Augmenter les enjeux

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Déclarer, comme je l’ai fait dans la première partie de cette série, que les enjeux littéraires sont « les conséquences négatives de l’échec des protagonistes » peut fournir une indication trompeuse. En effet, en se basant sur cet énoncé, on pourrait croire que l’enjeu, c’est une situation pleinement connue dès le départ de l’histoire, et qu’il faut patienter jusqu’à la conclusion pour, dans un tournant final, savoir si nos protagonistes réussissent et échouent. Oui, parfois, c’est bien de cette manière que ça se passe, mais en général, les enjeux évoluent, se corsent, augmentent au fil de l’intrigue.

Pourquoi le faire ? Pourquoi ne pas se contenter de garder les enjeux de départ ? Parce que plus les enjeux seront élevés, plus l’implication émotionnelle des lecteurs va se renforcer, et plus glorieuse sera l’issue du roman si les protagonistes s’en sortent. Par ailleurs, modifier les enjeux, c’est introduire une surprise : ce que le lecteur tenait pour acquis n’est plus vrai, il est bousculé et s’inquiète pour la sécurité du protagoniste. Il y a tout à gagner à agir de la sorte.

C’est ce que j’ai appelé « la Loi de l’Escalade » lorsque j’ai évoqué les suites littéraires : non seulement les enjeux sont de plus en plus importants d’un tome à l’autre, comme on l’a vu à cette occasion, mais ils gagnent également en importance à l’intérieur d’un même volume. Afin d’y voir plus clair, je vous propose cette semaine quelques pistes qui doivent vous permettre d’augmenter les enjeux.

Les enjeux à épisodes

La première voie que j’évoque ici est aussi la moins bonne. C’est celle des romans picaresques ou des séries à épisodes. Dans ce genre de récits, parfois, on établit un enjeu de départ, et le protagoniste va ensuite connaître une série d’aventures, qui présentent chacune des enjeux secondaires, et qui toutes, l’approchent ou l’éloignent de l’enjeu principal.

On peut essentiellement procéder de deux manières différentes. Dans son cycle de « Dilvish le Damné », Roger Zelazny retrace, par le biais d’une série de nouvelles et d’un roman, la vengeance du personnage-titre contre le sorcier Jelerak. Chaque histoire raconte une aventure distincte, mais qui toutes approchent Dilvish de son objectif.

Autre angle d’attaque, celui de la série télé « The Mandalorian ». Celle-ci raconte, initialement en tout cas, le voyage d’un mercenaire qui a fait vœu de protéger un enfant et de trouver des gens qui pourraient le recueillir. La structure ressemble à celle de « Dilvish le Damné », mais chaque épisode est davantage imbriqué dans le précédent que dans le cycle de Zelazny. Essentiellement, à chaque fois que le Mandalorien pense avoir trouvé une solution à son problème, il doit s’acquitter d’une tâche ou triompher d’un péril supplémentaire, ce qui fait qu’il semble perpétuellement s’éloigner de l’enjeu.

Si ces approches existent, c’est en raison des exigences formelles d’une série fractionnée en divers épisodes. Elles donnent de bons résultats dans ce cadre, mais il s’agit d’une manière médiocre d’augmenter les enjeux : le lecteur a plutôt une impression de stagnation, voire que la résolution finale de l’intrigue s’éloigne de plus en plus. Dans un roman fait pour être lu d’une seule traite, je vous suggère de procéder d’une autre manière.

Les enjeux-gigogne

Variante des enjeux à épisodes, ce que j’appelle « enjeux-gigogne » sont des enjeux qui sont contenus dans des enjeux plus grands, eux-mêmes contenus dans des enjeux plus grands, et ainsi de suite. Ce que le protagoniste prend initialement pour les enjeux de l’histoire n’en forment en fait qu’une petite partie, et en poursuivant ses aventures, il réalise qu’il fait en réalité face à des enjeux bien plus larges. Les enjeux semblent augmenter, même si en réalité, c’est uniquement notre perception de ceux-ci qui s’affine.

Prenez l’exemple d’un petit village qui se fait régulièrement mettre à sac par des bandits. Notre protagoniste, un jeune guerrier, parvient à vaincre le chef des brigands, mais ce faisant, il réalise que celui-ci est à la solde de la capitaine d’une armée, qui cherche à assoir sa domination sur toute la région. Progressivement, il prend conscience que celle-ci n’est elle-même qu’un rouage dans le plan d’un roi-sorcier, qui souhaite exterminer des milliers d’âmes afin de lancer un sortilège qui lui donnera la vie éternelle. Ce n’est sans doute pas l’intrigue la plus originale qui soit, mais elle permet de comprendre cette mécanique en forme de poupées russes : d’une certaine manière, ruiner les plans du roi-sorcier est le véritable enjeu du roman, même si le protagoniste et le lecteur l’ignorent au départ du livre, mais la lutte contre la capitaine et celle contre le chef des brigands représentent des aspects particuliers de cet enjeu, qui forment eux-mêmes des mini-enjeux temporaires pour le récit.

Cela fonctionne d’ailleurs tout aussi bien pour un roman existentiel. Au début de l’histoire, le protagoniste souffre de maux de tête qui l’empêchent de se concentrer et de poursuivre un projet professionnel qu’il doit rendre dans des délais très courts. Lorsque la douleur s’accentue, il découvre qu’il est atteint d’une maladie grave et qu’il doit subir une opération de toute urgence. Après l’échec de la procédure, le roman dévoile son véritable enjeu, qui contient les deux précédents : la manière dont un individu fait face à la mort.

