Critique : Damned – La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough

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Tout le monde croyait que Woodgate Middlesbrough, hors-la-loi légendaire du far-west, avait passé l’arme à gauche, mais les circonstances le forcent à révéler qu’il est bel et bien en vie, et à participer à une mystérieuse machination ourdie par le puissant et excentrique comte Archibast Hard, qui vont lui faire croiser le colt avec d’autres fines gachettes dans une partie de chasse-à-l’homme sans pitié.

Titre : La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough

Auteur : Neville Lucky

Editeur : Nouvelles éditions Humus

Oui, je sais, je vous ai dit que je n’allais plus publier de critiques sur ce site. J’espère que vous n’avez pas pris ça trop au sérieux. De temps en temps, je compte tout de même m’attarder un peu plus sur une publication ou une autre que je ne le fais sur Babelio. C’est ce que je vous propose ici, avec un arrêt sur image consacré à un projet original et intéressant.

Lancé par les Nouvelles éditions Humus, à Lausanne, le projet « Damned » a immédiatement suscité mon enthousiasme. Le concept en deux mots : proposer aux lectrices et lecteurs, chaque mois de 2023, une ragaillardissante novella pulp, par abonnement. Forcément, j’y ai souscrit, et depuis, je retrouve dans ma boîte aux lettres, à chaque nouvelle lune, un récit de zombies, de détectives ou même une bédé, dans un format pratique, naturellement imprimé sur du mauvais papier avec des couvertures très réussies mais aux couleurs criardes. Bref, chaque mois, Humus est de retour avec sa sous-culture. Ouais, sauf que c’est eux le futur.

Si on peut en juger par les premières publications que j’ai eu le bonheur de consulter, on a ici affaire à des récits qui plantent leurs racines dans le terreau original de la fiction pulp, des aventures bon marché, riches en rebondissements et en frissons, qui s’étalent sur plusieurs genres différents de la littérature populaire. De quoi passer un moment de littérature agréable lors d’un trajet en transports en commun, par exemple. Le dosage qui a la préférence d’Humus est plutôt corsé : certains des récits proposés misent gros sur le mauvais goût, l’esprit punk et destroy, et piétinent de manière réjouissante bienséance et bons sentiments.

A ce titre, « La dernière chasse de Woodgate Middlesbrough » ferait presque figure de récit classique, en ce sens qu’il ne s’ébat pas avec délice dans le mauvais goût. Mais cette fresque western crépusculaire est tout de même pétrie de fiel et de mauvaises intentions. Signée par Neville Lucky, l’âme damnée du magazine Pulper Hearts, un orfèvre des récits pulp bien léchés, on a affaire à un récit du far-west d’une efficacité horlogère, une série d’engrenages dans lesquels les protagonistes mettent le doigt avant de s’y laisser irrémédiablement entraîner. La plupart d’entre eux en ressortent broyés, naturellement.

Le plus enthousiasmant avec ce récit, c’est qu’il est basé sur une idée très solide, particulièrement bien exploitée, avec une tension qui ne retombe jamais, des rebondissements, des retournements de situation, au point qu’on en ressort frustré que le récit soit si court. On aurait voulu des péripéties supplémentaires, et passer davantage de temps avec les personnages secondaires. D’un autre côté, la briéveté de la novella permet à l’auteur de faire accepter au lecteur un certain nombre de poncifs qui sont efficaces et même charmants sous cette forme, mais qui pourraient lasser dans un format étendu. Au final, c’est donc probablement la longueur idéale. Ainsi, on se congratule d’être parvenu à deviner certains coups de théâtre, plutôt que de reprocher à l’auteur de ne pas avoir plus conscienscieusement dissimulé ses traces.

Une autre joie de « La dernière chasse », c’est, caché sous une trame classique, l’excentricité absolue qui, souvent, vient se cacher sous les détails. Ainsi, le récit est traversé par un aréopage de personnages hauts en couleurs, qui, tous, pourraient en être le protagoniste de leur propre histoire. Chacun a un nom si invraisemblable qu’il ferait rougir même Charles Dickens. Quant aux titres des chapitres, chacun d’entre eux ferait très bonne figure en-haut de l’affiche d’un western spaghetti, et génère un suspense qui appelle irrésistiblement à la lecture.

« Damned », saison 2023, ne fait que commencer, et comporte deux autres histoires de Neville Lucky, une persective qui à elle seule justifie le – très raisonnable – prix de l’abonnement.

