pair avec qui discuter de leurs futures décisions, et cet isolement peut être lourd à porter, ce qui en fait un terrain de jeu parfait pour un auteur.

De manière plus générale, plus le pouvoir s’exerce à un haut niveau, plus les enjeux vont être élevés, et plus les choix vont être cornéliens. Faut-il sacrifier un individu pour en sauver cent, vaut-il mieux faire supprimer un homme ou prendre le risque qu’il révèle des secrets compromettants ? Faut-il choisir de suivre ses ambitions ou son cœur ? Ces décisions, dont chacune coûte au personnage central une part de son âme, peuvent constituer le thème central d’un roman.

Le pouvoir et l’intrigue

Si le pouvoir a une capacité de modeler l’intrigue d’une histoire, c’est principalement à travers les mécanismes de l’ascension et de la perte du pouvoir, qui peuvent constituer les points-clés de la structure d’un roman.

Au fond, tout cela n’est pas radicalement différent des constructions classiques de milliers d’histoires. Il suffit de se concentrer sur un protagoniste, ou sur un antagoniste, si celui-ci exerce davantage de poids sur l’intrigue, et de retracer l’évolution de son niveau de pouvoir.

La forme la plus simple est celle de la conquête : le personnage commence sans pouvoir et termine avec beaucoup de pouvoir. C’est plus ou moins le schéma adopté par T.H. White dans « The Once and Future King. » De nos jours, cette forme est généralement considérée comme un peu simpliste et peut être mélangée avec d’autres pour produire une forme moins monolitique et un résultat moins naïf.

La chute est son équivalent direct. Il s’agit de la situation où un personnage exerce un pouvoir au début de l’histoire, et le perd complètement en cours de route. C’est l’essence de la tragédie, où, le plus souvent, c’est l’hubris du personnage qui précipite sa chute. Je vous renvoie à la lecture du « Roi Lear » de Shakespeare pour un exemple connu.

Une histoire peut être plus mouvementée que les deux schémas exposés ci-dessus. Ainsi, un roman peut inclure d’abord la conquête du pouvoir, puis la chute. On en trouve un exemple poignant dans « L’homme qui voulut être roi » de Rudyard Kipling, une nouvelle où un aventurier britannique devient roi d’un peuple reculé d’Afghanistan, parce qu’il arrive à leur faire croire qu’il est immortel, et il est mis à mort lorsqu’il est démasqué.

À l’inverse, un roman peut naturellement inclure une structure où un personnage perd le pouvoir avant de le reconquérir : c’est le schéma de « Dune » de Frank Herbert, un roman qui a la réputation usurpée d’être compliqué mais qui repose sur une construction très classique.

Le pouvoir et les personnages

Un thème aussi vaste que le pouvoir, et qui joue un rôle si crucial dans les motivations des individus, est particulièrement pertinent à explorer à travers les personnages d’un roman. Leur rapport au pouvoir va, dans bien des cas, définir leur personnalité de manière encore bien plus déterminante que des marqueurs d’identité traditionnels tels que le genre ou l’origine sociale. D’une certaine manière, on pourrait dire que chaque personne peut se définir dans son rapport au pouvoir, et si c’est le cas, un auteur a intérêt à le faire de manière délibérée, à mener cette réflexion en toute conscience, plutôt que de laisser cet aspect se construire de lui-même par bribes.

Pour commencer, chaque individu possède une certaine mesure de pouvoir politique. La plupart d’entre nous n’en ont pas du tout, ou ne possèdent que les droits élémentaires des citoyennes et des citoyens, mais pas davantage. D’autre exercent des fonctions juridiques, exécutives, législatives au niveau local, régional, national ou international. Si c’est le cas de certains des personnages de vos romans, demandez-vous ce qui motive son engagement, ce que ça lui apporte sur le plan humain ou matériel, combien de temps ça lui réclame, ce qu’il a dû sacrifier pour en arriver là, etc…

Tous, nous avons un certain rapport au pouvoir. Pour la majorité des gens, il s’agit d’une sorte d’indifférence mêlée de scepticisme mou. Certains sont méfiants, voire ouvertement défiants vis-à.vis de l’autorité. Il y a également tous ceux qui luttent ouvertement contre le régime en place, des révolutionnaires ou des terroristes. Et puis de l’autre côté, on trouve des individus qui ont du respect, voire de l’admiration, pour les difficultés qu’implique l’exercice du pouvoir, et un cran plus loin, on trouve la masse des flagorneurs, des courtisans, qui vivent dans l’orbite des dirigeants et espèrent que leur adulation proclamée leur permettra d’obtenir des avantages ou de s’élever dans l’échelle sociale. Entre le terroriste et le collabo, demandez-vous où se situent chacun de vos personnages, et comment cette question les divise ou les réunit.

Et puis il y a toute la question du pouvoir informel. Certaines personnes sont naturellement douées pour guider des groupes et se faire obéir, ou en tout cas respecter. Des gens comme ceux-là, on les trouve même parmi les contestataires. La figure de l’individu qui est un leader-né mais qui hait toute forme d’autorité est aussi fascinante que celle du personnage qui a le pouvoir mais aucun talent pour l’exercer.

Variantes autour du pouvoir

Comment les gens organisent leur société? À cette question, la civilisation humaine a apporté énormément de questions. La politique-fiction, l’utopie et d’autres domaines littéraires en ont ajouté d’autres. Je passerai en vue certaines formes d’organisation de la société dans un futur billet.

Dans le cycle de « Fondation », Isaac Asimov met en scène un empire galactique capable de prédire les grandes évolutions de l’histoire future, et qui, pour échapper à une longue période de barbarie, constitue une fondation chargée de préserver le savoir de l’humanité.

Au-delà de ce qui pourrait ressembler à des expériences sociopolitiques un peu vaines, la science-fiction a également imaginé des alternatives politiques forgées par des nécessités catastrophiques, et qui forcent l’humanité à faire des choix monstrueux. Dans « La Servant écarlate », Margaret Atwood décrit un avenir où la fertilité humaine chute brutalement, et où une théocratie s’installe aux États-Unis, réduisant les femmes en esclavage dans le but officiel d’assurer l’avenir de l’espèce. Robert Heinlein, dans « Starship Troopers », met en scène une espèce humaine en guerre contre une race hostile d’insectes extraterrestres, et qui se transforme en état militariste, où un individu acquiert des droits de citoyens en s’enrôlant dans l’armée. Dans « Freedom TM » de Daniel Suarez, une intelligence artificielle prend le contrôle d’une planète Terre au bord du gouffre et guide les humains vers une utilisation rationnelle des ressources en mettant en place un système inspiré des MMORPG.

⏩ La semaine prochaine: Les formes du pouvoir

 

Les personnages: résumé

blog le petit plus

Comme j’ai pris l’habitude de le faire chaque fois que je clôt un chapitre sur ce blog, je rassemble ici tous les billets consacrés aux personnages que j’ai rédigé ces dernières semaines, en espérant que vous trouviez cela utile.

Bonne lecture et n’hésitez pas à me faire part de vos retours! ☺️

Première partie: Les personnages principaux

Deuxième partie: Les personnages secondaires

Troisième partie: Personnages – quelques astuces

Quatrième partie: Personnages – les outils

Cinquième partie: Le protagoniste

Sixième partie: L’antagoniste

Septième partie: Les partenaires de l’antagoniste