Renforcer l’implication

C’est un cliché mais ça marche. Une manière d’augmenter les enjeux, c’est de les rendre de plus en plus personnels. Au début, le héros se bat pour son pays, puis c’est son village natal qui est pris pour cible, et à la fin le méchant capture sa fiancée et menace de l’exécuter s’il ne capitule pas. Il se sent de plus en plus menacé, les enjeux personnels sont de plus en plus tangibles, et la charge émotionnelle de l’histoire est croissante.

Suivre les aventures d’un pompier qui tente de sauver un maximum de gens dans un village à la merci d’une coulée de boue dévastatrice, c’est palpitant. S’il a de bonnes raisons de penser que son fils est allé faire un tour à bicyclette dans la zone inondée, l’affaire prend une dimension bien supérieure.

Là, je vous renvoie à la lecture de l’article où j’explique comment établir une connexion entre le protagoniste et les enjeux. Oui, rendre les choses de plus en plus personnelles, ça fonctionne, mais cela réclame du travail pour que le lecteur se soucie de ce qui est en train de se passer. Il s’en fichera pas mal que la tante du héros soit en danger de mort s’il ne la connait pas et n’en a jamais entendu parler. Dans le film « L’Ascension de Skywalker », on trouve un bon exemple de tentative ratée de renforcement de l’implication des enjeux. Pour montrer à quel point ils sont déterminés, les méchants décident de pulvériser une planète à laquelle les protagonistes sont attachés – mais en réalité, leur cible est un monde sur lequel l’action du film s’est attardée moins d’une dizaine de minutes et auquel ni les héros, ni les spectateurs n’ont eu le temps de s’attacher.

Le sacrifice

Dernière approche pour augmenter les enjeux d’un récit : le protagoniste se sacrifie. Afin d’atteindre les enjeux du roman, il renonce à tout jamais à quelque chose qui lui tient à cœur. Pour que cela compte comme un sacrifice, il doit s’agir d’un choix, et celui-ci doit être irréversible. La chose perdue l’est pour toujours. Cela peut représenter un tournant émotionnel d’une histoire.

Comment Aron Ralston est parvenu à quitter en vie le canyon où un éboulement l’avait emprisonné ? Vous le savez si vous avez lu son livre ou vu le film « 127 heures » : il s’est scié le bras. Voilà un exemple très parlant d’un protagoniste qui commet un sacrifice pour atteindre ses enjeux. L’enjeu, c’est la survie, le sacrifice, c’est l’amputation.

Voilà qui donne une bonne mesure de la marge qui s’offre à vous en tant qu’auteur, lorsque vous décidez que votre personnage principal a mérité de souffrir et qu’il va devoir faire un sacrifice. Elle peut être exprimée en une proposition simple : si l’enjeu d’un roman constitue les pires conséquences négatives imaginables de l’échec des protagonistes, quel serait la deuxième chose la plus grave qui pourrait arriver ? Voilà ce qui doit être sacrifié. Plus le sacrifice est grand, plus la charge émotionnelle est élevée, plus le roman est poignant.

Pour refermer le trou de ver qui menace d’engloutir le système solaire, notre héros rentre dans la faille spatiale et la referme de l’intérieur, après avoir tenté toutes les autres approches : il sacrifie donc sa vie pour sauver l’espèce humaine ; dans une histoire d’horreur, face aux démons qui peuplent une maison hantée, notre héroïne choisit de sacrifier sa santé mentale plutôt que de se laisser dévorer l’âme ; afin de livrer les médicaments au petit village au fond de la jungle, les membres de la compagnie Bravo font face à un feu nourri – ils choisissent de foncer contre les tirs ennemis pour donner à l’un d’entre eux la chance de remplir la mission.

Ça ne doit pas nécessairement être une question de vie ou de mort. Dans une romance, les parents de l’héroïne menacent de lui couper les vivres si elle ne renonce pas sur le champ à sa relation avec sa copine. Si elle souhaite vivre son histoire d’amour, elle doit donc renoncer à la sécurité matérielle, à ses études et à une partie de ses projets d’avenir. Dans les derniers chapitres d’une telle histoire, quand la romance se complique et que notre héroïne doit reconquérir la femme qu’elle aime, les enjeux sont exacerbés par ce sacrifice : si elle échoue, elle aura tout perdu, sans rien gagner.

8 réflexions sur “Augmenter les enjeux

  1. Alors, c’est un sujet très intéressant, mais je me permets une critique : tu confonds et mélanges dans cet article les enjeux et les obstacles (or c’est justement important de distinguer les deux). Se battre pour son village, pour son pays puis pour le monde, c’est bien une évolution d’enjeu. Se battre contre un rat, un soldat puis un dragon, c’est une évolution d’obstacles. Priver le héros de son équipement, c’est augmenter les obstacles. Souvent, c’est lié : les obstacles augmentent car les enjeux augmentent. Mais justement, beaucoup d’auteurs qui mélangent les deux notions pensent qu’ils ont augmenté les enjeux alors qu’ils n’ont augmenté que les obstacles. Ce n’est pas la même chose : les obstacles se dressent entre le héros et un enjeu positif (un trésor, par exemple) ou l’empêchement d’un enjeu négatif (le sorcier qui domine le monde, par exemple).
    🙂

    Aimé par 1 personne

  2. Merci pour cet article. Je lirai ceux qui y sont attachés.
    J’ajouterai juste que si l’enjeu final n’est pas l’initial, n’est-il pas préférable de distiller certains indices du dernier enjeu pour éviter l’effet : ça tombe comme un cheveux dans la soupe ?

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