Les critiques déménagent

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Evidemment, c’est plus comme avant. Une petite note pour mettre au courant celles et ceux qui le souhaiteraient que, sauf exception, je ne vais plus publier ici les critiques des livres que je lis. Sans doute trop longues et trop détaillées, voire hors-sujet, elles me prenaient trop de temps et n’intéressaient pas les lectrices et lecteurs de ce site. A la place, je vais rédiger des compte-rendus bien plus courts que je posterai directement sur Babelio.

Si, pour une raison ou pour une autre, vous souhaitez les lire, vous les trouverez ici. Le cas échéant, je dérogerai à cette règle dans des cas exceptionnels, pour parler des potes ou de projets singuliers. Ou alors je ferai tout le contraire de ce que j’annonce, vous savez comme je suis.

Critique : Ciel de cendres

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C’est la conclusion d’un âpre combat entre les enfants d’Aliel et ceux d’Orga. Dans ce final de la saga, la dévastation ravage la Nivlande et les enjeux atteignent un niveau encore inédit.

Disculpeur : Sara est une amie.

Titre : Les Enfants d’Aliel tome 5 – Ciel de cendres

Autrice : Sara Schneider

Editions : Le Chien qui pense (ebook)

Conclure une saga de fantasy, je me permets de poser la question de manière un peu provocatrice, est-ce si compliqué que ça ? Mettez-vous dans la peau de Sara Schneider. Vous avez signé quatre tomes salués pour leur très haute qualité, vous avez engendré des personnages mémorables et mettez en scène une situation dramatique qui, comme le veut la règle des cinq actes, semble avoir atteint son paroxysme dans la quatrième partie. Désormais, il ne vous reste plus qu’à vous consacrer au dénouement, et ça n’est pas si difficile, en fin de compte : offrez au lecteur ce qu’il réclame, donnez à chaque personnage le point final ou les points de suspension dont il a besoin, racontez le dénouement de votre récit avec émotion et sincérité. Si vous y êtes arrivés jusqu’ici, cette dernière étape n’est qu’une formalité. Personne ne vous en voudra si ça n’est pas très original.

Ce n’est pas du tout le choix qu’a fait Sara Schneider.

« Ciel de cendres », l’ultime volume de la série « Les Enfants d’Aliel », est, par bien des aspects, plus ambitieux, plus inventif que nécessaire. En tant que lecteur qui a apprécié et suivi avec beaucoup d’intérêt les tomes précédents, j’aurais applaudi sans réserve si l’autrice nous avait balancé une grande bataille finale, des moments de souffrance et de triomphe, des retrouvailles et de l’émotion. Je n’en réclamais pas plus : en général, arrivé au cinquième tome, l’essentiel de la construction dramaturgique et de l’élaboration du décor est achevé depuis belle lurette, il n’y a plus qu’à passer à la récolte de tout ce qu’on a patiemment ensemencé. Ici, Sara ne se contente pas de ça. Jusqu’au bout, elle se montre inventive. Jusqu’au bout, elle veut nous surprendre.

Je le dis ici, mais je vais le répéter : ce dernier volume est une grande réussite, même si ce n’est pas du tout pour les raisons que j’attendais. Il coche toutes les cases que le lecteur fidèle espère, mais il le fait en n’étant jamais là où on l’attend.

Est-ce que ça veut dire que je suis toujours convaincu par les choix qui sont faits ? Non, mais il y a toujours un aspect qui me séduit, même dans les passages où j’ai des doutes. Un petit exemple : le roman s’ouvre par une séquence centrée sur un personnage qu’on avait laissé sur le bord du chemin, et qui vit ses propres défis de son côté, face à des adversaires complètement nouveaux. Est-ce que c’est ça que j’avais envie de lire, après les coups de théâtre de la fin du quatrième tome ? Pas vraiment. En plus, cette partie du livre ne présente pas des enjeux très élevés et ressemble à une longue digression qui ne mène pas à grand chose. C’est presque un roman dans le roman, ce qui parfois a suscité chez moi une certaine impatience de retrouver le fil de l’histoire. Cela dit, cette phase offre les plus belles scènes d’action et le récit de combat le plus poignant de toute la saga, ce qui fait que le roman reste haletant, étouffant les réserves que l’on pourrait formuler, à la seule force du talent.

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C’est, en miniature, un aperçu du roman, qui ose constamment des choses inédites, quitte à prendre le lecteur à rebrousse-poils. Est-ce qu’en lisant le tome 1, on aurait imaginé qu’à un moment, on tomberait sur une scène qui ressemble à un combat de kaiju ? Absolument pas. De la même manière, et avec énormément de sagesse, Sara Schneider fait l’impasse sur la grande bataille finale – celle-ci a déjà eu lieu dans le tome précédent – et préfère consacrer l’essentiel du récit à des scènes de dévastation. C’est un film catastrophe doublé d’une sorte de cauchemar sociologique, alors que toute une société s’effondre sous nos yeux. Comme ça avait déjà été le cas dans « Le Porteur d’espoir », tout cela est vu d’en-bas, par les civils, et offre certaines des pages les plus bouleversantes de la saga.

L’audace, ça paye. C’est la morale de l’histoire. En tout cas du point de vue du lecteur. L’illustration la plus convaincante se loge dans l’épilogue, où Sara Schneider décide de piétiner les attentes et de ne pas offrir au lecteur les ronronnements tranquilles qu’il espère après la conclusion de l’histoire. A la place, elle nous propose le genre de scène que jamais je n’aurais imaginé lire dans les dernières pages d’une saga au long cours. Est-ce que c’est ce que j’avais envie de lire ? Pas du tout. Est-ce que j’ai fait la grimace ? Absolument. Mais l’audace stupéfiante de ce choix m’a soufflé, et je pense que se permettre ce genre de choses, c’est ce qui va au final assurer la place des « Enfants d’Aliel » dans les annales du genre.

Une petite réserve toutefois. Tout à la fin du quatrième tome, la sinistre Orga avait possédé un des personnages du camp des protagonistes. Il faut bien comprendre ce que ça veut dire : imaginez que Hitler, ou Satan, ait volé le corps d’un de vos meilleurs amis. On imagine l’angoisse et les dilemmes que cela pose. J’attendais beaucoup de cet élément d’intrigue, mais au final, l’idée est assez peu exploitée, peut-être parce qu’on ne connaît pas si bien le personnage en question, qui était jusque là un peu resté en retrait. Pendant toute la lecture de ce roman, je me suis imaginé ce que ça aurait donné si c’était Lilas qui avait été dans cette situation, et je crois que ça aurait rendu le livre encore meilleur.

Enfin voilà, je cherche la petite bête, c’est toute l’idée de ce genre de critiques. Mais au final, « Les Enfants d’Aliel » est un triomphe, et ce cinquième tome en est un exemple supplémentaire. Si ce n’est pas encore fait, ruez-vous sur cette lecture.

A toutes fins utiles, vous retrouvez ici mes critiques des tomes précédents :

Le Grand éveil

Le Cheval de feu

Mâchoires d’écume

Le Porteur d’espoir

Critique : Les Tombeaux d’Atuan

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De l’enfance au début de l’âge adulte, la trajectoire d’Arha, forcée dès son plus jeune âge de devenir l’unique prêtresse d’une religion sans fidèles, cloîtrée dans un lieu reculé de l’île d’Atuan, sur le monde de Terremer, et dont la rencontre avec un voleur va bouleverser sa vie.

Titre : Les Tombeaux d’Atuan

Autrice : Ursula K. Le Guin (traduction Philippe Hupp)

Editeur : Le Livre de poche (ebook)

Comment écrire la suite d’un livre quand on n’a pas planifié d’en écrire une ? On serait bien inspiré d’imiter l’exemple d’Ursula K. Le Guin avec ce deuxième roman de la série « Terremer ».

Dans le premier volume, l’autrice nous faisait miroiter que son personnage principal, le magicien Epervier, était promis à une existence jalonnée de moments exceptionnels, mais le récit s’interrompait bien avant la plupart de ceux que son narrateur avait rapidement esquissé. Dans ces circonstances, la voie paraissait toute tracée : il suffisait de continuer là où le tome 1 s’était interrompu, et de servir aux lectrices et aux lecteurs une nouvelle fournée d’aventures à travers l’archipel de Terremer, jalonnée de tours de magie et de contemplations maussades sur l’existence humaine. Franchement, ça s’écrit tout seul.

Le Guin n’a pas fait ça du tout. Ce qu’elle a fait, c’est de prendre le premier roman et de le retourner comme une chaussette.

Alors que « Le Sorcier de Terremer » racontait les premières années de la vie d’un jeune homme, « Les Tombeaux d’Atuan » fait de même, mais avec une jeune femme ; le premier se déroulait dans un univers masculin, tout en liberté, le second dans un univers féminin, où tout est contrainte ; le premier nous emmenait dans une série de voyages dépaysants à travers des îles très variées, le second se passe presque intégralement dans un lieu clos ; le premier nous présentait un monde sans dieux où la magie était omniprésente, le second un monde sans magie où la religion est partout ; le premier racontait le conflit d’un individu contre sa propre arrogance, le second la libération face à une tradition séculaire. Ce faisant, l’autrice confère à son monde de Terremer une profondeur insoupçonnée, et nous le dévoile comme un instrument capable de raconter toutes sortes d’histoires différentes. Comme sa protagoniste, elle refuse de faire ce qu’on attend d’elle et rejette toutes les contraintes, même celles qu’elle aurait pu s’imposer à elle-même.

Vess-Atuan

« Les Tombeaux d’Atuan » est un roman feutré, renfermé sur lui-même, avec peu de lieux et peu de personnages. On n’aurait aucune peine à en tirer une pièce de théâtre, c’est d’ailleurs selon moi stupéfiant que ça ne soit pas le cas, tant ça serait facile et conduirait vraisemblablement à un résultat intéressant. Il y a beaucoup de dialogues, les décors sont toujours un peu les mêmes, et l’autrice fait preuve de tant de minimalisme et met un tel point d’honneur à distinguer différentes qualités de silence et à contraster profodnes ténèbres et glorieuse lumière qu’on croirait qu’elle est une inconditionnelle de Peter Brook.

Il est particulièrement intéressant de retrouver ici Epervier, le personnage principal du « Sorcier de Terremer », dans un rôle secondaire, plus mûr et plus serein que lorsque nous l’avons quitté. Ironiquement, Ursula K. Le Guin lui offre ici le prolongement de ses aventures esquissé dans le premier volume, mais plutôt que de lui faire vivre des aventures épiques, il joue ici un rôle peu glorieux, et ses hauts-faits nous sont racontés indirectement, comme un pied-de-nez à nos attentes de lecteur. S’il est là, c’est surtout pour jouer le rôle du catalyseur dans les changements que traverse Arha. Certains critiques ont regretté que celle-ci ait besoin de l’intervention d’un personnage masculin pour traverser cette étape-clé de son existence, mais selon moi elle reste à tous moments aux commandes de sa propre trajectoire, et son tempérament comme ses valeurs sont bien trempés et en font une protagoniste complexe et qui ne doit rien à personne, peut-être davantage que son homologue masculin.

« Les Tombeaux d’Atuan » constitue le modèle à suivre pour une suite réussie dans la littérature de l’imaginaire. C’est peut-être bien la suite la plus réussie de l’histoire de la fantasy. Le roman est l’égal du premier par la qualité, mais différe de lui en toute chose ou presque, et étend ainsi l’univers esthétique de Terremer bien au-delà de ce qu’on pouvait soupçonner. Considéré comme une oeuvre à part entière, c’est un livre qui happe le lecteur, qui, une fois le volume refermé, emportera toujours un peu de son silence et de ses ténèbres avec lui.

Critique : Le Sorcier de Terremer

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De l’enfance à l’âge adulte, la trajectoire d’un apprenti magicien, surnommé Epervier, qui va, par arrogance, libérer dans le monde insulaire de Terremer une créature du néant qu’il va finir par poursuivre à travers le globe.

Titre : Le Sorcier de Terremer

Autrice : Ursula K. Le Guin (traduction Philippe Hupp)

Editeur : Le Livre de poche (ebook)

Depuis longtemps, je nourris le projet, sur ce site, d’évoquer les classiques de la fantasy. Bien souvent, lorsque j’évoque le genre avec des individus qui s’en disent amateurs, je constate qu’ils connaissent bien les oeuvres des trente dernières années, mais qu’ils n’ont jamais lu les classiques. C’est dommage, et c’est pourquoi je suis tenté d’écrire des billets sur les oeuvres de Lord Dunsany, Fritz Leiber, Robert Howard, Poul Anderson, Tanith Lee, Michael Moorcock, Jack Vance, Roger Zelazny, etc… Dans les faits, cependant, il faut bien que j’admette que mes critiques ne sont pratiquement lues par personne, et qu’un tel projet ne justifierait pas l’énergie que j’y mettrais.

Par ailleurs, j’ai moi aussi énormément de lacunes, et je ne suis pas une référence dans ce domaine. Dans le but de parfaire ma culture générale, j’ai donc décidé, sur un coup de tête, de me plonger dans un ouvrage qui est considéré comme un classique du genre, et que je n’avais jamais abordé : Le Sorcier de Terremer, d’Ursula K. Le Guin.

C’est un chef d’oeuvre. Je ne classe pas les livres, mais si je le faisais, ce roman serait allé se loger, avant même que j’en achève la lecture, dans les hauteurs de tous mes classements personnels. Il me paraît bien cruel que ce livre ait existé pendant toute ma longue vie sans que je m’y plonge. Enfin voilà, c’est fait.

Le récit nous présente une partie de la vie d’un personnage dont l’autrice nous raconte d’emblée qu’il va connaître une trajectoire illustre (dont l’essentiel n’est d’ailleurs pas inclu dans ce volume, et que Le Guin n’avait aucune intention d’explorer davantage à l’époque). On le découvre petit garçon, gardien de chèvre sur l’île de Gont, puis dans ses premiers tâtonnements de sorcier, lors de son apprentissage dans une école de magie, et enfin dans les années qui suivent son enseignement, où il va longuement payer une erreur commise en raison de son arrogance. C’est à la fois un bildungsroman, un récit initiatique et une fable sur l’hubris et la manière dont un individu peut parvenir à dompter ses démons intérieurs. Certains ont voulu y voir un précurseur des aventures de Harry Potter, sans doute parce qu’il y a une école de magie dans « Le Sorcier de Terremer », mais ni l’un, ni l’autre n’ont inventé ce concept et les deux oeuvres ont finalement très peu de choses en commun.

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Parmi les tours de force du roman, son protagoniste, Epervier, ou Ged, un jeune homme difficile à aimer : arrogant et revanchard dès qu’il s’initie à la magie et dévoile tout son talent pour cette discipline, il devient progressivement amer et se referme sur lui-même, et ce n’est qu’à la fin du roman qu’il finit par découvrir qui il est et comment il fonctionne, et conquiert ses défauts les plus rédhibitoires. Entre les mains d’une autrice moins talentueuse, on aurait tôt fait de décrocher de ce roman au coeur duquel vient se loger un personnage si désagréable, mais elle parvient à nous attacher à sa destinée malgré tout, parce qu’on parvient toujours à comprendre ce qui l’anime, et qu’il finit par être la principale victime de sa prétention.

Le style du « Sorcier de Terremer » diffère des romans contemporains de fantasy (comme d’ailleurs de ceux publiés à l’époque). Le récit est écrit comme une fable, ou comme une chronique médiévale. L’autrice ne souligne aucun effet et s’interdit de s’apesantir sur les émotions ressenties par les personnages. Elle laisse parler les faits, souvent avec une certaine distance, et s’autorise des raccourcis où des événements qui auraient pu occuper des chapitres entiers sont résumés, voire expliqués par un narrateur omniscient qui peut paraître expéditif. Le résultat, c’est un récit très dense, où chaque chapitre nous plonge dans une situation nouvelle, et où le lecteur finit malgré tout par s’attacher aux personnages et aux lieux, une fois qu’il est parvenu à domestiquer les codes du roman.

Ce choix stylistique a un autre effet : il confère au livre un vernis de classicisme, qui dissimule avec effronterie son originalité et son caractère iconoclaste. Ici, rien n’est comme dans les classiques de la fantasy qui ont précédé Terremer, et à dire vrai, l’oeuvre est si singulière qu’elle détonnerait même si elle paraissait aujourd’hui. Ici, pas de grands continent semé de montagnes et de vastes prairies, mais un éparpillement d’îles ; pas de chevaux, mais des bateaux ; aucun des personnages principaux n’est un homme blanc ; on n’empoigne pas d’épée, d’ailleurs, on ne se sert pas de la violence pour régler les conflits. Quant à la magie, qui est par bien des aspects au centre de l’action, elle est à la fois traditionnelle et singulière, juste assez expliquée pour nous faire comprendre ses limites, juste assez mystérieuse pour qu’elle ne finisse pas par ressembler à de la mécanique.

Encore deux mots des derniers chapitres, où le récit prend quelques distances avec ce qui précède, du point de vue du style comme de celui du rythme. L’action se fait plus lente, les enjeux plus vifs, et les pages se peuplent d’une profonde mélancolie, alors que les personnages semblent disparaître au coeur d’un monde qui les dépasse, rappelant par moment la poésie d’un Robert Frost ou les romans de Charles Ferdinand Ramuz.